La Philosophie à Paris

HOMMAGES / Gérard Engrand

25 Juillet 2024, 15:55pm

Publié par Anthony

Gérard Engrand, in memoriam

Lundi 1er mai 2023, 13 h 06 : j’apprends le décès de Gérard Engrand (ancien directeur de l’école d’architecture de Lille).

À 15 h 02, le même jour, suite à un certain nombre de ces subtiles (?) maladresses dont moi seul détiens jalousement le secret, je me vois confier par Pablo Lhoas (actuel directeur de l’école d’architecture de Lille) la mission d’écrire quelques mots pour évoquer sa mémoire.

(Un très bref instant, je songe à certains qui lui doivent davantage que moi, bien davantage, mais qui ont, aussi, la mémoire plus courte — mais cela en vaut-il la peine, et peut-on leur on vouloir ?).

15 h 03 : je prends la mesure de la difficulté et me mords les doigts. Je commence déjà à regretter d’avoir accepté. Ceux qui ont les doigts sensibles — mais, surtout, ceux qui ont connu Gérard Engrand, comprendront pourquoi. La tâche est — euphémisme — plutôt délicate. (En général, confronté à semblable embarras, on se croit obligé d’évoquer “la complexité du personnage”…).

Je ne me sens pas capable de me livrer à la figure imposée de l’oraison funèbre, de l’hommage institutionnel, voire du panégyrique.

Il faudra donc faire, simplement, avec quelques fragments. De mémoire.

* 1978–1979 : je suis en Terminale. Deux amis, originaires de ma ville, située à une centaine de kilomètres de Lille, sont “en archi”. En première année. Le week-end, ils viennent me voir, me racontent leur vie d’étudiants. Me font rêver. (Je me souviens très bien à quel point décrocher le bac signifiait alors à mes yeux : “venir à Lille”. Soit, à peu de chose près, décrocher la Lune, du même coup). Ils me racontent des anecdotes. La mère de N. est intensément saturée de principes et de conventions, au point que cela ressemble très fort à de la profonde bêtise. À l’occasion d’une visite de l’école d’architecture, elle roule des yeux effarés à chaque fois qu’elle croise un enseignant. (La mode est alors au look baba cool :barbe longue accompagnée de cheveux longs — ce qui n’exclut pas pour autant, simultanément, l’option calvitie). À un moment donné, dans un couloir, elle s’écrie : “Mon Dieu, mais celui-là, c’est le pire de tous !“. Et N., embarrassé, de la supplier : “Maman, moins fort, c’est le directeur !“.

 

* 1996-1997 : je me trouve, avec Gérard Engrand, en salle Challet (à “son” époque, c’était la Salle “A”). Nous nous efforçons d’initier les étudiants à ce que pourrait être l’écriture d’un Mémoire. Certains étudiants sont très réfractaires. Voire agressifs. (C’est une autre époque. Le paradigme LMD n’est pas encore assimilé. L’écriture en archi, c’est pas gagné). Tout à coup, Gérard Engrand livre cette confidence : il a été élevé par sa grand-mère, qui n’avait pas fait d’études, mais qui vouait, par principe (“cette sainte femme”), un immense respect à l’instruction, la scolarité, l’activité intellectuelle, etc. Aussi longtemps qu’il était occupé à “faire ses devoirs”, elle lui laissait la paix. Sinon, il courrait le risque de se voir réquisitionné pour de redoutables et rébarbatives corvées domestiques : épluchage de légumes, ménage, etc. Il avait, donc, très vite, développé une habile stratégie : avoir, toujours, ouverts devant lui, quoiqu’il arrive, un livre, un cahier, et une poignée de crayons à portée de mains : solides remparts qui lui garantissaient une paix royale. Et puis, à force, il avait fini par y prendre goût. (L‘ai-je — l’avons-nous — jamais connu autrement que dans cette posture ?).

 

* Vers la même époque : nous sommes chez lui, nous préparons un cours. Il reçoit un coup de fil. Le responsable d’une institution souhaite son avis à propos d‘un enseignant de l’école. Sa réponse est élogieuse : “C’est quelqu’un de très bien. Il y a toujours une prise de risque considérable dans tout ce qu’il fait”. Et d’insister : “Une prise de risque au sens intellectuel.C’est quelqu’un qui travaille”. J’avais été — je suis encore — très impressionné par ce superbe compliment.

 

* Gérard Engrand avait un goût immodéré pour les bons mots. Il lui arrivait de faire preuve en ce domaine d’un certain talent.

Un jour, un membre de ce qu’il convient désormais de désigner comme “la communauté de l’administrative” de notre établissement, déclara à Gérard Engrand :

— Je ne suis pas un imbécile !

Ce à quoi il lui fut répondu :

— Je n’ai jamais dit ça… Même si, par le passé, il vous est souvent arrivé de déployer énormément d’efforts pour parvenir à me persuader du contraire…

 

* Retour au 1er mai 2023 : je passe mentalement en revue la liste de ceux à qui je pourrais faire part de cette triste nouvelle. Parmi ces destinataires possibles, il m’apparaît aussitôt que l’un d’entre eux mérite autre chose qu’un mail, un sms. Faute de pouvoir le joindre et lui parler de vive voix, je laisse un message sur sa boîte vocale. Il me rappelle dix minutes plus tard. Sa voix tremble un peu. Je fais semblant de croire que c’est imputable à la mauvaise liaison téléphonique. (Après tout, on est le premier mai : les types qui sont d’astreinte pour veiller à la qualité des communications chargées d’émotion doivent avoir autre chose à faire). En fait, la liaison est parfaitement claire. Une phrase qu’il tente est fauchée par des sanglots. Il raccroche après avoir dit : “C‘est les larmes. On se rappelle”.

 

Bien sûr. On se rappelle.

On se rappelle Gérard Engrand.

 

Jean-Christophe Gérard / Enseignant à l’ENSAPL, chercheur associé Laboratoire STL (Savoirs, Textes, Langage) UMR 8163, CNRS, Université de Lille SHS, Membre du Centre Michel Foucault, Chercheur au LACTH

Gérard Engrand, philosophe, ancien directeur de l’École d’architecture de Lille, ancien enseignant de l’École Centrale de Lille et de l’École polytechnique fédérale de Lausanne nous a quitté dans la nuit du 1ermai.

En tant que directeur de l’école de Lille, Gérard Engrand s’était particulièrement impliqué pour l’intégration et le développement de la recherche au sein de notre établissement. A la fin des années 1980 et au début des années 1990, il contribue à la préfiguration d’un premier groupe de recherche au sein de l’école de Lille, puis à la création de l’équipe de recherche CEC (Conception et Enseignement de la Conception) qui, après sa fusion avec l’équipe AVH (Architecture, Ville, Histoire), devient le noyau du laboratoire de recherche actuel de l’école : le LACTH (Laboratoire, Architecture, Conception, Territoire, Histoire).

Durant ses premières années de direction, période pendant laquelle la recherche était encore peu valorisée dans les écoles d’architecture, l’impulsion donnée par Gérard Engrand s’est révélée précieuse et fructueuse. En tant que directeur, mais aussi enseignant (il animait un séminaire d’initiation à la recherche), il a également a été à l’origine de nombreuses initiatives et actions en faveur de l’ouverture pédagogique de notre établissement à d’autre disciplines, la philosophie et la sociologie notamment, mais également les arts plastiques qu’il a encouragé dans un esprit interdisciplinaire avec le soutien des enseignants de l’école et de partenaires extérieurs.

Esprit vif et pédagogue passionné, il nourrissait les esprits de ses étudiants aux sources les plus diverses, dont la littérature, y compris le roman policier, genre qu’il prisait particulièrement et auquel il a consacré plusieurs articles. Cet éclectisme culturel revendiqué était pour lui comme pour celles et ceux avec qui il a travaillé un encouragement à l’ouverture intellectuelle, au décloisonnement, à la recherche et à la création, valeurs partagées dont hérite aujourd’hui notre établissement.

Ses nombreuses contributions, conférences, publications, ainsi que les partenariats qu’il a suscité en France et à l’étranger (Lausanne, Louvain-la-Neuve notamment) et son implication dans les réseaux régionaux et les grands projets (tel Euralille), illustrent sa volonté de faire entrer en résonnance le « ciel des idées » (expression qu’il affectionnait) et le réel : un « arraisonnement », selon ses mots, qui se situe au principe même de l’enseignement et de la pratique de l’architecture.

 

Frank Vermandel / Enseignant à l’ENSAPL, maître de conférences, Chercheur au LACTH, Architecte DPLG, HDR

En mémoire à Gérard ENGRAND

Je retiens de Gérard Engrand les débats autour de la crise nationale de l’enseignement de l’architecture faisant suite à la fin des années 1980, alors que j’intégrais l’école en tant que jeune étudiante, en 1988.

Je retiens également ses propos concernant l’aventure tout à fait particulière du projet d’Euralille et au travail de l’OMA. Gérard Engrand a participé à des travaux et événements collectifs, transdisciplinaires dont les réflexions venaient mettre à l’épreuve l’écriture d’un projet. Il passait son temps à dire aux étudiants en architecture qu’il s’intéressait aux opérations de fabrication, à la fois intellectuelles et concrètes, qui conduisent au bâtiment ; il pouvait leur dire d’une manière un peu étonnante : « je ne m’intéresse pas à l’architecture ! ». Il complétait alors par « je ne m’intéresse qu’à la tête des architectes et aux rapports entre leur tête et leurs mains »… Et il prenait ensuite le temps de montrer que certains architectes (et notamment Rem Koolhaas, « Rem » disait-il) fondent leur travail non sur une « théorie de l’architecture » mais sur une « théorie du projet », basant ainsi leur discours davantage sur les « modalités concrètes de conception du bâtiment » que sur l’ « objet formel produit ».

Je retiens encore les réflexions menées notamment avec Philippe Boudon et l’équipe CEC « Conception et Enseignement de la Conception » de l’école, jusque cette conférence sur le geste koolhassien, « “Il y a concert ce soir”. Un point de vue poïétique sur la Casa da Musica de Rem Koolhaas » (Colloque « Musique et architecture », Paris, 2006), qui vient dialoguer avec le point de vue architecturologique de Philippe Boudon (également présent à ce colloque). J’ai retrouvé dans mes archives le texte et l’enregistrement de cette conférence. Voici un petit extrait : « Comment inventer en architecture. Pas en sortant de sa tête des formes nouvelles, mais en mettant en œuvre de nouvelles procédures, en convoquant des
compétences non encore utilisées dans ce champ, en inventant des protocoles et des dispositifs de conception inédits. » Aux côtés de Philippe Boudon, Antonia Soulez, Pierre Mariétan, Alain Sarfati, Gérard Engrand écrit ici particulièrement clairement ce qu’il avait
l’habitude de dire aux étudiants.

Pour finir, les disques durs de l’ordinateur de Gérard Engrand doivent contenir quelques pépites ; il me confiait, au début des années 2000, qu’il était fasciné par les nouveaux disques durs faisant des sauvegardes en conservant les brouillons successifs, signes des gestes de la pensée, trace ou mémoire de l’invention d’un geste, de la fabrication d’un projet.

 

Séverine BRIDOUX-MICHEL

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