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Alcidamas

13 Décembre 2024, 20:04pm

Publié par La Philosophie

Alcidamas (᾿Αλκιδάμας ὁ ᾿Ελαίτης), historien grec, était originaire d'Élée en Asie Mineure (Quintil. III, l, § 10, avec un commentaire de Spalding). Il fut l'élève de Gorgias, et il résida à Athènes entre 432 et 411 av. J.-C. Selon Eudoxia (p. 100), il donna des leçons d'éloquence, en tant que successeur de son maître, et fut le dernier représentant de l'école sophistique, dont le but était de plaire aux auditeurs par la pompe et l'éclat des mots. L'idée selon laquelle les œuvres d'Alcidamas étaient le reflet puissant de son caractère est attesté par Aristote (Rhet. III, 3, § 8), qui critiqua sa diction pompeuse et son utilisation extravagante des épithètes et des phrases poétiques. Dionysios (De Isaeo, 19), lui aussi, s'en prit à son style vulgaire et boursouflé. On rapporte qu'il fut l'adversaire d'Isocrate (Tzetz. Chil. XI, 672), mais cela ne signifie pas forcément une inimitié réciproque : cette opposition vient du fait qu'Alcidamas condamnait ouvertement la pratique du discours écrit à l'avance.

Les anciens ont cité plusieurs ouvrages d'Alcidamas, tels son Élégie de la Mort, dans laquelle il énumére les démons de la vie humaine, et dont Cicéron parle avec la plus grande révérence (Tusc. I, 48) ; un discours intitulé λόγος Μεσσηνιακός (Aristot. Rhet. I, 13. § 5) ; un écrit sur la musique (Suidas, s. v. ᾿Αλκιδάμας) ; enfin quelques travaux scientifiques, un sur la rhétorique (τέχνη ῥητορική, Plut. Demosth. 5), et un autre appelé λόγος φυσικός (Diog. Laërce VIII, 56) ; tout cela est perdu. Tzetzès (Chil. XI, 752) disposait encore de quelques discours d'Alcidamas, mais seules deux déclamations portant son nom sont parvenues jusqu'à nous :

1. ᾿Οδυσσεὺς ἢ κατὰ Παλαμήδους προδοσίας, dans lequel Ulysse accuse Palamède de trahir les Grecs pendant le siège de Troie. 

2. περὶ σοφιστῶν, dans lequel l'auteur démontre les avantages du discours improvisé et sa supériorité sur le discours écrit à l'avance.
Ces deux discours - le second est indéniablement le meilleur – révèlent à la fois dans la forme et dans le fond, ces fautes de goût qu'Aristote et Dionysios condamnaient sévèrement chez Alcidamas, à savoir la froideur et l'aridité. Cependant, des critiques ont nié l'attribution de ces travaux à Alcidamas ; et, au regard du premier d'entre eux, cette supposition paraît fondée ; le second, en revanche, doit être de la main d'Alcidamas, quoiqu'elle porte l'influence d'Isocrate. La première édition de ces textes est celle de la collection des orateurs grecs publiée par Aldo Manuce, Venise, 1513, fol. Les meilleures éditions modernes sont Reiske, Oratores Graeci, vol. VIII, p. 64, &c. et Bekker, Oratores Attici, vol. VII, (Oxford).

 

Sur les sophistes (περὶ σοφιστῶν)
Contre Palamède (᾿Οδυσσεὺς ἢ κατὰ Παλαμήδους προδοσίας)
Un discours en faveur des Messéniens intitulé Le Messéniaque
Éloge de Naïs
Éloge de la Mort
Discours sur la musique
L'art rhétorique (τέχνη ῥητορική) cité par Plutarque
Le Certamen ou La joute entre Homère et Hésiode (en grec ancien μυσεον) attribué à Alcidamas par un travail philologique de Nietzsche entre 18937 et 1873.  Ce que confirmera la découverte du papyrus Pap Hibeh 13 ainsi qu'un autre fragment palimpseste.

Cet article est une reprise de l'article au sein du Dictionary of Greek and Latin Biography and Mythology, sous la direction de William Smith.

Ἀλκιδάμας: Ἐλεάτης, ἀπὸ Ἐλέας τῆς Ἀσίας, φιλόσοφος, Διοκλέους υἱὸς, μουσικὰ γεγραφότος, μαθητὴς Γοργίου τοῦ Λεοντίνου. (SUIDAS)

cf. Aristote dans La Rhétorique : II,23 1397a1 ainsi que Rhet. III, 3, § 8.
Athénée, Deipnosophistes [XIII 592C
Plutarque : Vie de Démosthène (5,7)
Ménandre le Rhéteur, Sur les discours épidictiques : II, 1.

Marie-Nicolas Bouillet et Alexis Chassang, « Alcidamas », dans Dictionnaire universel d’histoire et de géographie Bouillet Chassang, t. 1, Librairie Hachette, 1878 (lire sur Wikisource), p. 40.
Jean-Jacques Chevallier (1979), Histoire de la pensée politique, Payot, 1979
Silvia Gastaldi (1981), « La retorica del IV secolo tra oralità e scrittura. ‘Sugli scrittori di discorsi’ di Alcidamante », Quaderni di Storia 7, 14, 1981
Guido Avezzù (1982), « Alcidamante. Orazioni e frammenti », Rome, Bollettino dell'Istituto di Filologia Greca, Supplement 6, 1982
Les sophistes, Éd. Garnier Flammarion Tome II (2009).

« ἀλλ ̓ ὥσπερ οἱ διὰ μακρῶν χρόνων ἐκ δεσμῶν λυθέντες οὐ δύνανται τοῖς ἄλλοις ὁμοίαν ποιήσασθαι τὴν ὁδοιπορίαν, ἀλλ ̓ εἰς ἐκεῖνα τὰ σχήματα καὶ τοὺς ῥυθμοὺς ἀποφέρονται, μεθ ̓ ὧν καὶ δεδεμένοις αὐτοῖς ἀναγκαῖον ἦν πορεύεσθαι, τὸν αὐτὸν τρόπον ἡ γραφὴ βραδείας τὰς διαβάσεις τῇ γνώμῃ παρασκευάζουσα καὶ τοῦ λέγειν ἐν τοῖς ἐναντίοις ἔθεσι ποιουμένη τὴν ἄσκησιν ἄπορον καὶ δεσμῶτιν τὴν ψυχὴν καθίστησι καὶ τῆς ἐν τοῖς αὐτοσχεδιαστοῖς εὐροίας ἁπάσης ἐπίπροσθεν γίγνεται » (§ 17)

« Comme ceux qui ont été́ délivrés de leurs fers après un temps ne peuvent plus marcher comme les autres et reviennent à ces postures et à ces démarches auxquelles ils étaient soumis lorsqu’ils étaient enchaînés, l’écriture ralentit la marche de l’esprit et entraîne la pratique du discours de manière contraire aux habitudes, laissant l’âme dans la difficulté́, prisonnière, et fait obstacle à la totale fluidité́ dans les discours improvisés. » (§ 17)

 

« ὅστις οὖν ἐπιθυμεῖ ῥήτωρ γενέσθαι δεινὸς ἀλλὰ μὴ ποιητὴς λόγων ἱκανός, καὶ βούλεται μᾶλλον τοῖς καιροῖς χρῆσθαι καλῶς ἢ τοῖς ὀνόμασι λέγειν ἀκριβῶς, καὶ τὴν εὔνοιαν τῶν ἀκροωμένων ἐπίκουρον ἔχειν σπουδάζει μᾶλλον ἢ τὸν φθόνον ἀνταγωνιστήν, ἔτι δὲ καὶ τὴν γνώμην εὔλυτον καὶ τὴν μνήμην εὔπορον καὶ τὴν λήθην ἄδηλον καθεστάναι βούλεται, καὶ τῇ χρείᾳ τοῦ βίου σύμμετρον τὴν δύναμιν τῶν λόγων κεκτῆσθαι πρόθυμός ἐστιν, οὐκ εἰκότως ἂν τοῦ μὲν αὐτοσχεδιάζειν ἀεί τε καὶ διὰ παντὸς ἐνεργὸν τὴν μελέτην ποιοῖτο, τοῦ δὲ γράφειν ἐν παιδιᾷ καὶ παρέργῳ ἐπιμελόμενος εὖ φρονεῖν κριθείη παρὰ τοῖς εὖ φρονοῦσιν ; » (§ 37)

« Ainsi donc, celui qui désire devenir un orateur accompli et non un artisan du verbe tout juste acceptable, qui préfère faire un bel usage des occasions plutôt que de s’exprimer dans une langue méticuleuse, qui poursuit avec plus d’ardeur le fait de compter comme alliée la bienveillance de ses auditeurs plutôt que leur indignation comme adversaire, qui de surcroît veut rendre son attention déliée, sa remémoration aisée, ses oublis légers et qui est désireux d’acquérir une faculté oratoire proportionnée à la nécessité de la vie, celui-là donc n’est-il pas raisonnable qu’il s’entraîne à improviser continuellement et exhaustivement et, prenant soin de s’adonner à l’écriture par jeu et comme activité secondaire, qu’il soit jugé comme sensé par les sensés ? » (§ 37)

Extraits de l'étude psychologique de Julie Tramonte

 

La γνώμη
24 Comme semble l’indiquer son association avec des termes comme μεθίστημι, μεταβαίνω, ἔρχομαι, ou enc (...)
11Concernant γνώμη, la notion est presque toujours accompagnée d’une idée de changement, de déplacement, de passage d'une activité à une autre24. En effet, au §6 du Sur les Sophistes, Alcidamas – désireux de démontrer la supériorité de celui qui peut improviser ses discours par rapport à celui qui les compose par écrit – affirme qu'en vertu du topos selon lequel « qui peut le plus peut le moins », ceux qui sont habitués à réaliser des choses difficiles, lorsqu'ils tournent leur γνώμη vers des activités de difficulté moindre, réalisent lesdites tâches avec une grande facilité :

25 « ἔπειτα τοῖς μὲν λέγειν δεινοῖς οὐδεὶς ἂν φρονῶν ἀπιστήσειεν, ὡς οὐ μικρὸν τὴν τῆς (...)
« En outre, personne de sensé́ ne pourrait douter du fait que les orateurs habiles pourraient écrire des discours adéquats s’ils transformaient à peine la disposition de leur âme ; de même, personne ne pourrait croire que ceux qui s’adonnent à l’écriture seraient du même coup capables de prononcer des discours. Et vraisemblablement ceux qui accomplissent des choses difficiles, lorsqu’ils tournent leur attention vers les choses plus faciles, mènent à terme leurs affaires aisément tandis que pour ceux qui se sont adonnés aux choses faciles, le soin des choses plus difficiles s’avère rebutant et rude. »25.

26 §34, καθεστάναι τὴν γνώμην εὔλυτον.
27 Nous reprenons ici (librement) la belle expression d'Alonso Tordesillas (1989), « Lieux et temps rh (...)
12L'idée de fluidité, de versatilité, est centrale dans cette fonction de l’esprit. Ce faisant, Alcidamas place la nature même de la γνώμη au cœur de la problématique rhétorique puisqu’elle se trouve sollicitée à chaque changement dans le mode de composition et que son excellence semble être atteinte dans un état optimal de souplesse – i.e. quand la transition entre les deux modes de composition se fait sans heurt et sans friction26, ce qui n'arrive que dans le cas du passage du difficile au facile, et donc de l'improvisation à la composition par écrit. Et ce n’est pas fortuit : cette même idée se retrouve dans une deuxième série d’occurrences de γνώμη relative aux troubles psychiques qui viennent frapper à la fois l’auditoire et l’orateur lorsque ce dernier, perdant ses mots et la parole, perd du même coup la face et l'intelligence devant son public27. Ainsi au §12 :

28 « εἰ γὰρ οἱ τοῖς ὀνόμασιν ἐξειργασμένοι καὶ μᾶλλον ποιήμασιν ἢ λόγοις ἐοικότες καὶ (...)
« En effet, si les discours dont les mots sont peaufinés, et qui ressemblent en cela davantage à des productions littéraires qu’à des discours, ayant rejeté́ à la fois la spontanéité́ et ce qui est le plus conforme aux vérités en ce qu’ils paraissent enfin façonnés et composés de longue main, si ces discours, donc, gorgent les esprits des auditeurs de défiance et d’indignation… »28

13Et au §16 :

29 « ὅταν γάρ τις ἐθισθῇ κατὰ μικρὸν ἐξεργάζεσθαι τοὺς λόγους καὶ μετ ̓ ἀκριβείας καὶ ῥ (...)
« Et quand quelqu’un s’est habitué à composer les discours jusque dans les moindres détails, à arranger les mots avec rythme et minutie, à parfaire son expression au moyen du lent mouvement de sa réflexion, il est inévitable qu’à l’heure d’en venir aux discours improvisés, faisant des choses contraires aux usages habituels, il ait l’esprit rempli d’embarras et de tumulte, qu’il soit mécontent de toutes choses, ne différant en cela en rien de ceux qui ont la voix grêle et que, n’utilisant jamais la souple vivacité́ de son âme, il ne compose jamais des discours avec fluidité́ et susceptibles de plaire aux hommes. »29

14Lorsque l'orateur se retrouve coi devant son public, il ne fait rien d'autre que montrer que l’excellence de souplesse de sa γνώμη n’est pas atteinte, ce qui provoque toute une symptomatologie de troubles psychiques : embarras (§8, 16, ἀπορία), égarement (§8, πλάνος), confusion (§8, ταραχή), tumulte (§16, θόρυβος) pour l'orateur ; défiance et indignation (§12, ἀπιστία, φθόνος) pour l'auditoire. Or, ce rapport entre troubles psychiques et γνώμη présente la particularité d’être systématiquement exprimé sous le mode de l’emplissement : la γνώμη de celui qui bute et ne trouve plus ses mots « est pleine » d’embarras, d’égarement, de confusion (§§8, 16, πλήρη ἔχειν) et celle de celui qui l'écoute se remplit (on pourrait presque dire « se gorge », §12, ἐμπίπλημι) de défiance et d’indignation. Cela laisse envisager une double potentialité, en tant que forme creuse, de la γνώμη : une négative d'une part où l'emplissement serait à entendre au sens de double contamination – contamination de la γνώμη du mauvais orateur et contamination conséquente de l'auditoire à la vue des difficultés éprouvées par le rhéteur ; une positive de l'autre, où la γνώμη serait virtuellement une forme-à-remplir susceptible de jouer un rôle privilégié dans la παιδεία.

30 Sur ce point, voir Pierre Huart (1973), ΓΝΩΜΗ chez Thucydide et ses contemporains : Sophocle, Eurip (...)
31 §34, τῇ χρείᾳ τοῦ βίου σύμμετρον τὴν δύναμιν τῶν λόγων.
32 §3, καὶ τῷ καιρῷ τῶν πραγμάτων καὶ ταῖς ἐπιθυμίαις τῶν ἀνθρώπων εὐστόχως ἀκολουθῆσαι.
33 §23, ἀποβλέποντι.
34 Sur la métrétique du discours, cf. Platon, Protagoras, 283b-286d où la métrétique a pour rôle d’ill (...)
15Cette acception de γνώμη, qui se rapproche de ce que l’on appellerait aujourd’hui « l’attention », s'éloigne manifestement de la valeur que donnait généralement le grec à cette notion et qui renvoyait de manière privilégiée à l'intelligence, à la compréhension, à la prudence, au jugement, ou encore à l'intention, c'est-à-dire à des fonctions plus strictement intellectuelles ou volitives de l'âme30. Ici Alcidamas la rapporte, au contraire, à une certaine forme de sensibilité au double sens du terme, i.e. en tant qu'elle a trait aux affects d'une part et en tant qu'elle relève du champ de ce qui peut être perçu par les sens de l'autre. En ce sens, il s'agit d'un indicateur des attentes de l'auditoire capable d'évaluer la justesse ou le manque de mesure du discours, tant pour ce qui concerne sa longueur factuelle (§23), que pour ce qui a trait à son adéquation aux nécessités de la vie31. Ou, pour le dire plus simplement : le λόγος, pour être acclamé, doit s'accorder congrûment tant aux circonstances qu'aux désirs des hommes32, congruité que doit pouvoir mesurer in actu la γνώμη. Ici, Alcidamas prend position dans un débat qui avait longtemps animé Platon et les sophistes en faisant de la visibilité de γνώμη33, et donc de la capacité à prêter attention à son environnement, le fondement d'une métrétique du discours essentielle à l'orateur pour susciter la sympathie de son public en vue de l'obtention du consensus (§22)34.

La διάνοια
35 §25, τοὺς αὐτοματισμούς.
16Le même impératif de dynamisme semble régir le mécanisme de la διάνοια dont le fonctionnement diffère selon qu’il s’agisse de composition ex abrupto ou de correction de style ex tempora. En effet, à chacune de ces deux temporalités de composition du discours correspond un emploi plus ou moins vif de la διάνοια. Le §16, mentionné supra, est en cela éloquent. On y observe, à propos du processus lent et minutieux qui caractérise la composition des discours écrits, que la perfection du style (ἐπιτελεῖν τὴν ἑρμηνείαν) repose sur un usage a minima, lent (βραδείᾳ), du mouvement de la διάνοια (τῇ τῆς διανοίας κινήσει). Plus loin, Alcidamas fait de la diligence de son opérateur (τὴν συντονίαν τῆς διανοίας) une condition sine qua non du « réfléchir par soi-même » (§24, διανοηθῶσιν αὐτῶν), l'une des deux ressources dont dispose l'orateur, avec la reprise des arguments de l'adversaire, pour enrichir le débat dans le cadre de l'ἀγών. Ici encore, l'opposition du discours improvisé et spontané35 au discours composé par avance et inerte se réduit in fine à des différences quantitatives relativement au mouvement de l'opérateur de l'âme considéré. La διάνοια, qui se présente comme le pôle le plus « logique » des facultés intellectuelles, tant au sens discursif qu’au sens plus intellectif du terme, puisque c’est littéralement d’elle que vient le λόγος (§28, ἀπ᾽ αὐτῆς) – qu’il soit composé par écrit (γεγραμμένος) ou improvisé (ἐκ τοῦ παραῦτικα), est garante, sous sa forme la plus vive, de l'excellence du processus de réflexion (§24).

La μνήμη
36 Platon, Phèdre, 275a3-5 : ἅτε διὰ πίστιν γραφῆς ἔξωθεν ὑπ' ἀλλοτρίων τύπων, οὐκ ἔνδοθεν αὐτοὺς ὑφ' (...)
37 Au sens où cette confiance débouche sur une absence d'exercice de la mémoire, une « ameletèsia mnèm (...)
17Le traitement alcidamantéen de la mémoire ne déroge pas à la règle. Un parallèle a souvent été établi entre les positions platonicienne et alcidamantéenne quant à la critique de l'écriture relativement à ses conséquences sur la μνήμη. Mais, à l’aune de cette analyse du vocabulaire psychologique, ce parallèle ne nous semble qu’apparent. Tandis que dans le Phèdre, Platon – déplorant la confiance aveugle en des empreintes exogènes36 – semble viser par ses reproches certaines dispositions tant pistiques qu'éthiques du sujet mémorisant37, Alcidamas, lui, semble focaliser son attention sur un aspect plus spécifiquement « objectuel », et dès lors technique, de la question (§18) :

38 « πάντες γὰρ ἂν ὁμολογήσειαν τὰ μικρὰ τῶν μεγάλων καὶ τὰ πολλὰ τῶν ὀλίγων χαλεπώτερ (...)
« Et pour cause, alors que les arguments dans les discours sont peu nombreux et importants, les mots et les phrases sont nombreux, communs et peu différents entre eux ; aussi, tandis que chacun des arguments n’est exposé qu’une seule fois, nous sommes obligés d’utiliser plusieurs fois les mêmes mots. C’est ainsi que, pour les premiers, la remémoration est aisée alors que pour les autres elle est difficile à rappeler et la connaissance difficile à garder en mémoire. »38

39 Nous suivons, à propos du statut des enthymèmes chez Alcidamas, une partie de l'analyse de Francesc (...)
18Ce n'est pas par rapport à sa fonction première et en tant qu'elle suppose une confiance en l'écriture que la composition par écrit développera l'oubli, mais en raison de son caractère ἀκριβής, exact, précis, travaillé. L’improvisation, qui ne suppose que la mémorisation de « matrices argumentatives » (ἐνθυμήματα39), plus importantes et moins nombreuses que les mots (ὀνόματα), permet de garantir la fluidité de l'élocution. L'écriture conduit donc pour l'un à la mort de la mémoire en tant que cette dernière n'est plus sollicitée, pour l'autre à sa saturation parce qu'elle l'est trop. Si les deux philosophes s'opposent à la valorisation de l'écriture comme instrument de mémoire, ce n'est donc pas tout à fait de la même manière dans la mesure où Alcidamas semble l'envisager du côté de l'excès et Platon de celui du défaut.

La ψυχή
40 Aristote, Rhétorique, III, 3, 1406a1-b14 = Alcid. fr. 16 (μένους μὲν τὴν ψυχὴν πληρουμένην), fr. 26 (...)
19De la même manière, le terme générique ψυχή est toujours lié à l'idée de souplesse, de labilité (§§ 16, 34), ce que semble recouper la teinte d'irrationalité qui le caractérise dans les fragments transmis par Aristote et où il se trouve étroitement lié au vocabulaire des passions40. De surcroît, en d’autres endroits du texte, ψυχή s’expose comme potentiellement altérable, modifiable – comme si elle était évolutive ponctuellement dans sa forme (§6, τὴν τῆς ψυχῆς ἕξιν μεταρρυθμίσαντες) et de manière plus permanente dans le temps (§32, τὰς τῆς ψυχῆς ἐπιδόσεις). Cette image est renforcée au §17 où Alcidamas entreprend une approche négative de l'analogie grossissante de l'âme et du corps des prisonniers qui n'est pas sans faire écho à l'allégorie de la caverne :

41 « ἀλλ ̓ ὥσπερ οἱ διὰ μακρῶν χρόνων ἐκ δεσμῶν λυθέντες οὐ δύνανται τοῖς ἄλλοις ὁμοίαν (...)
« Comme ceux qui ont été́ délivrés de leurs fers après un temps ne peuvent plus marcher comme les autres et reviennent à ces postures et à ces démarches auxquelles ils étaient soumis lorsqu’ils étaient enchaînés, l’écriture ralentit la marche de l’esprit et entraîne la pratique du discours de manière contraire aux habitudes, laissant l’âme dans la difficulté́, prisonnière, et fait obstacle à la totale fluidité́ dans les discours improvisés. »41.

20Dans ce passage, le disciple de Gorgias soutient que l'écriture serait à l'âme ce que les chaînes seraient au corps : des entraves qui marquent à jamais votre posture et que trahissent chacun de vos mouvements, rompu, haché, presque claudiquant. Dans cette idée que l'exercice de la composition par écrit contient en lui le germe de l'impossibilité du plein exercice de la parole – et dans l'image du bridage, de l'obstacle, qu'elle évoque – se dessine comme en creux celle de l'excellence de la ψυχή caractérisée par son extrême fluidité.

Le νοῦς
42 Cf. Alcidamas, Ulysse où l'expression apparaît comme une formule de captatio benevolentiae (§4, τὸν (...)
21Le terme de νοῦς semble pouvoir être rapproché de la faculté raisonnante de l’âme, ce qui rejoint l’acception commune et topique qui renvoie à l'idée de sens commun42, mais les occurrences sont honnêtement trop peu nombreuses pour que l’on puisse en tirer quelque conclusion que ce soit.

La πρόνοια
43 §23, ἴσως δ' ἀδύνατόν ἐστιν ἀνθρωπίνην πρόνοιαν ἐφικέσθαι τοῦ μέλλοντος, ὥστε προϊδεῖν ἀκριβῶς.
44 §33, τοῖς μὲν γὰρ ἐνθυμήμασι καὶ τῇ τάξει μετὰ προνοίας ἡγούμεθα δεῖν χρῆσθαι τοὺς ῥήτορας.
45 Anon. M.X.G. 980b1-5.
46 L'idée d'utilité, omniprésente dans le texte, préside aux discours politiques et judiciaires. Voir (...)
47 Ce qui n'est pas sans rappeler les caractéristiques et les modalités d'une autre forme d'intelligen (...)
22Quant à la πρόνοια, elle se définit de manière négative sur fond de pessimisme gnostique relativement aux choses du futur43. Et pour cause, cette analyse de la πρόνοια est coextensive à une contestation radicale de l'opportunité et de l'utilité de l'écriture : s’il n'est pas possible de prévoir ce qui se passera, et comment l'auditoire réagira au discours, alors il n'est pas possible, ni utile, d'écrire à l'avance. Ainsi considéré, μνήμη et πρόνοια ont pour tâche de travailler, de pair, à l’exposition du discours. Le rôle de la première se circonscrit à la mémorisation et au rappel des matrices argumentatives (ἐνθυμήματα), celui de la seconde à leur usage et à leur ordonnancement afin de satisfaire au mieux l’exigence de persuasion du discours ainsi agencé44. Cela n'est pas sans rappeler la leçon de Gorgias selon laquelle il convient de dire un λόγος et non un πρᾶγμα45. Ce faisant, Alcidamas met sur le devant de la scène les capacités de réaction du rhéteur qui, pour ne pas se voir destituer de sa capacité à agir opportunément, et donc utilement46, pour sa cité doit se distinguer par sa « présence continue » au monde qui l'entoure, à ce qui se passe autour de lui pour reprendre l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant

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