AUTEUR / Politique de Georges Palante : un esprit libre dans la mêlée
Au niveau politique, Palante possède cette particularité troublante d'être revendiqué comme étant proche de leurs idées par des personnes provenant de tous les horizons : « de l'extrême droite nationaliste à l'extrême gauche anarchiste en passant par la droite conservatrice ou la gauche socialiste » (Hurel, 1991, p.33). Et il est vrai qu'il n'est pas toujours facile d'y voir clair dans sa pensée politique qui oscille effectivement entre aristocratisme et socialisme, individualisme et patriotisme ou libéralisme et anarchisme. Si l'on ajoute à cela une pointe d'antisémitisme et des sympathies pour des personnalités aussi diverses que celles de Nietzsche, Jaurès, Gobineau, Clemenceau, Proudhon, Seillière, Ryner, De Gaultier, Vacher de Lapouge etc., la tentation est forte de jeter l'anathème sur ce qui semble n'être qu'un désespérant tissu de contradictions.
Malgré cela, nous posons l'hypothèse qu'une véritable réflexion sur la pensée politique de Palante doit pouvoir dépasser le simple constat de ces contradictions.
Patrick Hurel, dans son étude sur Palante et la question politique, note naturellement que « la pensée politique de Palante manque, c'est évident, de systématicité, voire de cohérence » (Hurel, 1991, p.32). Il s'attache néanmoins à définir une certaine logique évolutive dans les errances idéologiques du philosophe breton. Partant du principe que « les jeunes libertaires font les vieux libéraux » (p.32), il s'efforce de démontrer que, au-delà des contradictions de détail, le parcours politique de Palante peut être au moins divisé en deux stades : une jeunesse marquée par un certain attachement à des valeurs libertaires de gauche, ouverte au changement et au progrès, et une vieillesse plus sensible aux idéologies réactionnaires, au libéralisme, au patriotisme, voire à l'antisémitisme.
C'est cette idée de progression vers le pire, dans la pensée politique de Palante, que nous allons mettre en discussion dans cet article en reprenant successivement, dans le détail, la nature réelle des rapports entretenus par Palante avec les grands courants idéologiques que sont : le socialisme, l'anarchisme et le libéralisme.
Palante et le socialisme
Michel Onfray a décrit Palante comme étant un « nietzschéen de gauche ». La formule est belle et elle n'est pas forcément fausse… ni vraie d'ailleurs. La réalité est, comme souvent, plus complexe.
Nous savons que le « jeune Palante » (avant 1900) suit de très près l'évolution des idées socialistes. A la lecture de sa préface du livre de Ziegler (La question sociale est une question morale3), rédigée en 1893, il apparaît de manière évidente qu'il ne découvre pas son sujet, mais qu'il est déjà très au fait des débats qui opposent les différents courants et les différents leaders du socialisme : Bebel, Liebknecht, Lassalle, Engels mais aussi Marx.
Très vite, en fait, Palante pose un regard critique sur le socialisme. Celui-ci lui convient dans la mesure où
il se propose l'émancipation économique de l'individu et veut l'arracher aux étreintes du capitalisme,
et au-delà, quand
il veut détruire non seulement le capitalisme comme régime économique, mais les institutions et fondations sociales qui sont les conséquences de ce régime : le droit capitalistique et bourgeois qui nous régit, la morale propriétaire et bourgeoise faite dans un intérêt de classe et oppressive à l'individu » (Palante, 1901, p.175).
Il se sent alors proche d'un Jaurès qui professe que :
Quelle que soit la tendance de l'homme nouveau, à s'agrandir de toute la vie humaine et de toute la vie du monde, c'est l'individu qui restera toujours à lui-même sa règle (Jaurès, 1898)
Par contre, s'il accorde quelque crédit au socialisme en tant que programme de lutte contre l'oppression, il ne se fait aucune illusion quant à la nature d'un éventuel « socialisme d'État ». En 1902, dans un article publié par La Plume, il écrit :
Toute doctrine politique, si généreuse qu'elle soit dans les apparences et même dans l'intention, du jour où elle arrive au pouvoir, où elle se convertit en un système de gouvernement, se convertit par là même en un système de mensonge (Palante, 1902).
Pour lui, les dérives d'un éventuel État socialiste sont inévitables. Parmi elles,
La manie probable d'administration et de réglementation à outrance ; la prétention accrue de la société au droit de contrôler l'activité des individus, l'omnipotence de plus en plus grande de l'opinion qui deviendrait dans le régime socialiste la principale sanction morale (Palante, 1902)
Concrètement, dès 1893, Palante est persuadé que le principe même d'un « socialisme d'État serait une nouvelle forme de tyrannie » (Palante, 1893, p.XII). Affichant sans ambiguïté son opposition au marxisme, il précise :
Dans la donnée marxiste le socialisme d'État est un régime aussi odieux que le régime actuel. Il ne faut pas l'appeler socialisme d'État, mais capitalisme d'État (Liebknecht), attendu qu'il veut concentrer tout le capital entre les mains de l'État pour perpétuer l'écrasement d'une classe par l'autre et pour « imposer à la démocratie le double joug de l'exploitation économique et de l'esclavage politique ». (Proposition Liebknecht.). (Palante, 1893, p.IX)
Il refuse également catégoriquement d'accorder une quelconque valeur à la notion de classe :
De tout temps on a appelé lutte de classes la lutte des riches et des pauvres. Mais pour ne voir que cela dans l'idée de classe, il faut la volontaire absence de psychologie sociale où s'arrêtent les marxistes. […] La division entre riches et pauvres, propriétaires et prolétaires est trop simpliste. L'idée de classe représente dans les groupes humains un principe de division à l'infini. […] La bourgeoisie ne forme pas le bloc qu'on se représente quelquefois. Là aussi il y a des divisions et des subdivisions (Palante, 1893).
A partir de 1901, Palante se rend compte que l'idéal socialiste tel qu'il se le représente, c'est-à-dire prônant l'émergence d'un modèle de société offrant le maximum de libertés à tous les individus ne dépassera jamais le stade de l'idéal.
En 1904, à l'occasion de la parution de Combat pour l'Individu, volume regroupant ses premiers articles parus en revues, il coupe même la fin d'un article intitulé L'esprit administratif (paru pour la 1ère fois en 1900 dans la Revue Socialiste). Avec le recul, ses conclusions plutôt optimismes à l'égard d'un éventuel État socialiste lui apparaissent « utopiques » (Palante, 1904).
En 1922, parlant de l'époque de la parution de son Précis de Sociologie (1901), il se rappelle :
J'étais alors beaucoup plus « socialiste » que je ne suis aujourd'hui…4.
Ces derniers éléments semblent accréditer l'hypothèse d'une évolution de Palante vers un refus de plus en plus marqué du socialisme. Cette hypothèse se heurte pourtant à différentes données qui tendent à l'invalider.
En effet, si l'on y regarde de près, on constate que le discours de Palante à l'égard de l'idéologie socialiste n'a guère variée dans le temps. Il a cru un temps que le socialisme pourrait permettre la libération des individus. Mais il a rapidement pressenti que l'instauration d'un État socialiste n'apporterait finalement rien d'autre qu'une nouvelle forme d'oppression des individus. Dans l'ensemble de ses écrits, les jugements qu'il porte sur le socialisme restent toujours dans la même logique : dénonciation des dérives inhérentes aux applications politiques du socialisme, condamnation du marxisme et du socialisme d'État etc.
Ainsi, l'évolution de Palante par rapport au socialisme, si évolution il y a, porte en tout cas moins sur la nature de sa propre vision de ce que devrait être le socialisme que sur la manière dont cette doctrine a peu à peu perdu de vue ses aspirations individualistes pour s'enfermer de plus en plus dans une approche de plus en plus collectiviste.
De plus, dire qu'après 1904, Palante a définitivement tourné la page du socialisme n'a pas vraiment de sens. Comment expliquer alors qu'un homme qui a tracé une croix sur son intérêt pour le socialisme continue à écumer les débats politiques publics et les « réunions de syndiqués »5 ? Comment expliquer que, dans Du nouveau en politique ! Des problèmes nouveaux ! Des partis nouveaux ! Des hommes nouveaux !, petit livre écrit en 1919 à l'occasion des élections municipales, Palante propose, dans son programme l'émergence « d'initiatives locales de socialisme municipal » ? (Palante, 1919)
Et enfin, rappelons que lorsqu'il se présente aux élections municipales à Saint-Brieuc en 1908 puis en 1919, c'est bien sur une liste socialiste que son nom apparaît.
D'ailleurs, que Palante ait été socialiste on non importe peu finalement. La question qui compte est celle-ci : Palante était-il un homme de gauche ? Pour Michel Onfray, qui voit en lui un « anti-marxiste de gauche » la réponse ne fait aucun doute (Onfray, 1990, p.9).
Cet ancrage à gauche de Palante pose néanmoins question. Comment peut-on être de gauche lorsque l'on ne reconnaît quasiment aucune valeur au socialisme, au communisme, au marxisme, au syndicalisme etc. Plus encore, comment peut-on revendiquer son attachement à la gauche quand, comme le fait justement remarquer Patrick Hurel, on ne se reconnaît dans aucun des grands principes historiques de la gauche (La référence à la République, issue de la Révolution française, La référence à la démocratie représentative et parlementaire, L'anticléricalisme, L'antimilitarisme) (Hurel, 1991)
Cette réflexion nous entraîne bien au-delà du cas particulier de Georges Palante car qui, aujourd'hui, peut dire avec certitude ce que signifie « être de gauche » ? Quels critères retenir, en cette aube du 21e siècle où, de l'extrême droite à l'extrême gauche, tout le monde se dispute le monopole du cœur, et où il est de bon ton de se soucier de la « France d'en bas » et des méfaits de la « Fracture sociale » ?
Pour Michel Onfray, Palante est de gauche « parce qu'il s'est toujours proposé de penser le concret, le réel immédiat » (Onfray, 1990, p.9). La proposition est intéressante, mais insuffisante. En effet, en l'état, cette définition convient tout aussi bien à n'importe quel golden boy boursicoteur, dénué de tout scrupule et uniquement intéressé par son profit immédiat.
Dans sa Politique du Rebelle, Michel Onfray affine sa définition. Ce qui caractérise selon lui la conscience de gauche,
c'est cette invincible colère assimilable à un genre de foudre, une sorte de tonnerre, une gerbe d'éclairs destinés au monde quand il se complaît dans la fatalité à l'endroit des misères, des exploitations et des servitudes (Onfray, 1997, p.136).
C'est une sympathie naturelle pour
les exclus, les démunis, les exploités, les miséreux, les pauvres, les damnés, les esclaves, les oubliés d'une machine qui produit des richesses et des biens en quantité monstrueuse partagés par quelques-uns au détriment de ceux qu'elle n'oublie pas et qu'elle entend défendre " (Onfray, 1997, p.139).
Si l'on envisage la conscience de gauche sous cet angle, nul doute que Palante peut se prévaloir d'appartenir à cette grande famille. De 1899, dans son premier article, où il affirme sa proximité avec « les faibles, les inhabiles à se pousser dans le monde, les mauvais figurants de la comédie sociale » (Palante, 1899b), à 1919 où il s'élève contre « les conditions de la vie matérielle des populations » contre le « problème de la vie chère », et réclame que l'on parle « un peu de la liberté de manger » (Palante, 1919, p.6), le penseur briochin reste indubitablement un homme de gauche.
Palante et l'anarchisme
En ce qui concerne les rapports de Georges Palante avec l'anarchisme, la situation n'est guère plus simple.
Une chose est sûre, néanmoins. Si Palante a accepté, au moins un temps, de s'attribuer l'étiquette de socialiste, il n'a a priori jamais revendiqué celle d'anarchiste. Il l'écrit très clairement, en 1912 à son collègue et ami Camille Pitollet :
Surtout, je ne suis pas anarchiste. L'anarchisme implique un affinisme social qui est bien loin de ma pensée. Je suis individualiste, c'est-à-dire : pessimiste social ; révolté, partisan du maximum d'isolement (moral) de l'individu ; ami passionné d'une attitude de défiance et de mépris à l'endroit de tout ce qui est social - institutions, mœurs, idées, etc… C'est-à-dire que je n'admets aucuns credos collectifs tels que l'anarchisme…6
Ce que Palante supporte le moins dans l'anarchisme, du moins dans la représentation qu'il s'en fait, c'est son optimisme et son idéalisme, c'est cette croyance rousseauiste que l'homme naturel est fondamentalement bon et qu'il suffira de le débarrasser des entraves étatiques pour que tout aille pour le mieux.
Quoi qu'il en soit, l'optimisme de la philosophie anarchiste n'est pas douteux. Cet optimisme s'étale, souvent simpliste et naïf, dans ces volumes à couverture rouge-sang de bœuf qui forment la lecture familière des propagandistes par le fait ! L'ombre de l'optimiste Rousseau plane sur toute cette littérature. L'optimisme anarchiste consiste à croire que les désharmonies sociales, que les antinomies que l'état de choses actuel présente entre l'individu et la société ne sont pas essentielles, mais accidentelles et provisoires, qu'elles se résoudront un jour et feront place à une ère d'harmonie (Palante, 1907).
Palante toutefois n'exclut pas la possibilité d'un lien entre le point de vue anarchiste et son optique individualiste. Il n'y a pas fracture entre les deux approches, mais possible continuité. Selon lui, l'optique anarchiste s'apparente au premier temps de l'individualisme, c'est-à-dire le temps de l'optimisme, le temps de la foi dans une résolution positive possible de l'antinomie entre l'individu et la société.
Sans doute, en un sens, l'anarchisme procède de l'individualisme. Il est en effet la révolte antisociale d'une minorité qui se sent opprimée ou désavantagée par l'ordre de choses actuel. Mais l'anarchisme ne représente que le premier moment de l'individualisme : le moment de la foi et de l'espérance, de l'action courageuse et confiante dans le succès. L'individualisme à son second moment se convertit, comme nous l'avons vu, en pessimisme social (Palante, 1907).
Au fond, pour Palante, la pensée anarchiste souffre des mêmes défauts que toutes les pensées collectives : quelle que soit la bonne volonté affichée, à l'arrivée l'individu reste toujours à l'arrière plan et c'est l'intérêt du groupe qui devient l'intérêt dominant.
L'anarchisme, quelle qu'en soit la formule particulière, est essentiellement un système social, une doctrine économique, politique et sociale, qui cherche à faire passer dans les faits un certain idéal. Même l'amorphisme de Bakounine, qui se définit par l'absence de toute forme sociale définie, est encore, après tout, un certain système social. - Par contre, l'individualisme nous semble être un état d'âme, une sensation de vie, une certaine attitude intellectuelle et sentimentale de l'individu devant la société (Palante, 1907).
Malgré cela, et même s'il « n'en aime pas toute la mystique fraternitaire »7, Palante reconnaît à la pensée anarchiste un certain nombre de qualités. Il la rejoint même à de multiples niveaux, au point même que l'on est tenter de dire que, si Palante n'est pas anarchiste, ses idées le sont souvent. Nombreux d'ailleurs sont ceux pour qui la parenté entre la philosophie palantienne et la pensée anarchiste est évidente. Michel Onfray rappelle par exemple, dans son Essai qu'au sein même du Lycée de Saint-Brieuc ou Palante enseignait la philosophie, ce dernier était assez facilement qualifié d'anarchiste8.
Même constat en 1912 pour Léon Lozach, qui a été répétiteur au Lycée de Saint-Brieuc en 1903 et qui le décrit comme étant « un penseur anarchiste des plus audacieux » (Lozach, 1912).
Comme Palante s'est intéressé de très près à des thématiques familières aux anarchistes, c'est finalement assez naturellement que ces derniers, de leur côté, se sont senti concernés par ses livres et par ses écrits.
Curieusement presque tous les biographes de Palante ont préféré ne pas s'étendre sur ce point. Partant du principe que Palante avait clairement dit qu'il n'était pas anarchiste, l'évidence s'est imposée pour eux que la lecture de ses œuvres par les anarchistes ne pouvait relever que du « mésusage » (Onfray, 1990, p.71) ou du « malentendu » (Hurel, 1991, p.40). Cette thèse, Louis Guilloux la défendait déjà quelques années plus tôt lorsqu'il expliquait : « on l'a traduit en Italie. Mais là, je crois, c'est un léger malentendu. C'était surtout les anarchistes militants qui s'intéressaient à lui »9.
Nous avons personnellement du mal à accepter cette idée que les anarchistes italiens auraient, en quelque sorte, traduit Palante par erreur. Passe encore pour un article ou deux, voire pour un livre. Mais il ne faut pas oublier que ce sont quasiment tous les ouvrages de Palante qui, entre 1921 et 1923, ont été traduits en italien. On peut penser que les traducteurs comme le éditeurs italiens savaient ce qu'ils faisaient et avaient parfaitement conscience que Palante n'était pas, à proprement parler, un penseur anarchiste.
D'ailleurs, contrairement à ce qu'écrit Guilloux, la Casa Editrice Sociale, maison d'édition dirigées par Giuseppe Monanni et Leda Rafanelli (et qui s'appela un temps Società Editrice Milanese, puis Libreria Editrice Sociale), n'éditait pas que des « anarchistes militants ». On trouve dans son catalogue les noms d'auteurs qu'appréciait Palante : Friedrich Nietzsche, Max Stirner, Han Ryner, mais aussi ceux d'Octave Mirbeau, du romancier socialiste américain Upton Sinclair ou de Giuseppe Rensi, philosophe pessimisme influencé par Leopardi et Schopenhauer. Autant d'individus qui, mêmes s'ils se rejoignent parfois dans une certaine logique contestataire, ne peuvent pas, stricto sensu (à part Ryner) être qualifiés d'anarchistes10.
Non, ce n'es pas en raison d'un quelconque « malentendu » ou « mésusage » que Palante a été traduit en italien mais bien parce que « l'audace effrénée de sa critique de démolisseur social »" (Pitollet, 1931) touche droit au coeur de tous ceux qui ne se satisfont pas de la réalité sociale telle qu'elle est.
C'est pour cette même raison que Palante - fait qu'apparemment tous ses biographes ont ignoré - a aussi été traduit dans plusieurs autres pays. Au Japon par exemple où quasiment tous ses livres ont été traduits11, mais aussi au Portugal, au Brésil et dans plusieurs pays de l'Europe de l'Est tels que l'ex-Yougoslavie, la Roumanie, Russie, l'ex-Tchécoslovaquie ou la Hongrie.
A moins de poser comme postulat que les anarchistes, dans leur grande majorité, ne comprennent pas ce qu'ils lisent, expliquer leur engouement pour les thèses de Palante par un simple quiproquo n'a, de toute évidence, pas beaucoup de sens. Cela en a encore moins lorsqu'on sait que, entre 1925 et 1987, année de la redécouverte de Palante par Yannick Pelletier, les seuls - si on exclut les anciens amis du philosophe breton - à lui avoir encore accordé une petite importance sont justement les anarchistes12.
De la même manière aujourd'hui encore, sur Internet, force est de constater que la grande majorité des sites qui font référence à Palante sont des sites anarchistes.
N'oublions pas non plus que, même de son vivant, Palante a entretenu des relations positives avec un certain nombre d'anarchistes et collaboré ou communiqué avec plusieurs revues anarchistes. Et pas seulement, comme l'hypothèse de Patrick Hurel le laisse supposer, au commencement de son cheminement intellectuel et politique. Certes, c'est dans La Plume, journal, sinon anarchiste, du moins fortement anarchisant, qu'il publie quelques-uns de ses premiers articles, entre 1900 et 190313. Mais, ce n'est pas dans une revue de gauche ou une revue libérale que Palante publie, en 1921, un article intitulé Des application politiques de l'Individualisme14, mais dans un numéro de L'Ordre Naturel, revue anarchiste et individualiste dirigée par Marcel Sauvage. C'est également une revue anarchiste, Les Humbles, qui devait publier le dernier article de Palante : Une affaire d'Honneur, article retraçant les rebondissements de ses démêlés avec Jules de Gaultier. Pour une raison que nous ne connaissons pas, cette publication ne s'est pas faite, mais l'intention était là.
Enfin, suite au suicide de Georges Palante, du mois d'août au mois de novembre 1925, L'En Dehors - autre support célèbre de l'anarchisme individualiste - propose à ses lecteurs de réagir à la question de savoir si un individualiste a le droit de se suicider. Le responsable de cette enquête se nomme Gérard de Lacaze-Duthiers. Ce dernier, sans prétendre avoir été un intime de Palante (« Il m'avait envoyé ses ouvrages, dont j'ai parlé dans plusieurs revues, et écrit quelques lettres » Lacaze-Duthiers, 1925) exprime clairement, dans son article introductif à l'enquête, l'attachement et l'admiration qu'il éprouvait pour lui. Les réponses des lecteurs du journal (auquel Palante lui-même était abonné) démontrent bien qu'ils savent que Palante n'était pas à proprement parler un anarchiste, mais la lucidité de ses propos et l'intégrité de sa démarche individualiste font qu'ils le considèrent comme un compagnon de route parfaitement respectable15.
Au terme de ce long inventaire des différents points sur lesquels Palante s'éloigne ou se rapproche de l'anarchisme, une chose apparaît incontestable. Il est absolument impossible de distinguer, dans la vie de Palante, une période ou la pensée anarchiste aurait occupé une place plus importante qu'à une autre. Rien ne permet non plus de confirmer la thèse de Patrick Hurel, thèse laissant sous-entendre que Palante aurait été un jeune libertaire avant de devenir un vieux libéral.
Palante et le libéralisme
Alors, Palante : socialiste ? Pas si simple. Anarchiste ? Pas si clair… Libéral, peut-être ? Là encore pourtant, les amateurs de faits avérés et de vérités tranchées risquent de rester sur leur faim.
Pour beaucoup, en ce début de 21e siècle, le terme de libéralisme renvoie à des images qui n'ont rien de positif : exploitation outrancière des hommes et des matières premières, délocalisations, spéculations boursières, accroissement des inégalités sociales etc. Alain Laurent constate ainsi que :
Dans une vaste partie de l'opinion publique dépassant les frontières de la gauche pour atteindre les nationalistes de droite et d'extrême droite, le simple terme « libéral » se trouve désormais lui-même imprégné d'une signification péjorative sinon répulsive (Laurent, 2002, p.19).
Nouvelle figure du Grand Satan, il renvoie à une sorte d'être mythique et maléfique auquel est imputée la responsabilité de tous les maux, méfaits et dégâts qui accablent le monde. Bref, une nouvelle insulte est née : libéral ! (Laurent, 2002, p.20)
Sans vouloir nier tout ce qu'il peut y avoir de sauvage dans le libéralisme, il nous semble important de rappeler ici que la pensée libérale est beaucoup plus complexe que cela.
Quand Patrick Hurel oppose la jeunesse (supposée) libertaire de Palante à sa maturité (supposée) libérale, il tend à nous laisser entendre qu'avec le temps Palante a perdu de vue les valeurs qui étaient les siennes au début de sa vie : espoir dans l'avenir, souci des plus faibles, volonté de s'opposer aux puissants, amour de la liberté pour se retourner vers des valeurs considérée comme plus libérales : souci de son intérêt propre, soumission à la loi du plus fort, primauté de l'économique sur l'humain etc.
mars 2006.