PHILO / Badiou et les 3 politiques
I. Présentation de la philosophie de Badiou
1°) Affirmer l’infini
2°) La crise de la vérité
3°) Autour du même
III. Les trois formes de politique
1°) La petite, la restreinte et la grande
2°) Ouvrier et peuple sont à congédier comme les représentations du marxisme épuisé.
4°) La capacité et le peuple
Bibliographie utilisée
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I. Présentation de la philosophie de Badiou.
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II. Peut-on penser la politique ?
1°) Affirmer l’infini
Après ces éclaircissements, on peut revenir à la question : peut-on penser la politique ? Cette question n’est pas étrangère à la question de l’événement, car elle consiste à savoir si la politique peut être saisie comme un réel (forcément intelligible), qui n’est pas le réel appréhendé par Deleuze du fait même du geste platonicien. On retrouve là, la césure en réciprocité de l’intelligible et du sensible. Que la politique soit une pensée veut dire qu’elle brise l’immédiat sensible CF. OT_97 pour la mathématique, donc avec les faits. Pour l’académisme de Badiou, il ne peut en être autrement car la philosophie ne pense que la pensée AM_110. Il n’est pas si évident qu’il faille traduire la distinction entre l’être à l’événement en une opposition entre Etat et Révolution comme certains commentateurs ont pu le faire, simplement parce que l’être ne peut consister ni être institué mais que l’Etat lui a été institué et organisé. L’être est multiple et l’Etat avant son dépérissement une puissance de l’Un. Sa puissance erratique est notée dans la pensée de Badiou par un infini plus grand (l’Etat de la situation) que l’infini de la situation elle-même. Ainsi a-t-on d’un côté, le fond indifférencié des différences et des multiplicités laissées à leur libre virtualité et, de l’autre, la reconnaissance par un sujet (nouveau corps de vérité) d’une vérité éternelle. Plus précisément, Badiou reprend cette idée que l’on retrouve, par exemple, chez Pascal BdE_ que toute situation est en elle-même infinie, mais cet infini ne garantit nullement la mort de Dieu puisque Pascal lui-même prônait : et cet infini actuel et l’existence d’un dieu vivant différent du Dieu métaphysique de Descartes DzOT §1. il faut en revenir à Cantor qui chasse Dieu de sa localisation infinie, pour y installer le nombre et le calcul OT_10 et voir comment Badiou, à la différence de Cantor, supprimrait la place vide de Dieu. Pourtant le vide de la Vérité et le juge dialecticien demeurent.
On peut dire toutefois que, pour chaque situation, s’opposent au moins deux infinis qui sont l’infini mathématique de la situation que nous venons de poser, et un second infini plus grand que le premier, qui est l’état de la situation, c’est-à-dire l’Etat AM_157+. La puissance de l’Etat est toujours supérieure à celle de la situation AM_158. Tout le jeu consiste pour Badiou à jouer sur l’écart entre ces deux infinis qui lui-même est infini, et donc à outrepasser LS_222 l’apparente finitude par le biais de cet infini mathématique qui est au fond trajet en liberté, capacité à transformer le monde. Il s’agit de reprendre en soi-même LS_220. C’est là que dans la démesure de l’infini romantique qu’est le sublime, on peut retrouver et prendre appui sur l’infini actuel qui est mathématique pour Badiou. Les trois composantes de la numéricité politique sont donc :
1°) L’infini de la situation
2°) L’infini de l’état de la situation, produisant répression et aliénation.
3°) La fixation par la prescription, prescription qui donne une mesure à la surpuissance de l’Etat,
Que ce soit pour une pensée qui formalise comme la dialectique de Badiou ou une pensée qui expérimente comme le constructivisme vitaliste de Deleuze-Guattari, l’essence de la politique est d’exclure la représentation PP_82. Chez Deleuze-Guattari la politique n’est pas séparable d’un socius, elle s’y inscrit, au contraire chez Badiou, elle se place en rupture avec le socius comme une pensée, comme appartenant à la sphère de l’intelligible. D’où la question Peut-on penser la politique ? C’est-à-dire est-elle ou non une pensée, est-elle ou non créatrice. Si l’on se penche davantage, sur la dialectique on comprend que celle-ci est une pensée de l’exception, de l’événement comme exception et de la vérité comme singularité déliée, comme inexistence qui fait défaut à une situation. L’événement est ce qui pose qu’il y a du Deux, de la scission, c’est-à-dire que le même advient plus qu’il est. Le Deux pose qu’il y a d’un côté l’être et de l’autre le sujet, d’un côté l’infini des différences et des multiples et de l’autre l’absoluité des vérités éternelles dont le sujet est une capacité locale de reconnaissance et d’incorporation d’une vérité pour une autre. Badiou le dit : le sujet participe point par point à une vérité. De ce fait les formes de la politique telle que les envisage la dialectique sont de deux ordres. La politique en tant qu’exception est la marque de l’événement authentique c’est-à-dire de la révolution. La politique en tant qu’intervention, en tant qu’interprétation de l’événement est quant à elle interminable et conduit à ce que Badiou nomme l’ « action restreinte ». Elle est fidélité locale à une vérité. Mais, plus largement, la fidélité à l’événement politique se fait dans un réseau d’interventions PP_82 qui ne les isolent plus les unes des autres.
La politique est avant tout une pensée, ceci signifie que si on peut penser la politique c’est qu’elle est de l’ordre de l’intelligible et se place (dans un geste platonicien) en rupture avec le sensible, un peu à la manière des mathématiques. Dans la vision d’une politique réelle (au sens d’intelligible ou de pensée), il importe donc de laisser de côté tous les faits, pour qu’advienne l’événement PP_78. L’événement dans la phlosophie de Badiou est la scission du même et de l’autre. Cette scission est dialectique ou méta-ontologique, d’où la distinction que peut faire Badiou entre l’être et l’événement. La politique de Badiou cherche au fond à rester fidèle à la loi du Même (multiple pur) et à poser en droit l’axiome égalitaire, et à partir de là à intervenir sur le réel (ce réel en’est pas pensée). L’événement résulte alors d’une interprétation, d’une intervention pour laquelle il y a du Deux, c’est-à-dire du même et de l’autre. Ce Deux est la marque du multiple que bien souvent l’on cherche selon Badiou à ramener à de l’Un, à compter pour de l’Un. Ce Deux n’est pas un principe mais une hypothèse inaugurale. Il n’y a pas de principe du multiple comme étant sa définition OT_31, pas plus qu’il n’y a pas de donnée initiale pour servir de base à la spéculation méta-ontologique de Badiou. Elle n’est possible cette intervention politique, que sous la hypothèse de l’hypothèse, l’axiome inaugural, qui soutient qu’on peut donner consistance politique aux événements où s’énonce qu’il y a de l’hétérogène PP_107, c’est-à-dire où s’énonce une vérité possible. Cet axiome inaugural n’est nullement un principe du multiple, de l’homogène mais il suppose comme conséquence qu’il y a à la fois des multiplicités indifférentes (corps ou langage) et des singularités absolues que sont les vérités éternelles. Tous les énoncés de Logique du monde pose cette discrimination par l’usage du « sinon que ». Remarquons que deux définitions sont toujours possible quant à l’hétérogène. Nous y reviendrons par la suite quand il s’agira de voir qu’il existe deux autonomies. Il y a deux manières d’envisager l’autre ce qui peut créer des malentendus, on pense souvent que l’hétérogène c’est ce qui est d’un autre genre mais de manière précise c’est ce qui est autre qu’un genre dans le cas des multiplicités ou dans le cas des vérités dites hétérogènes. Il y a de l’homogène sinon qu’il y a de l’hétérogène. Les vérités rappelons-le sont un mixte d’innommable et de ce à partir de quoi on peut forcer un savoir véridique. Une vérité est hétérogène pour une situation donnée car elle est un réel qui fait défaut PP_80.
2°) La crise de la vérité
Dans le réel enfin, comme toujours, les vérités sont rares et précaires, leur action est restreinte AM_26 cf. C_80, car elles sont saisies dans l’extrême urgence, l’extrême précarité de leur trajet temporel C_80. D’où le constat récurrent chez Badiou de dire qu’ « il y a crise » de la vérité. Une vérité est un sous-ensemble de la situation telle que ses composantes ne sauraient-être totalisées sous un prédicat de la langue, si sophistiqué que soit ce prédicat C_202. D’où l’emploi du terme générique. Une vérité sera ainsi une partie générique de la situation, « générique » désignant qu’elle en est une partie quelconque, qu’elle ne dit rien de particulier sur la situation, sinon justement son être multiple en tant que tel son inconsistance fondamentale. Une vérité est cette consistance minimale (une partie, une immanence sans concept) qui avère dans la situation ce qui en fait l’être… Elle constituera l’horizon-multiple infini d’une procédure post-événementielle, qu’on appellera procédure générique MP_89. Nous allons le voir, la loi du même opère précisément dans le choix ou le repérage événementiel. Notons bien que chez Badiou est toujours présent : l’axiome ou l’hypothèse que de l’Autre se cache sous le Même, que du Deux, par structure, aurait été compté pour un PP_106. Ainsi que ce soit en Amour, en politique, en mathématique le Même est toujours doublé de l’Autre. C’est pourquoi le repérage événementiel porte non sur la récurrence du même EE_74, mais sur celle du Deux. Ce repérage de l’advenue du même et par conséquent de l’autre ne porte pas sur la récurrence du même, la diversité répétitive des choses, car nous retomberions alors sous la loi de l’Un : le même serait l’un ; mais pour Badiou l’homogène suppose l’hétérogène dans un différence pure. Remarquons que l’Autre apparaît dans l’ontologie (la mathématique) au niveau des axiomes d’extensionalité et de fondation. L’axiome d’extensionalité est la loi du Même et de l’Autre, il fixe que pour tout multiple pur qui est la marqué du même, il existe de l’autre. L’axiome de fondation, quant à lui, marque le fait que tout multiple s’il comporte un vide est localisable et pensable dans sa différence. Le contour d’un ensemble homogène ne lui est pas homogène, c’est bien pour cela que les ensembles purs ou quelconques sont irreprésentables, sans contour qui les localise. La dimension de localisation des multiples LM_603 est de l’ordre de l’apparaître, c’est-à-dire d’une logique non d’une ontologie BPM_310. Les vérités sont dites hétérogènes C_65 en ce sens la pensée de Badiou discrimine. Elle fait l’hypothèse d’une hétérogénéité, qui sépare la vérité d’elle-même [1], entre un innommable et ce dont on peut tirer (ou forcer) des énoncés véridiques. Ce qu’il faut voir là c’est que n’est nullement le savoir forcé qui en découle, mais au contraire, la vérité est l’insu d’un monde ou d’une situation. C’est que la distinction entre pensée et connaissance opère toujours.
S’il y a crise de la vérité c’est que du point où nous manions et épurons la pensée dialectique PP_84, de la place du juge, il est impossible de départager la venue de l’être de son dépli OT_59, puisqu’on fond l’être inconsiste et qu’il faut s’extraire de sa gravitation. Mais cette crise est nécessaire comme à toute pensée dialectique, car elle marque la trouée, la butée qui s’opère dans le savoir prétendument acquis et indique alors la nécessité d’un réel qui fait défaut, qui est précisément la vérité. Mais le savoir forcé produit à partir des vérités a des conséquences car il produit un a des conséquences, même si toute philosophie… donne abri par une transcription particulière (consistance discursive OT_53) destinée à produire des effets strictement philosophiques AM_134, Que les effets soient strictement philosophiques est un a priori car elle a forcément ses répercutions au Dehors du fait de sa signifiance. Pensons à Platon et Aristote comme pensée de l’Un institué repris par le christianisme, Nietzsche repris par les nazis, Kant par les physiciens modernes, Deleuze par les artistes. Pour sûr que du dedans de l’institution, Les effets de la philosophie hors d’elle-même, ses effets sur la réalité, restent opaques pour la philosophie même (in Qu’est que Louis Althusser entend par ‘philosophie’ ?). Le recroisement des mathématiques et de la philosophie aggrave certains problèmes qui se mettent par le travers des procédures de vérité MP_38 ou de création. Toute suture est une exagération car… la philosophie aggrave les problèmes. Suturée à une de ses conditions, elle lui prête des vertus que, de l’intérieur de l’exercice de cette condition, on ne saurait entrevoir MP_57. Mais la crise de la vérité est avant tout une question réflexive car elle signifie qu’une pensée n’est pas capable de se pensée elle-même dans l’expérience.
3°) Autour du même
Ce serait un abus que de croire que Badiou cherche l’insistance d’un identité, la récurrence du même. Bien au contraire sa philosophie porte sur le retour de ce qui advient, c’est-à-dire le retour du même BdE_27 non la répétition d’une identité. Nous avons vu que Badiou en toute situation considérait au moins trois infinis, on peut ajouter qu’au travers de l’acte d’outrepasser sa propre finitude, on en reste à un mauvais infini mais il s’agit de reprendre en soi-même, d’assumer une capacité créatrice immanente BdLS_223. L’infini alors acquiert une détermination positive comme détermination qualitative du fini. Le fini par contre est ce qui sortant de soi pour produire de l’autre, reste dans l’élément du Même. Reste une question, qu’est-ce qui fait que le repérage événementiel qu’opère Badiou par sa dialectique est toujours le même ? Pour continuer sur notre lancée, la « vérité » n’est jamais que le nom de ce par quoi s’apparient, dans un processus unique, l’être et la pensée OT_101, c’est-à-dire ce au regard de quoi advient le Même BdE_27. Si l’on se rappelle et Badiou ne manque pas de le faire, que « Le même, lui, est à la fois pensée et être ». Ainsi le repérage des vérités est aussi celui du nouage, du point soustractif de l’être et de la pensée. Si le même entendu par Badiou est un genre dialectique, aimer la vérité, c’est-à-dire être philosophe, c’est aimer le générique comme tel C_209, et même un certain type de générique, le genre suprême du même. Le même et la loi qu’il régit, se retrouvent dans toutes les procédures qui conditionnent la philosophie dialectique, en mathématique, les ensembles quelconques ou multiples purs, en politique, la maxime égalitaire, en amour, .le principe de l’intensité amoureuse se délie de l’altérité de l’objet et se soutient de la loi du Même C_101. Mais aussi, la politique, en revanche, est ce qui traite, sous le principe du même, ou principe égalitaire, l’infini comme tel AM_157. Ce qu’il faut retenir c’est que le Même, en effet, n’est pas ce qui est mais ce qui advient. Nous avons déjà donné le nom de ce au regard de quoi il n’y a que la venue du Même : c’est une vérité. Seule une vérité est comme telle indifférente aux différences. On le sait depuis toujours, même si les sophistes s’acharnent à obscurcir cette certitude : une vérité est la même pour tous BdE_27. La vérité est alors ce au regard de quoi advient le même et donc ce vers quoi une pensée s’oriente une pensée pour Badiou. La politique comme pensée « réelle » n’est possible que quand advient le même. Ainsi au final, on en revient toujours au même. Ce ne sont pas les rapports de forces qui comptent, mais les processus de la pensée PP_104.
Si l’on peut parler de désert, d’acculturation de la philosophie après le style français des années 60-70, c’est que la philosophie, dans ce cas, délègue ses fonctions à telle ou telle de ses conditions, qu’elle livre la pensée à une procédure générique MP_41. Si on se trouve face à une « impossibilité » de la philosophie elle-même, ou plutôt l’impasse et l’épuisement de certaines de ses orientations. C’est l’aveu que la philosophie n’est non pas du tout impossible, mais entravée par le réseau historique des sutures MP_46. On peut penser à l’importance qu’a eu la psychologie par le passé et la volonté de la philosophie de rectifier son savoir au vu de sa métaphysique. C’est un peu ce qui se passe avec la mathématique chez Badiou avant qu’il ne la contrebalance par une logique. Le mathème ou l’ontologie organisent une collusion entre la vérité et l’autorité sacrée de la mathématique platonicienne C_95, c’est-à-dire que la mathématique se trouve être l’une des branches de la pince de la vérité (la dianoia ou entre-deux du vrai) en même temps que l’une des conditions de la philosophie (science des vérités mathématiques). Reste alors que la dialectique (ou méta-ontologie) se trouve sur un troisième plan. Elle manipule logique et ontologie pour repérer et soustraire, enchaîner et sublimer les vérités prises dans les procédures de création. Peut-être est-ce une confusion de notre part, une lecture trop partielle et partiale, qui ne verrait en quoi la dianoia autorise le double usage de la mathématique, comme enchaînement et la vérité comme coupure à interpréter, comme mathème et comme condition. La norme des mathématiques ne saurait être le vrai, car le vrai ne se laisse pas rejoindre par une fiction OT_42 . Le vrai est l’exception des mathématiques de soustraire la dialectique, on retrouve donc les deux dimensions du sublime (le vrai) et de l’enchaînement (l’entre-deux du vrai), l’un relevant de l’ontologie, l’autre de la logique. D’où l’usage complémentaire du poème (qui enchaîne) dont Badiou disait lui-même qu’il fallait au départ se désuturer. Badiou ayant fait le constat que la poésie ne se suffit pas à elle-même, qu’elle demande à être délivrée du fardeau de la suture, qu’elle espère une philosophie délivrée de l’autorité écrasante du poème MP_67. Par ailleurs, la désintrication de la mathématique et de la philosophie rend inopérante la prolifération de la mort de Dieu. Athées, nous n’avons pas les moyens de l’être, tant que le thème de la finitude organise notre pensée C_164.Recroiser mathématique et philosophie, a une fonction précise, c’est l’opération nécessaire pour qui veut en finir avec la puissance des mythes C_176 : le mythe de Dieu, le mythe de l’immortel.
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III. Les trois formes de politique :
1°) la petite, la restreinte et la grande.
Il y a au fond la présence de trois politiques dans la pensée de Badiou :
1°) La politique gestionnaire et programmatique : petite politique des édiles du « faites-moi confiance ». Politique de l’autre ou de l’autruche qui consiste à ne pas vouloir voir les deux autres.
2°) La politique réelle et interminable qui consiste en une action restreinte, une intervention fidèle à l’événement, toujours après-coup PP_89, AM_122,
3°) La grande politique qui consiste précisément à casser l’histoire en deux et quelque part à provoquer l’événement. On peut chercher à mettre dans cette catégorie la notion de révolution mais ce n’est pas que cela.
Cette triple distinction peut se donner aussi ainsi, comme nous le verrons par la suite :
1°) hétéronomie.
2°) 1ère autonomie soumise à la lettre, à la loi du même.
3°) 2ème type d’autonomie qui obéit à sa propre loi.
Faisons un rapide aparté pour préciser ce qui n’est pas développé outre mesure dans les textes de Badiou mais qui permet de mieux situer ce que Badiou appelle le retrait du politique. La première est la politique gestionnaire et édilitaire. Cette politique a existé de tout temps, elle a consisté à gérer les problèmes que rencontrait interminablement la cité commecelui des déchets (mise en place d’une collecte des ordures, construction d’égouts par exemple le grand cloaque de Rome). Parallèlement à cette première dimension de la politique édilitaire, il y avait tout le faste que mettait en place celui qui s’occupait « avec sérieux » de gérer les déchets, l’homme politique devait se charger par clientélisme d’approvisionner la cité et de divertir le peuple, dans son oisiveté, le fameux « Panem et circensem », Du pain et des jeux ! Mais cette fonction clientéliste n’est plus assurée aujourd’hui par nos politiques, les opinions de masse passent au travers de l’économique qui déborde les fonctions données à nos politiques (depuis les accords signés entre Reagan et Thatcher qui place le commerce mondial, OMC, au dessus des lois nationales). L’économique (l’homo economicus) s’intéresse au commerce et aux médias. La fonction édilitaire, quant à elle, persiste comme un fardeau et que le faste vient compenser. On retrouve cette politique des édiles, encore de nos jours, sous la forme d’une direction des services municipaux. Reste deux dimensions celle de l’armée et des infrastructures. Mettons de côté l’armée, et voyons combien de nos jours encore les infrastructures sont planifiées par les investissements qu’elles représentent et non rien à voir avec la démocratie, le peuple y est indifférent sauf sur les questions du nucléaire ou du canal Rhin-Rhône pour prendre des exemples précis. Il n’y a pas plus programmatique comme politique que celle des transports et des énergies, c’est pourquoi aussi Badiou, qui cherche à amener une autre politique, la met de côté. Après avoir mentionné tout cela, on peut dire que le pouvoir, au sens du faste qui recouvrait la politique édilitaire, est passé des mains du politique à l’économique. C’est pourquoi Badiou qui ne s’occupe pas des problèmes de gestion parle d’un retrait du politique. Cette première politique Badiou l’écarte : l’essence de la politique est d’exclure la représentation PP_82, l’idée qu’on est politicien de métier.
2°) Ouvrier et peuple sont à congédier comme les représentations du marxisme épuisé.
Badiou enchaînant à l’envers, il y a souvent un malentendu concernant sa vision politique. Badiou est moins léniniste qu’il n’y paraît et ne croît pas du tout au marxisme. Pour lui, il n’y a pas de lutte des classes. Il y a par exemple des malentendus avec les catégories de « prolétariat » et de « peuple », d’« ouvrier » et de « populaire », Badiou ne les reconduit que pour mieux les évacuer : « ouvrier » et « populaire » sont des traces du vieux substantialisme social, qui prétendait déduire la politique de l’organisation de la société en classe PP_80. Que les ensembles comme le peuple ou le prolétariat soient inconsistants PP_13, qu’ils n’aient pas d’existence propre, c’est ce que révèle, la crise politique depuis 1968. Les singularités ouvrières et populaires concernent une situation pré-politique dans laquelle la dimension politique est en retrait. Ainsi la question, l’ouvrier immigré ou du sans papier, n’est là qu’en symptôme d’une politique à venir. Badiou cherche donc à les prendre en compte dans ses hypothèses de départ (axiome inaugural tout en les évacuant : il faut en finir avec le vieux marxisme … en finir avec la vision représentative de la politique PP_85. Il faut aussi en finir avec l’idée qu’il y a des classes : l’énoncé canonique selon lequel la société est divisée en classes et les classes représentées par des partis politiques, est périmé PP_85. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre l’attitude résolument anti-représentative et anti-étatique de Badiou qui est différente de celle de Lénine [2]. il s’agit aujourd’hui d’en finir avec la vision représentative de la politique PP_85, d’en finir avec l’idée que l’on est politicien de métier.
Même si la logique égalitaire ne peut s’ouvrir que quand l’Etat est mis à distance et écarté avec ses excès répressifs AM_164, reste le problème : l’impasse qui existe entre égalité et liberté. Dans son livre Logique des mondes, et au travers d’un texte chinois vieux de plus de 2000 ans sur la dispute du fer et du sel, Badiou veut nous mettre face à l’aporie, à l’indécidabilité du choix entre la liberté et l’égalité qui sont les dimensions irréductibles de toute politique d’émancipation et de non-domination. Plus important encore, est que Badiou y relève le fait que toute politique d’émancipation passe par la mise en place d’un état répressif qui seul peut contrecarrer l’envie des riches d’être plus riches et donc faire advenir l’égalité. Badiou verse alors dans un certain rousseauisme qui s’accommode bien du geste platonicien de soustraction des vérités, c’est-à-dire de rompre avec la réalité sensible pour faire ressurgir les vérités. Ce geste fait que les vérités circulent universellement mais que leur temporalité est précaire et leur action sur la réalité est restreinte. C’est ce même geste platonicien par lequel Rousseau dégage le fondement de l’inégalité : laisser de côté tous les faits PP_78. Mais si l’égalité est posée comme hypothèse de départ elle n’est nullement un but de la philosophie de Badiou. Comme nous le verrons à la fin, le concept de capacité prend le pas sur celui d’égalité même si Badiou cherche à maintenir des capacités locales là où l’égalité peut se réaliser en une communauté des pairs contrairement à AM_121+.
La maxime égalitaire est praticable localement AM_164, de manière restreinte. La politique est précisément ce qui met l’Etat à distance AM_160. La politique en vérité est ce qui fait exception à la règle de l’Etat, à la loi. Elle est ce qui se passe de l’assistance de l’Etat et refuse ainsi son aliénation ou sa répression. Et c’est dans cet écart, précisément, qu’il faut travailler, localement AM_165, afin de produire du même, de produire de l’intelligible, du réel sous la maxime égalitaire. Mais il y a une seconde dimension qui est celle d’une provocation irraisonnée de l’événement. Chez Badiou elle est présente en filigrane comme n’étant plus cette politique réelle et raisonnée sous la forme d’une action restreinte et interminable mais bien sous la forme d’une grande politique. Seulement Badiou doit jouer avec l’aspect prescriptif de sa philosophie et manœuvrer de telle sorte que ses prescriptions ne mènent pas au désastre C_ et DO_. C’est pour cela que Badiou en reste aux apories en matière politique.
Mais il serait mal venu de vouloir opposer la philosophie de Badiou à son engagement organisé dans l’« action restreinte » AM_118, LM_547. Badiou le dit à plusieurs reprises, il ne faut pas y voir une incapacité, une contradiction entre sa philosophie à portée universelle et le fait que sa politique ait une prétention restreinte.
Il faut bien garder en tête qu’il existe deux types au moins d’autonomie, l’une badiousienne, soumise, qui inconsiste sur les vérités, l’autre deleuzienne qui insiste sur le sens. Ce n’est pas un hasard si Badiou qualifie la pensée de Deleuze comme pensée de l’Un renouvelée, basée plus subtilement sur le discernement des intensités actives tandis que pour Badiou, c’est avec joie qu’il faut accueillir que le destin de toute situation soit l’infinie multiplicité des ensembles, qu’aucune profondeur ne puisse jamais s’y établir, que l’homogénéité du multipie l’emporte ontologiquement sur le jeu des intensités OT_22. Les intensités existent bien chez Badiou, mais elles ne font partie que d’un sous-ensemble, par exemple : l’ensemble qui collectionne les degrés de la couleur rouge d’une rose. Un pas s’est fait dans sa pensée (mais qui est aussi celui fait par Bergson ou Deleuze), lorsqu’il fusionne, sous les espèces d’une algèbre générale de l’ordre, la « grandeur extensive » et la « grandeur intensive » LM_248. C’est deux types d’autonomie sont aussi deux manières d’envisager le qualificatif d’hétérogène : soit comme ce qui est d’un genre autre (pour la pensée générique), soit comme ce qui est « autre qu’un genre » (pour la pensée non-dialectique). L’une exclut l’hétérogène ou la différence comme une contradiction, tandis que la seconde l’intègre et le fait varier. Cette même fracture donc s’opère entre multiples homogènes cf. MP_60 (qui exclut sur le contour ou à l’extérieur l’hétérogène) et multiplicités hétérogènes. Badiou, en hégélien, les dénomme aussi multiplicités « naturelles » et multiplicités historiques. Ainsi l’autonomie de l’hétéronomie. L’hétéronomie qui consiste à ne pas vouloir échapper à sa condition, est au final une soumission à la loi de l’autre et un renoncement à l’événement, à prendre en compte sa réalité.
Ces deux autonomies, sont deux manières d’envisager le peuple ou la société, l’une se tenant en rupture avec l’opinion l’autre cherchant à transfigurer ces mêmes opinions. Ces deux autonomies sont deux orientations de pensées, deux manières de penser. Ces deux styles se juxtaposent ainsi : couper ou prolonger, persuader ou contaminer, soustraire ou substituer, sursumer ou transfigurer l’existence, dé-sublimer PP_112 ou construire. Sursumer veut dire rapporter un concept universel à une intuition qui est pour Badiou la décision de rapporter l’existence du multiple à l’inconsistance de l’être ou à l’indifférenciation ontologique. Au niveau de la seconde autonomie, il s’agit de fonctionner non par argumentation et persuasion mais par contagion, contaminer d’affects actifs, de concepts. Capturé et captivé par cette pensée on en oublierait qu’il existe des situations de marge ou de délitement, différentes de la situation de l’ouvrier immigré ou sans papier, situations plus intimes et donc moins repérables qui peuvent être le sujet d’une relève. Sujet qui pour Badiou et une capacité non un peuple.
4°) La capacité et le peuple
Sous la question du peuple et de la capacité on en revient à ce demander ce qui est inconsistant et ce qui est consistance. Pour Badiou c’est une vérité de la crise du politique que de dire que les ensembles comme le peuple ou le prolétariat sont inconsistants, la seule consistance qui soit est pour lui l’organisation MP_112 . Celle-ci organise des interventions PP_78/103. Badiou voit d’un mauvais œil le peuple car il est le fondement absolu de la souveraineté PP_86. Nous ne reviendrons pas ici sur l’importance du peuple à venir dans les derniers livres de Deleuze par exemple DzP_182/196 et le fait que pour lui il faille à la fois création et peuple DzP_239, mais on peut voir que Badiou rejette toutes les intensités qui tendraient à affecter un peuple. Pour lui le peuple qui cède dès qu’il admet de se faire représenter est dans une incapacité politique. Badiou est sans doute le penseur qui a le mieux dépassé l’antinomie du possible et du réel au travers de la capacité. La capacité est chez Badiou, sujet ou collectif politique ou encore couple amoureux. Mais l’organisation ou la capacité politique chez Badiou se veut des plus souples même si elle est autoritaire : la capacité politique prolétaire, dite communiste, est absolument mobile, non étatique, in-fixable PP_20. Elle n’appartient donc à aucune organisation. Ne pas être séparé de ce que l’on peut, c’est avoir la capacité, c’est participer d’un sujet. Encore que le sujet est l’individu autonome soumis à la loi du même, l’individu fidèle plus que provocateur d’évènements. Mais chez Badiou le sujet est rare à cause de la rareté et la précarité temporelle des vérités, c’est pourquoi au fond l’égalité est subjective aux yeux de Badiou.
La pensée de Badiou est comme hésitante en politique entre une politique fidèle et interminable dans l’après-coup d’un événement et une politique qui veut provoquer ou forcer cet événement. Pour cette seconde politique [3], on peut penser à la grande politique de Nietzsche mais le terme « forcer » veut tout aussi bien dire interpréter fidèlement une vérité ou un événement. Badiou, dans son séminaire du 11 janvier 2006, lisait l’énoncé d’un texte chinois (« la dispute sur le fer et le sel ») selon lequel toute politique d’émancipation passait par la mise en place d’un état répressif, cet état peut-on comprendre, servant à imposer l’égalité aux tenants du capitalisme. Mais on voit au fond que si la politique de Badiou pose l’égalité comme hypothèse, elle s’en écarte autoritairement. D’où l’importance de la capacité qui, elle, est le but de la politique de Badiou. Ceci permet de mieux comprendre en quoi l’universelle domination de la posture égalitaire où la justice ne peut désigner que les plus extrêmes inconsistances AM_126/118, est sans doute ce de quoi Badiou veut s’écarter quand il pose l’aporie en l’égalité et la liberté. Toute l’ « ambiguïté » de Badiou est là dans sa manière de penser à l’envers : poser l’être pour mieux s’en écarter, poser toute une série d’inconsistance pour amener sa propre consistance politique sous le régime de l’intervention. Quelques politiques, dans l’histoire, ont eu ou auront rapport avec une vérité. Une vérité du collectif comme tel. Ce sont des tentatives rares, souvent brèves, mais ce sont les seules sous conditions desquelles la philosophie peut penser AM_110. Il est donc difficile d’étudier la question de la politique chez Badiou car celui-ci se maintient volontairement dans l’aporie dans l’attente d’un événement qui l’autoriserait par intervention à mettre en place une grande politique anti-étatique. Se maintenir dans l’attente, pour éviter tout désastre. Voilà au fond ce que permet la politique, elle permet à la philosophie (réflexive) de se penser.
Bibliographie utilisée
AM_ ; Abrégé de métapolitique, Paris, Seuil, 1998.
C_ : Conditions, Paris, Seuil, 1992.
CT_ : Court Traité d'ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998.
DC_ : Deleuze "la clâmeur de l'Etre", Paris, Hachette, 1997.
DI_ : De l'idéologie, avec F. Balmès, Paris: Maspero, 1976.
DO_ : D'un désastre obscur, Paris, l'Aube, 1998.
E_ : L'Éthique, Paris, Hatier, 1993.
EE_ : L'Etre et l'Événement, Paris, Seuil, 1988.
LM_ : Logique des Mondes, Paris, Seuil, 2006.
MP_ : Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989.
NN_ : Le Nombre et les nombres, Paris, Seuil, 1990.
PP_ : Peut-on penser la politique ?, Paris, Seuil, 1985.
TC_ : Théorie de la contradiction, Paris, Maspero, 1975.
Articles et entretiens :
UMM_ : Un, Multiple, Multiplicité(s), in Multitudes 1, pp 195-211, 2000.
HTU_ : Huit thèses sur l'universel, in Universel, singulier, sujet, éd. Jelica Sumic, Paris: Kimé, pp 11-20, 2000.
EEM_ : L'Étre, l'événement et la militance, Entretien avec Nicole-Edith Thévenin, in Futur Antérieur 8, pp 13-23, 1991.
[2]« L’histoire du « socialisme réel », cette invention historique qui cherche toujours son nom de baptême alors que ce socialisme est de fait dans son tombeau, démarre en union soviétique, avec la prise du pouvoir par les bolcheviks. Confrontés aux réalités du pouvoir, ceux-ci infléchissent leur pratique. En témoigne, entre autres, le basculement rapide d’orientation qui mène de l’exaltation antiétatique du célèbre texte de Lénine, en 1917, L’Etat et la révolution à l’étatisme affiché, délibérément autoritaire et méfiant à l’égard des masses, au début de 1918. » Roland Lew, Arpès la mort de Mao, une vitalité surprenante, in