134. La morale et le tragique chez Nietzsche.
Exergue. Il faut maintenant que les moralistes consentent à se laisser traiter d’immoralistes parce qu’ils dissèquent la morale… Les moralistes d’autrefois ne disséquaient pas assez et prêchaient trop souvent. Nietzsche NzHH2°19.
La morale chez Nietzsche n’est pas l’ensemble des mœurs communément admises (moralité) mais la distinction toujours requise entre un inférieur et un supérieur, par exemple la distinction entre un type noble et un type vil, dans le cas d’une morale aristocratique. La morale, c’est tout aussi bien le fait d’être fourvoyé dans sa capacité ou sa subjectivité et en même temps de ne pouvoir en juger librement, que le fait de sacrifier son « moi » et d’être réduit à son « moi » selon le processus d’égotisation* mis en place par l’Église et l’État. C'est la lente intériorisation de la mauvaise conscience. La morale, c’est encore le travers d’en rester aux faits, de ne pas pouvoir dépasser les anesthésiants, voire les poisons inoculés par la morale elle-même. Ces différents types, nous allons les développer. Car, à bien insister sur les faits, autant comprendre qu’égoïsme et altruisme sont les deux seuls faits humains. On peut dire que, même si l’égoïsme semble prévaloir, c’est la solidarité qui l’emporte sur le mépris d’autrui comme marque de décadence. Ce n’est jamais un individu qui est résilient mais une « société » aussi petite soit-elle, car la personne résiliente nécessite toujours un tuteur. L’intérêt est donc plus fort dans l’altruisme que dans l’égoïsme. L’altruisme, dont le terme n’est apparu qu’en 1854 sous la plume d’Auguste Comte, est aussi pour Nietzsche un égoïsme qui cache son peu de personnalité. Là est sans doute une marque du pessimisme de Nietzsche : il ne peut rien exister d’autre que l’égoïsme NzVP°II,246, l’égoïsme est le seul fait NzVP. Or pour Nietzsche il faut ne pas tenir compte des faits, car la liberté d’esprit et de pensée comme affirmation compte en premier : il faut s’affranchir de la morale que forment égoïsme et altruisme ou sous un autre registre l’appel à la seule activité et le recours à la passivité. C’est à ce titre qu’on peut définir sa pensée comme une philosophie tragique, la première qui soit. Egoïsme et pitié altruiste sont autant de marques de l’amour de soi, de l’amour de la condition humaine décadente. Il en va différemment de la solidarité comme tuteur de résilience. Egoïsme et altruisme correspondent à un certain développement du cerveau qui en reste aux mécanismes de récompense et de punition (plaisir et déplaisir) sur lesquels fonctionne la morale. La vie, plus que l’entrelacement de l’égoïsme et de l’altruisme, est leur disjonction : la nécessité irréductible de l’activité et de la passivité pour faire ressortir ce qu’il y a de réactif et de décadent. Ces mécanismes cérébraux propres à la récompense et à la punition, aussi bien qu’à l’égoïsme et à l’altruisme, constituent la limite de l’« expérience » possible. Cette limite est admise jusqu’alors par nos instincts de connaissance et non de transmutation par l’information. Cette limite, Kant la nomme raison transcendantale. Il a cherché à la dépasser a priori. Les moralistes, quant à eux, ancrent sur des millénaires l’action humaine dans la morale, alors même qu’en définitive il n’y a pas d’action morale. Ils nous dissuadent du côté tragique de l’existence. Plutôt que la morale inscrite dans nos instincts et révélée par le langage, Nietzsche agit selon une promesse qu’il se donne et qui en fait sa tâche : ce quelque chose de caché et de dominateur qui longtemps pour nous demeure innommé, jusqu’à ce qu’enfin nous découvrions que c’est là notre tâche NzHH2a°4 et cette tâche que se donne Nietzsche est de renverser les valeurs morales pour affirmer l’existence tragique et toutes les dimensions jusque là réprouvées de la vie. De là le combat de Nietzsche contre la morale notamment pour la première partie de son œuvre mais aussi tout son travail pour faire poindre un collectif d’hommes libres et affranchis en insufflant les tables d’une seconde morale. C’est qu’on ne critique que ce qu’on aime bien : les personnes les plus estimables qu’il ait rencontrées ne sont-elles pas des chrétiens, comme il l’avouera. Quoi qu’il en soit, le problème se pose ainsi : voici l'antinomie : en tant que nous croyons à la morale, nous condamnons l'existence NzVP°I,9. Si la morale est jugement sur l’existence tragique, elle n’en a pas moins une utilité pour la conservation de la vie, comme le montre un aphorisme très précieux NzVP°II,246. Comme principe conservateur, la morale sert de discipline au péril intérieur que les passions constituent pour l’homme : c’est « l’homme médiocre » comme première typologie. Vient ensuite la morale comme barrière contre les influences destructrices de la misère et de l’étiolement profond : c’est « l’homme souffrant ». Nous y reviendrons avec Nietzsche et sa grande santé. Enfin, la morale comme antidote à la terrible explosion des puissants : ce sont « les humbles ». Ce n’est pas pour rien si les riches philistins parvenus cherchent à limiter et à interdir la libre association chez les pauvres, ceux-ci pourraient très bien les remplacer, c’est ce qu’ils appréhendent tant ils connaissent les voies de leur succès. Reste alors la personne immorale par excellence, celle qui s’est affranchie : le créateur combatif qui s’arme autrement qu’en fuyant. Et nous obtenons la typologie que nous retrouverons par ailleurs avec la hiérarchie chez les rats 326, à savoir :
- « l’homme médiocre » ou les dominants,
- « les humbles » ou les dominés,
- « l’homme souffrant », le souffre-douleur, les tchandalas et ceux qui sont affligés d’un « passé ». NzHH2a°6
- « les affranchis » ou autonomes que sont les penseurs ou les créateurs immoraux.
Nous n’avons pas là un tableau exhaustif du genre humain mais éventail de types nietzschéens, pertinents comme le sont les forces actives ou réactives et les volontés de puissances affirmatrices ou négatrices. Cela donne un aperçu synthétique des récurrences qui traversent toute l’œuvre de Nietzsche. Toutefois, plus qu’une volonté qui contribue à la puissance, l’ère de l’information ouvre à une volonté tournée vers l’énergie en mutation, vers la transmutation. Ni ergon, ni dynamis, energeia. Un « monde » de seuils et de fréquences.