LIBAN / "Israel n'a pas d'autre ennemi que lui-même"
Certes, Israël a «le droit de se défendre», mais au nom de quelle loi a-t-il la liberté de saccager la vie et l'avenir de tout un pays ? Aujourd'hui, il faut être d'une naïveté américaine pour croire que la nouvelle guerre contre le Liban a été déclenchée à cause de l'enlèvement de deux soldats israéliens (au demeurant druzes). Connaissant le rôle que concède l'armée israélienne aux soldats issus de cette communauté, il est étonnant de voir Israël lever une armée de 100 000 hommes pour voler au secours de deux de ses supplétifs.
Dans les colonnes de Libération, l'un des stratèges israéliens reconnaissait, aux premiers jours de la guerre, que l'invasion du Liban était programmée de longue date. Dans cet Orient, imprévisible, instable et parfois incompréhensible, il y a très peu de place pour l'improvisation et surtout quand il s'agit d'orchestrer avec autant de minutie la mise en coupe réglée de tout un pays. A voir l'ampleur des dégâts et la puissance démentielle de feu utilisée par Israël, on se demande si la véritable cible est bien le Hezbollah et non le Liban. Depuis près de trois semaines, les missiles et les bombes ont rasé les usines, les écoles, les aéroports, les écoles, des cinémas, des champs d'oliviers et jeté sur les routes plus de 600 000 personnes. Le Liban coule, mais les roquettes du Hezbollah tombent toujours sur la Galilée et rien, bien sûr, ne peut justifier ces actes criminels qui visent des civils.
Depuis la fin de la guerre civile, le Liban, Sisyphe d'Orient, s'est reconstruit d'une façon miraculeuse. Une nouvelle ville est née à Beyrouth, peu importent les moyens déployés pour sa renaissance. Une nouvelle génération née durant la guerre est venue au monde qui voulait fermer définitivement la page des guerres et des conflits. Durant un an, toute la société civile s'est mobilisée pour chasser l'armée d'occupation, si ce n'est de colonisation syrienne, et se battait pour chasser de la tête de l'Etat un président inféodé à Damas. Israël intervient pour réduire en poussière tout ce chemin parcouru. Car la principale victime, c'est bien le Liban dont les infrastructures mais surtout la confiance en soi sont aujourd'hui réduites à néant. Quant au Hezbollah, quelle que soit l'issue de ce conflit, il sortira vainqueur de cette épreuve. L'adversité a toujours été une bénédiction pour les mouvements religieux.
Au moment où l'Amérique de Bush rêve d'inculquer ou d'inoculer la démocratie aux pays d'Orient, il serait bon de rappeler que le Liban est aujourd'hui l'unique et seul pays du monde arabe où il existe une presse libre, des télévisions libres, des élections libres. Un pays où l'on peut prier en arabe, en syriaque ou en grec dans des églises orthodoxes ou catholiques sans être lynché comme à Alexandrie où décapité comme à Alger. Un pays où les femmes libres, comme nulle part ailleurs, peuvent s'afficher en plein ramadan avec leur verre de vin ou leur cigarette sans être vitriolées. Un pays où il existe, malgré l'indigence des pouvoirs publics, un cinéma, une presse digne de ce nom et une tradition théâtrale unique en son genre qui fait qu'il y a un mois une troupe de jeunes filles jouait à Beyrouth les Monologues du vagin en arabe. Un pays où tout un peuple peut descendre dans la rue pour réclamer la vérité à son gouvernement, sans être fauché par les balles des mitrailleuses, comme à Damas ou finir dans les geôles, comme dans le Goulag de la Tunisie. Ce n'est pas le Hezbollah qu'on casse, c'est l'ultime et unique espace de liberté, de création et de subversion arabe qu'on détruit.
En fait, Israël réalise pour la deuxième fois le rêve secret de tous les Etats arabes de la région, détruire cette cité paillarde, frondeuse et insensée. Beyrouth, c'est Sodome pour les wahhabites d'Arabie, Beyrouth, c'est Carthage pour les Alaouites de Syrie. Damas, Aman, Riyad, Bagdad, La Mecque, l'ont rêvé, Tsahal l'a fait. La preuve : les premiers à applaudir cette «intervention» furent les Saoudiens, non par peur des Chiites, comme on veut le faire croire, mais par haine de cette terre singulière du Liban où, malgré quinze siècles de guerres et de persécutions, la voix des muezzins n'a pas fait taire les cloches des églises. Ce n'est pas un fruit du hasard si les missiles américains au laser qui se déversent sur le Liban passent par les bases des Emirats arabes.
J'ai toujours pensé que toute concession faite aux islamistes est un renoncement à la liberté, mais le Hezbollah n'est ni la nébuleuse terroriste d'Al-Qaeda ni l'inculte et barbare GIA algérien. Au-delà de sa milice mais que pèse-t-elle face à l'armée israélienne ? c'est un parti qui siège au gouvernement et qui joue pleinement le jeu démocratique. Il encadre, scolarise, et soigne la communauté la plus importante du pays. Vouloir l'extirper du Liban comme l'OLP est une grave erreur. Le Hezbollah n'est pas un corps étranger : il est l'émanation, la respiration et la pensée de toute une communauté pauvre et démunie. Depuis Kaboul, on sait que le désarroi des gens n'est pas soluble dans le napalm. Quand j'entends «Condi» Rice parler de cette guerre comme de la naissance d'un autre bébé-Orient, je tremble pour le Liban. On sait les beaux bébés de démocratie faits par les Américains en Somalie, en Afghanistan et en Irak. C'est devenu un théorème physique : toute société plongée dans un plan américain reçoit une poussée de haut en bas égale au nombre de marines et de GI déplacés. Je parie même que si, un jour, les troupes américaines occupaient le Vatican, on verrait au bout d'une semaine le pape crier depuis le balcon de la place Saint-Pierre : Allah Akbar !
Il reste une idée, si ce n'est un fantasme, à laquelle il faudrait un jour ou l'autre tordre le coup, c'est «la menace arabe sur Israël», «Ils veulent raser Israël». Ce fantasme est parfois à la limite du risible. Chacun sait pourtant la nature totalitaire des régimes de la région et du monde arabe, un chapelet de dictatures qui s'égrène de Rabat à Bagdad, leur corruption, leur arriération, leur sous-développement en tout, le sous-équipement de leurs armées. Je ne sais quel dirigeant aurait demain le projet de s'attaquer à Israël, à commencer par la Syrie qui, malgré l'occupation du Golan, n'a jamais toléré le moindre jet de pierre depuis son territoire sur le sol israélien. Non, les régimes arabes ne rêvent de raser qu'une seule chose : leurs peuples. Comme le dit si bien ce proverbe palestinien : «Le dirigeant juif a le cul sur le trône et les yeux sur son peuple alors que le dirigeant arabe a les yeux sur le trône et le cul sur le peuple.»
Israël n'a pas d'autre ennemi que lui-même, cette folie de destruction de l'autre, que ce soit à Gaza ou à Beyrouth, ne lui épargnera jamais la nécessité de voir la réalité en face, d'accepter l'indépendance des Palestiniens, de reconnaître la souveraineté du Liban. Les faits sont têtus, il faudra qu'un jour ou l'autre Israël accepte le fait de ne pas être implanté en Floride et ce ne sont surtout pas les bombes à fragmentation qui transformeront en un siècle ou en mille les habitants de Damas, de Naplouse ou de Tyr en Séfarades inconditionnels du Likoud.
Cette guerre fait d'autres dégâts qu'on ne soupçonne guère, car si du côté français on veille, tous médias confondus, à la reléguer bien loin derrière Zidane et la canicule et à n'en donner que les images les plus soft, du côté des chaînes arabes, c'est une boucherie que des millions de foyers vivent en direct avec les envoyés spéciaux d'Al-Jezira et d'Al-Arabiya. Rien n'est épargné aux spectateurs, ni les ambulances pulvérisées ni les corps fumants des enfants qui se déversent par centaines dans les morgues du pays. Voilà les images, les seules que les enfants du monde arabe ont d'Israël. Si Israël réclame à chaque fois, et à juste titre, une condamnation de l'antisémitisme qui se propage dans les communautés maghrébines et arabes, il faudra qu'il donne une autre image que celle des drones et des F16.
Nous sommes de plus en plus rares à défendre l'idée insensée mais inéluctable d'une reconnaissance mutuelle entre Palestiniens et Israéliens, rares à croire, envers et contre tous, en un avenir possible et partagé pour les deux peuples, seule condition pour une paix au Moyen-Orient. La paix d'Israël ne passera que par la liberté du Liban. Et si cette vision paraît idéaliste, il est temps de se souvenir de l'un des préceptes de mon cher Rabbi Nahman de Braslav : «Si la paix se sauve, cours vite la rattraper.»