PHILOSOPHIE / Un philosophe est un flambeur par Jean-Toussaint Desanti
Dans notre série Qu'est-ce qu'un philosophe ?
Jean-Toussaint Desanti : Un philosophe est un flambeur
Propos recueillis par François Ewald
In magazine littéraire n° 339
Janvier 1996
Jean-Toussaint Desanti est né en 1914. Il fait un peu figure de patriarche de la philosophie française. Spécialiste de
philosophie des mathématiques, il a publié en 1992 un livre d'entretiens (Réflexions sur le temps, variations philosophiques I, avec Dominique-Antoine Grisoni, éd.Grasset) sur la notion
de temps, et est en train d'élaborer, à son tour, une réponse à la question : qu'est-ce que la philosophie ? Après avoir donné sa vision de la situation de la philosophie, il illustre la figure
du professeur à travers un émouvant portrait de François Châtelet.
Q - Il y a dix ans disparaissait une grande figure de la philosophie française, François Châtelet.
J.T. Desanti - François Châtelet était un professeur : quelqu'un qui donne ce qu'il croit savoir en partage, quelqu'un qui a sinon la certitude, du moins la conscience assurée de
posséder ce qu'il croit savoir que dans le moment où il le fait partager, dans le moment où il y a non seulement échange mais mise en œuvre commune. En ce sens, c'était un homme de communication,
dans le sens profond du mot ; c'était un homme d'accueil, un homme de partage du sens ; ce n'était pas un gardien jaloux de ce qu'il croyait savoir. Cela transparaissait dans son aspect, dans sa
façon d'être. La stature de François Châtelet, sa façon de se poser comme corps, était celle d'un homme rassurant. Il se présentait dans le monde comme témoin d'une région de tranquillité. En
tout cas j'avais tendance, moi qui suis très petit et lui très grand, à me sentir à l'abri lorsque j'étais près de lui.
Q - J'ai le souvenir d'une très grande générosité.
J.T. Desanti - C'était à la fois de la générosité, et plus que de la générosité. Sa générosité se fondait sur le fait qu'il ne pouvait pas se définir ni s'accepter comme un
penseur solitaire. La communication lui était pour ainsi dire substantiellement immanente.
Q - Dans l'histoire de la philosophie, y a-t-il d'autes exemples de cette figure philosophique ?
J.T. Desanti - Socrate était sans doute comme ça. Mais je suppose que la plupart des philosophes ont à un moment de leur vie éprouvé cette exigence du partage, cette recherche du
partage. Tous ne l'ont pas satisfaite, mais tous l'ont éprouvée, tous ont cherché à réassurer leur parole dans la parole de l'autre.
Q - La différence de François Châtelet n'était-elle pas que la générosité chez lui était attentive à la demande de l'autre ?
J.T. Desanti - Elle consistait à se réassurer, en répondant à la demande de l'autre, de ce qu'il projetait lui-même comme travail pour la vérité. François Châtelet était un
travailleur du vrai. Si on n'a pas de projet pour l'assurance concernant le sens de ce qui est dit, il n'y a pas de travail de la pensée possible. Même si on ne sait pas ce que veut dire être
vrai, il reste qu'on garde l'exigence de parvenir à la prise de possession d'un sens communicable, répétable, susceptible d'être prolongé devant l'autre. Car ce que l'on dit, on le dit toujours
devant l'autre même si on parle tout seul, même lorsqu'on lit un texte. Le déjà pensé, il faut se le recommuniquer à soi-même comme à un autre. On est toujours dans cette situation. François
Châtelet avait compris cela, pour ainsi dire par abondance de nature. C'est ce qui fait son poids dans l'histoire de la philosophie.
Q - Peut-on dire que la philosophie soit aujourd'hui " éclatée " ?
J.T. Desanti - Elle est en effet éclatée, parce qu'il n'y a pas de point fixe, ni de région repérable où le travail de la pensée puisse s'installer de façon à mettre en œuvre une
démarche unitaire. Il n'y a de point fixe ni du côté du sujet ni du côté de ce qu'on pourrait nommer un concept fondamental, un maître concept. Le champ d'expériences signifiant se trouve privé
de connections fondamentales. C'est ainsi, par exemple, que l'on ne peut pas actuellement constituer un concept du temps qui permettrait de saisir l'ensemble de ses expériences - le temps de
l'histoire, le temps de la physique, le temps de l'expérience interne, le temps du remords, le temps de l'angoisse, le temps de la mort et le temps de la naissance, le temps de l'écart et le
temps de l'oubli, le temps dans lequel les choses changent et demeurent -, dans une démarche unitaire, alors même que nous soupçonnons que toutes ces formes d'expériences du temps renvoient à un
temps unique. Ramener l'une de ces expériences à l'autre vous place devant une région de failles, devant un problème, celui-là même que Kant avait repéré lorsqu'il explique que le temps de
l'appréhension du phénomène n'est pas le temps dans le phénomène.
Q - Cette situation de la philosophie est-elle neuve ?
J.T. Desanti - On a toujours eu affaire à des formes d'expériences, à des formes de cultures différenciées. Le travail de la pensée consiste à la ressaisir avec l'exigence de
s'installer dans un point vide, un point zéro, un point d'où il semble qu'on doive tout reprendre. Malheureusement ou heureusement, ce point zéro, ce point de recommencement, ce point de
rebroussement ne se laisse pas déterminer avec évidence.
Q - Vous avez pourtant connu la domination sinon de grands systèmes, du moins de grandes synthèses comme le marxisme ou la phénoménologie.
J.T. Desanti - On n'a jamais à faire qu'à une apparence du système. Prenons Hegel : voilà un bloc d'énoncés qui se présente comme " le " système. Mais pour y entrer, on doit
s'installer en un point déterminé et le remettre en mouvement. Sinon le système reste incompris, jusque dans sa nature même. Ou bien vous le répétez et c'est inutile, ou bien vous le mettez en
œuvre, et vous le remettez à zéro. La difficulté aujourd'hui est de trouver le point zéro.
Cela dit, ce n'est pas arbitrairement que l'on décide de penser dans telle direction ou dans telle autre. Toute configuration conceptuelle ou sensible donnée montre ses failles, ses régions
d'effondrement. C'est dans la reconnaissance de ces régions de faille et d'effondrement que la grande structure qui paraît aller de soi exige d'être mise en mouvement. C'est ce qu'on appelle le
travail de la pensée.
Q - L'activité philosophique fait éclater les systèmes.
J.T. Desanti - Nécessairement. Prenez la phénoménologie. Elle n'a pas été pour rien dans cet éclatement. Sa démarche se présente comme un projet de recommencement, orienté à
l'origine vers l'idée d'une philosophie première, d'une science fondamentale : il fallait découvrir un point où s'installer pour déployer le champ du travail. Du même coup, au départ, l'idée même
de système paraît ineffectuable ou tout au moins ajournée, parce qu'en projet. Or un système en projet n'est plus un système fermé. Husserl, par exemple, recherche une philosophie fondamentale
autofondée, susceptible de constituer l'autoconscience de l'humanité pensante. Merleau-Ponty s'est toujours efforcé de saisir la connexion des divers champs d'expériences ; il a toujours cherché
à savoir comment s'agence la région de ce qui peut avoir sens ou non-sens. S'il y a donc dans la phénoménologie une sorte de systématicité en projet, une sorte de systématicité en devenir, cette
systématicité en devenir, cette systématicité est sans cesse à l'épreuve et toujours à recommencer.
Q - Y a-t-il aujourd'hui des figures qui ressembleraient à celle de François Châtelet ?
J.T. Desanti - Je n'en vois pas mais j'en souhaite. Parce que, à mon sens, le philosophe ne doit pas simplement écrire, se retrancher, solitaire, dans ses écritures. Il doit
parler avec les gens, partager. Cela peut se faire dans bien des endroits : les classes de philo, l'université, les cafés.
Q - Peut-on définir ce que c'est que la philosophie ?
J.T. Desanti - On m'a proposé de rédiger un ouvrage qui répondrait à cette question. J'ai dit que je ne répondrais pas, que je ne voulais pas répondre, que je ne savais pas.
Pourtant ça fait plus de soixante ans que j'enseigne la philosophie. Je suis comme le mathématicien Lagrange avec l'espace : je crois savoir de quoi je parle, mais si on me demande ce que c'est,
je ne peux pas répondre. La seule chose que je puisse faire lorsqu'on me pose la question : qu'est-ce que la philosophie ? c'est dire, venez voir, nous allons nous mettre en chemin et voir ce qui
se passe. Exactement comme lorsqu'on joue au poker, on met sa mise sur le tapis et puis on voit si on gagne ou on perd. La philosophie exige que nous mettions en jeu tout ce que nous savons, tout
le savoir, qu'on voie comment il se gagne ou se perd, comment il se détruit ou subsiste. Finalement, c'est une sorte de jeu, le jeu de la mise en mouvement, de la mise en désordre, de la mise en
éclatement. Si on s'installe dans un savoir donné, peu importe lequel, on est perdu parce qu'on y est installé, on y est assujetti à ses normes. La première démarche est de se désassujettir pour
arriver au point où il paraît n'avoir aucun sens. Répondre à la question : qu'est-ce que c'est que le poker ? en ne donnant que les règles du jeu ne peut satisfaire personne. Celui qui pose la
question veut savoir pourquoi on a envie de jouer au poker. Il y a des gens qui misent tout ce qu'ils ont pour continuer à jouer, pour continuer à gagner de l'argent et le jouer, pour le risquer.
La philosophie, c'est comme le poker. Un philosophe, c'est un flambeur.