ATHENES / La cité divisée, sur la notion de stasis
Ce texte évoque la stasis grec, qui est la déchirure ou le conflit organisé en politique et qui est à la base de ce qu'on appelle l'Etat et qui émergea à Athènes en 403, lors de l'amnistie des trente dictateurs arrivé au pouvoir en 405 et dont Platon était proche. La stasis, c'est l'équilibre des force ou le fait qu'une déchirure dans la société soit organisée par un état. Paris8philo
par Antoine Robitaille
Faudrait-il oublier? Pour se réconcilier, pour former une nation unie? Ces questions dérangent, surtout en ce siècle peuplé de massacres épouvantables. Un siècle où, en réaction à la violence
déchaînée, l'on fit de la mémoire l'antidote du mal; pour que l'humanité ne retombe plus jamais dans la barbarie. Et c'est à l'oubli qu'on impute constamment les nouvelles manifestations du mal
humain. «La Bosnie prouve qu'on a oublié Auschwitz», entend-on. «Connaître l'histoire pour ne pas la reproduire», répète-t-on aussi. Idée courante, brandie au premier chef - et avec raison - par
ceux qui émergent d'un massacre. Mais aussi lorsqu'on propose de redéfinir un «curriculum», comme ce fut le cas au Québec récemment, pour le rapprocher du devoir de mémoire qu'exprime la devise
nationale.
Or l'oubli, en 403 avant notre ère, fut à la base d'une stratégie athénienne visant à refaire l'unité de la cité. Athènes, cité politique par excellence (là où l'on «inventa le politique») fit ce choix déconcertant, après une guerre civile qui permit aux démocrates de reprendre le pouvoir, d'obliger les citoyens à prêter le serment de «ne pas rappeler les maux du passé».
A la suite de la victoire de Sparte sur Athènes, en 405 avant J.-C., trente tyrans avaient régné sans partage sur Athènes. Le retour de la démocratie en 403 s'accompagne du serment de l'oubli. Le moment historique était trop puissant pour ne pas inspirer une Européenne, dont le continent (coïncidence?) a justement travaillé, depuis 50 ans, à surmonter les stigmates de nombreux et terribles conflits. Européenne, mais surtout Française et helléniste, Nicole Loraux.
Mais on s'insurge. L'oubli n'est-il pas paresseux? Ne passe-t-on pas le plus clair de notre temps à lutter contre cette «faculté qui oublie»? Ne souhaite-t-on pas ardemment «transmettre» un héritage à nos enfants. Ne travaille-t-on pas tous à laisser des traces. Ne s'angoisse-t-on pas à penser que notre moi «Sombrera dans l'oubli»; que notre peuple, culture, etc. «pourraient disparaître».
En revanche, avouons aussi que l'on fait parfois tout pour effacer nos mauvais coups, nos luttes douloureuses. Cette mémoire, qu'on glorifie souvent, on souhaite parfois, en partie, qu'elle ne survive pas. Amnésie sélective.
Aujourd'hui, des groupes de victimes forcent des chefs d'Etat, des assemblées législatives, et même le pape, à faire des mea-culpa historiques. Mémoire volontaire, obligée, forcée, où s'institutionnalise l'idée qu'on ne peut oublier impunément. Et que des réparations, parfois, s'imposent.
A Athènes, explique Nicole Loraux, c'est le souvenir même de la «division devenue déchirure», stasis en grec, qu'on voulait éliminer. Il y avait, dans la stratégie de l'oubli conçue par les démocrates, non seulement une volonté pragmatique de stabilité, mais une réelle générosité dans le geste, envers des égaux. L'amnistie de 403 est un des premiers actes officiels du genre en Occident.
Amnistie, démocratie: la rime est évidente et Loraux la fait résonner. Drôles de vainqueurs que ceux qui décident d'oublier leur victoire pour refaire l'unité de leur cité. En fait, c'est un peu ce démocrate victorieux, lors d'une soirée électorale, qui félicite son adversaire et passe l'éponge sur les vacheries dites.
Mais à Athènes, quelle sorte d'oubli? Sûrement pas un oubli révolutionnaire. «Du passé faisons table rase.» Cet oubli qui rejette avant tout un héritage et une tradition, considérés comme contraignants. «Notre histoire n'est pas notre code», disait Rabaut St-Etienne à la Convention. Au Québec, les Révolutionnaires tranquilles ne disaient-ils pas, à toute fin pratique, la même chose? Le passé dans cette perspective? Un. corset duquel seule une rupture radicale peut nous délivrer. Le serment de 403 n'était pas de ce type.
Evidemment, je cède ici à ce que Nicole Loraux appelle «le démon de l'analogie». Y résister, pour elle, constitue une «distanciation méthodique» nécessaire, imposée. A deux endroits dans son texte pourtant, l'auteure laisse celle-ci brièvement tomber pour comparer passé et présent. Elle termine même son livre en disant que «pour penser ce présent d'incertitudes qui est le nôtre, la lointaine histoire de la démocratie athénienne constitue un précieux terrain d'expérimentation».
La leçon d'Athènes? Elle est complexe. Nicole Loraux nous le suggère par son parcours fait de considérations historiques, philologiques et épistémologiques. (Elle critique notamment une certaine anthropologie qui, en négligeant les événements, aurait occulté le politique à Athènes, lacune à laquelle son projet historique veut répondre.)
Contrairement à l'oubli de type révolutionnaire, proprement moderne, le décret de 403 des Athéniens s'inscrit dans une tradition. Celle de la méfiance face à la division sociale, le conflit, la stasis, encore. Stasis, conflit des partis, des clans, qui fait des ravages non seulement dans le social, mais qui finit par faire pourrir l'ordre familial; qui mène au parricide, élément par excellence du tragique grec.
Nicole Loraux s'inscrit dans ce courant qui voit dans Athènes l'invention du politique comme acceptation et organisation du conflit. Organisation, s'entend, par des institutions comme le vote, «la victoire d'un logos sur un autre», et par la «virtualisation» de la violence dans le droit.
On se surprend alors que Nicole Loraux, au cours de son étude qui a duré huit ans, ait constamment accumulé des preuves de la profonde peur de la division chez les Athéniens. L'amnistie modèle de 403 «fixe dans le temps de la chronologie la décision bien grecque d'oublier la division de la cité», écrit-elle. Au terme de son parcours, elle en vient pourtant à affirmer que la stasis si redoutée n'est pas pure déliaison, mais résume en fait «l'ambivalence de l'ordre civique» où, dans la division partagée, organisée, prend son origine «ce qui est commun». C'est le paradoxal «lien du conflit».
En décrétant qu'il fallait «oublier ceci», suggère Loraux, les Athéniens n'ont pas voulu faire table rase. Négativement, ils lançaient une invitation à se souvenir. Un peu comme celui qui écrit : «ne lisez pas ceci». Bref, par les conflits passés, objets d'une sorte de tabou, les citoyens se trouvent liés.
Faudrait-il pour faire bon usage de la mémoire, feindre l'oubli? Autrement dit le tabou serait-il plus efficace que la commémoration officielle ou officialisée? Grande réflexion actuelle, que le livre de Loraux ne résout pas, mais que sa lecture stimule.
Lire : L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Nicole Loraux, Payot, Paris, 1997, 291 pages