il n'y a pas la « matière ». Dire cela ou dire que la « matière » n'existe pas peut
paraître incongru ou tirer par les cheveux et pourtant. L'idée de matière repose selon Kant sur le principe de permanence qui lui-même repose sur l'idée qu'il y a de la « substance ». Or l'idée
de substance en soi a été battu en brèche depuis bien un siècle en philosophie. L'idée de Matière repose sur :
1°) le principe de permanence de la substance.
2°) l'inertie : elle serait inerte et n'aurait ainsi pas de virtualité.
3°) l'impénétrabilité.
4°) Enfin la matière serait le corrélat de l' « esprit » pour les spiritualistes et le corrélat du « vide » pour les matérialistes.
Revenons sur ces points un à un :
1°) Le principe de permanence de la substance. - Le premier à avoir dit « il n'y a pas de Matière » est
sans doute Nietzsche vers 1872, en écrits théorétiques non publiés. Mais il n'hésite pas à réécrire, en 1881, la matière est une erreur au même titre que le Dieu des Eléates
NzGS°109. Nous pourrions l'expliquer à nouveau mais le principe de substance n'est plus valable aujourd'hui, pour Kant à la suite de la Critique de la Raison Pure,
le concept de chose en soi (essence ou substance) ne vaut plus, c'est un concept vide. Si la chose en soi est un concept limitatif, un recours dans l'exposition doctrinale, il ne désigne au
final qu'une réalité sans cesse repousser : Kant y a eu recours pour reprendre les propriétés primaires et les propriétés secondaires de Locke et distinguer la chose en soi des
phénomènes. Mais comme le dit Kant la chose en soi n'est pas explicable, il n'y a au fond pas de propriétés primaires et plutôt que de parler de prioriétés secondaires la science préfère parler
de disposition à la mesure ou de paramètres.
2°) L'inertie. - Ce serait tout à fait valable, puisque ce qu'on appelle à tort la matière est
qui entoure notre quotidien comme les tables, les chaises, les murs est statique mais c'est oublié que tous ces objets ne sont en effet que des matériaux contraints par des forces. Si ces forces
n'existaient pas, ces objets se disloqueraient. La forme (corrélat de la matière) n'est qu'un composé de force, une brisure dans le continu, un écran dans l'ordre du visible. Ainsi ce serait une
substance inerte sur laquelle reposerait la matière, substance qui ne serait plus permanence mais équilibre de force. Schopenhauer reprend cette idée et soupçonne qu'au fond ce que l'on a nommé
jusqu'alors substance n'est en réalité que des forces qui s'équilibrent : « Force et substance sont inséparables, parce qu'elles sont au fond une seule et même chose : en effet
Kant l'a montré, la matière elle-même ne nous est donnée que comme alliance de deux forces, la force d'expanson et la force d'attraction. Entre la force et la substance il y a donc, non pas une
opposition mais plutôt une identité absolue. » SchMV_1028-1029
Comment si l'on pose la matière comme inerte expliquer qu'il y ait du mouvement (ou comme l'on dit en philosophie que le mouvement soit
premier), sinon par le recours à un moteur premier, une substance. Partir de la matière, c'est au fond consentir à partir de l'engourdissement de l'« esprit », de la « conscience » prisonnière de sa réflexion, un
atermoiement vis-à-vis de la dynamique des forces (qu'en physique on nomme « champs »).
3°) L'impénétrabilité de la matière. - Celle-ci est valable si on réduit le monde à une schéma
phéménologique, à une perception visuelle des choses. Mais alors que faire des neutrinos (plusieurs milliards émis par le soleil nous traversent à chaque
seconde), ils ne font pas partis de la matière puisqu'ils ne sont pas soumis à la loi de gravitation. Mais alors que faire de la lumière et les états quantiques sur lesquels on ne peut
superposer le schéma traditionnel de la mécanique classique (Newton). Mais alors que faire des deux définitions qui suivent :
4°) Deux définitions admises de la matière. - Les matérialistes définissent la matière comme
l'ensemble de la réalité objective, existant indépendamment de et antérieurement à la connaissance que l'on peut en avoir. Ils ajoutent que cette matérialité est
« intelligible » toujours de manière partielle, provisoire et révisable. Pour les matérialistes, la seule alternative a leur doctrine est le solipsisme.
- Par commodité, les scientifiques désignent par matière avant tout le réseau cristallin des atomes (baryons), puis les
états liquides et gazeux de ceux-ci.
Enfin dernière objection, s'il y avait de la Matière (en soi), comment pourrait-il y a avoir de l'anti-matière, de la matière noire et de
l'énergie noire ? Preuve sans doute que de parler de matière est impropre, non exhaustif si l'on veut faire d'elle la réalité objective (à moins de voir la réalité objective comme une réduction
visuelle et anthropomorphique.
La Matière n'existe pas, il n'y a pas de Matière sinon sous la forme d'une erreur irréfutable qui persiste dans nos têtes, qui en appelle à
des « esprits » qui aiment le statique et les certitudes. On ne peut plus parler à présent de Matière en tant que telle, de matière en soi : ce n'est qu'une
abstraction. Abandonnons donc les réciprocités abstraites sans nuances qui existent entre « forme » et « matière », « esprit » et « matière » et
mettons-nous alors à penser et non plus à réfléchir à partir de schémas éculés.
- En 1°, que matière et substance soit réciproque l'une de l'autre, Schopenhauer en fait la critique à sa manière : « La proposition a priori : « La matière se
conserve donc sa quantité ne peut ni augmenter ni diminuer », peut s'exprimer ainsi : « La substance est immortelle », SchPP_458. Reste que par commodité on parle encore d'un mouvement de
matière mais le terme même n'apparaît pas dans les équations, sinon au niveau de la masse comme dans l'équation E = mc2 , qui suggère « la création de matière à partir de l'énergie »
HawTN_95 mais dans ce cas, la masse n'est pas la matière mais une forme d'énergie.
- En 2°, ce que l'on a montré au final ce que la matière est un crible homogène
qui induit une certaine appréhension de la réalité qui n'est plus adéquate aujourd'hui car trop générale, « trop » universelle : On y retrouve les binarités dialectiques de la forme
et de la matière. « Si la forme était le fondement de la diversité, en ce qu'elle serait brisure dans la continuité, la matière ne pourrait être pensée que comme un
homogène absolu » SchMV_717. La même réciprocité se retrouve ici : La matière forme la liaison entre l'Idée et le principe
d'individuation SchMV_275 Bref l'hétérogène (la diversité) s'oppose à l'homogénéité et l'on ne sort pas de la pensée dialectique si peu adéquate avec les positivité tacites de
notre époques les processus qui l'animent.
Aussi pour revenir à ce qui nous occupe là, c'est-à-dire souligner la distinction qui existe entre intuitions et concepts abstraits,
reprenons à la lettre Schopenhauer : « la matière en tant que telle ne peut être objet d'aucune représentation intuitive mais seulement d'un concept abstrait »
SchMV_274. En effet « La différence de la matière, pur objet a priori de la pensée, et des intuitions [...] c'est que nous pouvons faire abstraction complète de la
matière » SchMV_1025. Faire complète abstraction de la matière, c'est, à la lettre, ne pas recourir à ce concept et à son corrélat qu'est la forme. Ceci est tout à fait envisage
si l'on appréhende les choses comme des composés de forces et de matériaux.
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Bibliographie :
HawTN, Stephen Hawking, Trous noirs et bébés univers...
NzGS : Nietzsche, Gai Savoir, trad. Blondel.
SchMV : Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme réprésentation, PUF.
SchPP : Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena, Coda, 2005