La Philosophie à Paris

DERRIDA / Pour une justice à venir

29 Juillet 2006, 09:00am

Publié par Maïwenn Furic

Le BRussells Tribunal est une commission d’enquête sur le « Nouvel Ordre Impérial », et plus particulièrement sur le « Project for a New American Century » (PNAC), le « think tank » néoconservateur qui sous-tend la logique de guerre du gouvernement Bush. Parmi les co-signataires du « mission statement » du PNAC figurent, entre autres, Dick Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz. Le programme de ce groupe de pression est de promouvoir une hégémonie planétaire au moyen d’une armée supertechnologique, d’éviter la naissance d’une superpuissance concurrente et de mener une action préventive contre tous ceux qui menacent les intérêts américains. Le BRussells Tribunal se tiendra du 14 au 17 avril à Bruxelles*. Jacques Derrida, qui souffrait à l'époque d'un cancer, avait invité l’ initiateur du projet, Lieven De Cauter, a sa maison pour un entretien. Paris8philo

Pour une justice à venir

Entretien avec Jacques Derrida

 

 

 

 

Lieven De Cauter: En vous remerciant de votre générosité - pourquoi avez-vous decidé de nous accorder cet entretien sur notre initiative, Le "BRussells Tribunal"?

Jacques Derrida : Je tenais d’abord à saluer votre initiative dans son principe : réveiller la tradition d’un Tribunal Russell est symboliquement une chose importante et nécessaire aujourd’hui. Je crois que, dans le principe, c’est une bonne chose pour le monde, ne serait-ce que pour nourrir la réflexion géopolitique de tous les citoyens du monde. Je crois d’autant plus à cette nécessité que depuis quelques années, on est de plus en plus attentifs à la mise en oeuvre, à la constitution d’institutions internationales, de droit international qui, par delà la souveraineté des Etats, jugent des chefs d’Etat, des généraux. Pas encore des Etats en tant que tels, justement, mais des personnes responsables ou soupçonnées d’être responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité - on peut citer les cas de Pinochet malgré son ambiguïté ou de Milosevic. En tous cas, des chefs d’Etats en tant que tels ont à comparaître devant une Cour Pénale Internationale, par exemple, qui a un statut reconnu dans le droit international malgré toutes les difficultés que vous savez: les réticences américaines, françaises, israéliennes. Néanmoins ce tribunal existe, et même s’il est encore balbutiant, faible et problématique dans la mise en oeuvre de ses sanctions, il existe comme phénomène de droit international reconnu.

Votre projet, si je le comprends bien, n’est pas du même type, même s’il s’inspire du même esprit. Il n’a pas de statut juridique ou judiciaire reconnu, par aucun Etat, et par conséquent cela reste une initiative privée. Des citoyens de différents pays se mettent d’accord pour conduire le plus honnêtement possible une enquête sur une politique, sur un projet politique et sa mise en oeuvre. Il ne s’agit pas d’aboutir à un jugement comportant des sanctions mais d’éveiller ou d’aiguiser la vigilance des citoyens du monde et en premier lieu des responsables que vous jugez. Cela peut avoir un poids symbolique auquel je crois, un poids symbolique exemplaire.

C’est pourquoi, bien que je ne me sente pas engagé dans l’expérience effective que vous allez mener, je tiendrais beaucoup à souligner que le cas que vous allez examiner – qui est naturellement un cas massif et très grave – n’est qu’un cas parmi d’autres. Dans la logique de votre projet, d’autres politiques, d’autres Etats-majors politiques ou militaires, d’autres pays, d’autres hommes d’Etats peuvent être amenés à être jugés de la même manière ou à être

* pour plus d'informations sur le BRussells Tribunal : www.brusselstribunal.org

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associés à ce cas. Personnellement, j’ai une attitude critique à l’égard de l’administration Bush et de son projet, de son attaque contre l’Irak, et des conditions dans lesquelles ça s’est développé d’une façon unilatérale malgré les protestations officielles de pays européens dont la France, en violation des règles des Nations Unies et du Conseil de sécurité….. Mais malgré toutes ces critiques - que j’ai exprimées publiquement d’ailleurs - je ne souhaiterais pas que ce soit les Etats-Unis en général qui aient à comparaître devant un tel tribunal. Je voudrais distinguer dans les Etats-Unis un certain nombre de forces qui se sont opposées aussi fermement qu’en Europe à la politique en Irak. Celle-ci n’engage pas le peuple américain en général ni même l’Etat américain, mais une phase de la politique américaine qui va d’ailleurs être remise en question à la veille des élections présidentielles. Il va peut-être y avoir un changement, au moins partiel, aux Etats-Unis même, donc je vous appellerai à la prudence quant à la cible de l’accusation.

LDC : C’est pourquoi nous nous sommes intéressés non pas au gouvernement en général mais plus particulièrement au Project for the New American Century, le « think tank » d’où émergent toutes ces idées extrêmes d’unilatéralisme, d’hégémonie, de militarisation du monde, etc….

JD : Là où un projet politique explicite déclare sa visée hégémonique et veut tout mettre en oeuvre pour la réaliser, là on peut en effet accuser, protester au nom du droit international et des institutions existantes, dans leur esprit et dans leur lettre. Je pense aussi bien aux Nations-Unies qu’au Conseil de Sécurité, qui sont des institutions respectables, mais dont la structure, la charte, les procédures devront être réformées, surtout le Conseil de Sécurité. La crise qui vient de se produire le confirme: il faudra bien que ces institutions internationales soient transformées. Là, naturellement, je plaiderais pour une transformation radicale -dont je ne sais pas si elle se développera à brève échéance- qui remettrait en question même la Charte, c’est-à-dire le respect des souverainetés états-nationales et le non-partage des souverainetés. Il y a une contradiction entre le respect des droits de l’homme en général qui font aussi partie de la Charte et le respect de la souveraineté état-nationale. Les Etats sont en effet représentés en tant qu’Etats aux Nations-Unies et a fortiori au Conseil de Sécurité, qui rassemble les vainqueurs de la dernière guerre. Tout ça appelle à une transformation profonde. Je tiendrais à ce que soit une transformation et non pas une destruction car je crois à l’esprit des Nations-Unies.

LDC : Donc vous restez toujours dans la vision de Kant…

JD : Au moins dans l'esprit de Kant, car j’ai aussi au sujet du concept kantien de cosmopolitisme quelques questions*. C’est dans cette perspective que je crois que des initiatives comme la vôtre (ou des initiatives analogues) sont symboliquement très importantes pour appeler à la prise de conscience de ces transformations nécessaires. Cela aura – en tous cas je le souhaite- une valeur symbolique d’appel à la réflexion dont nous avons besoin, dont les Etats ne se chargent pas, dont même les institutions du type Cour Pénale Internationale ne se chargent pas…

LDC : Si je peux me permettre une précision : nous faisons partie de tout un réseau qui s’intitule « World Tribunal on Iraq ». Il y aura des sessions à Hiroshima, Tokyo, Mexico, New-York, Londres, Mumbai ….A Londres, et là le lien entre la Cour Pénale Internationale et le tribunal moral est très fort, les responsables du Tribunal sur l’Irak ont réalisé un dossier avec des spécialistes pour examiner si Blair (qui a reconnu la Cour Pénale Internationale) a commis une transgression de la loi internationale. De toute évidence, il y a un grand consensus parmi les spécialistes pour dire que cette guerre est une transgression, c’est une "guerre agressive" au sens technique du mot dans la charte de l' ONU, car il n’y avait pas de danger imminent pour le territoire des pays concernés. Le résultat de cette enquête est qu’ils

* Derrida réfère à sa réflexion sur Kant et son idée d'un 'Völkerbund' (alliance des peuple) dans 'Voyous', p118-125.

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ont déposé un dossier au Tribunal Pénal International, à La Haye. Idem à Copenhague, puisque le Danemark fait partie de la coalition. Il y a donc des possibilités que notre initiative morale se transforme, dans certaines de ses composantes, en une procédure juridique strictement dite.

JD : C’est souhaitable, évidemment ! Mais la probabilité que ça se fasse me paraît faible, car il y aura trop d’Etats qui s’opposeront au devenir institutionnel et judiciaire général de votre initiative, et pas seulement les Etats-Unis. Si cela n’arrive pas, cela ne veut pas dire que votre projet est voué à l’inefficacité. Au contraire. Je crois à sa grande efficacité symbolique dans l’espace public. Le fait que ce soit dit, publié, même si ce n’est pas suivi de jugement au sens judiciaire strictement dit et encore moins de sanctions, peut avoir beaucoup d’effet symbolique sur la conscience politique des citoyens, un effet relayé, différé, mais dont on peut espérer beaucoup. Ce que je souhaiterais, c’est que vous restiez juste à l’égard de vos accusés, que votre démarche soit vraiment intègre, sans prise de parti préliminaire, sans préalable, que cela se fasse dans la sérénité et la justice, qu’on identifie bien les responsables, qu’on ne déborde pas, et qu’on n’exclue pas, dans l’avenir, d’autres procès du même type. Je ne souhaiterais pas que ce procès serve d’alibi pour ne pas mener d’autres procès aussi nécessaires concernant d’autres pays, d’autres politiques, qu’elles soient européennes ou non. Je souhaiterais même que le caractère exemplaire de votre initiative mène à une instance durable, sinon permanente.

Je crois que ce sera ressenti comme plus juste si vous ne vous acharnez pas sur cette cible comme seule cible possible, notamment parce que, comme vous le savez, dans cette agression contre l’Irak, la responsabilité américaine a été naturellement déterminante mais elle ne s’est pas faite sans complicités complexes de beaucoup de côtés. Il s’agit d’un noeud presque inextricable de co-responsabilités. Je souhaiterais que ce soit pris en compte clairement et que ce ne soit pas l’accusation d’un seul homme. Même s’il est un idéologue, une personne qui a donné au projet d’hégémonie une forme particulièrement lisible, il ne l’a pas fait tout seul, il n’a pas pu l’imposer à des gens non consentants. Donc le contour de l’accusé, du ou des prévenus, est très difficile à déterminer.

LDC : Oui, c’est une des raisons pour lesquelles nous avons quitté la forme strictement juridique. Un des désavantages de la forme juridique est qu’on ne peut que cibler des personnes. Or nous voulons viser un système, une logique systémique. Nous nommons les accusés (Cheney, Wolfowitz, Rumsfeld) pour montrer aux gens que nous ne parlons pas de fantômes, mais nous visons le PNAC en tant qu’ensemble de discours performatifs, c’est-à-dire des plans pour aboutir à quelque chose, des visées vers une action qui se réalise. Notre difficulté est aussi une difficulté de communication : communiquer aux gens que le PNAC existe et que c’est important de le faire connaître, c’est déjà tout un travail.

JD : Bien sûr. Et pour ça, il est important que ce soit pour une part personnalisé et pour une autre part développé à la hauteur du système, des principes, du concept, là où ce système, ces principes, ces concepts, violent des lois internationales qu’il faut à la fois respecter et peut-être aussi changer. C’est là que vous n’éviterez pas d’avoir à parler de la souveraineté, de la crise de la souveraineté , du nécessaire partage ou de la délimitation de la souveraineté. Personnellement, quand j’ai à prendre position sur ce vaste sujet de la souveraineté, de ce que j’appelle sa nécessaire déconstruction, je suis très prudent. Je crois qu’il faut, par une analyse philosophique, historique, déconstruire la théologie politique de la souveraineté. C’est une énorme tâche philosophique, et là il faut tout relire, de Kant à Bodin, de Hobbes à Schmitt. Mais en même temps il ne faut pas croire qu’on doit militer pour la dissolution pure et simple de toute souveraineté : ce n’est ni réaliste ni même souhaitable. Il y a des effets de souveraineté qui sont encore à mes yeux politiquement utiles pour lutter contre certaines forces ou concentrations de forces internationales qui se moquent bien de la souveraineté.

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Dans le cas présent, nous avons justement la conjonction de l’affirmation arrogante et hégémonique d’un Etat-Nation souverain et d’un ensemble de forces économiques mondiales, avec toute sorte de transactions et de complications, qui engagent aussi bien la Chine, que la Russie, que beaucoup de pays du Moyen-Orient. C’est là que ça devient très difficile à dénouer. Je crois que quelquefois, la revendication de la souveraineté n’est pas nécessairement à dénoncer ou à critiquer, ça dépend des situations.

LDC : Comme vous l’avez bien prouvé dans "Voyous", en déconstruisant le terme, pas de démocratie sans « cratie » : il faut une sorte de pouvoir, et même de force.

JD : Absolument. On peut aussi parler de la souveraineté du citoyen, qui vote souverainement, donc il faut être très prudent. A mes yeux, l’intérêt de votre projet est d’engager ou de poursuivre cette réflexion en partant d’un cas effectif qui prend une forme militaire, stratégique, économique, etc…C’est très important de développer cette réflexion sur un cas, mais c’est une réflexion de longue haleine qui accompagnera tout le devenir géopolitique des décennies à venir. Ce n’est pas seulement en tant que français, européen ou citoyen du monde mais aussi en tant que philosophe soucieux de voir ces questions s’élaborer, que je trouve votre tentative intéressante et nécessaire. Elle donnera l’occasion à d’autres, à beaucoup d’autres j’espère, de prendre position par rapport à ce que vous faîtes, de réfléchir, éventuellement de s’opposer à vous, ou de vous rejoindre, mais ça ne pourra que faire du bien à la réflexion politique dont nous avons besoin.

LDC : J’étais tout à fait étonné de la définition que vous donnez dans Le concept du 11 septembre : vous appellez philosophe celui qui s’occupe de cette transition des institutions politiques et internationales à venir . C’est une définition très politique du philosophe.

JD : Ce que je souhaitais laisser entendre, c’est que ce ne sont pas nécessairement les philosophes professionnels qui vont s'en occuper. Le juriste ou l'homme politique qui prend en charge ces questions sera le philosophe de demain. Parfois, les hommes politiques ou les juristes sont plus capables de penser philosophiquement ces questions que des philosophes universitaires professionnels, même s’il y en a quelques uns dans l’Université qui s’en occupent. En tous cas, la philosophie aujourd’hui, ou le devoir philosophique, c’est de penser cela dans l’action, en faisant quelque chose.

LDC : J'aimerais qu'on revienne à cette notion de souveraineté. Le Nouvel Ordre Impérial qui dénomme des « rogue States » n’est-il pas un Etat d’exception ? Vous parlez dans Voyous du concept d’auto-immunité de la démocratie : la démocratie, à certains moments critiques, croit devoir se suspendre pour défendre la démocratie. C’est ce qui se passe maintenant aux Etats-Unis, à la fois dans la politique intérieure du pays et dans la politique étrangère. L’idéologie du PNAC, et donc de l’administration Bush, c’est exactement ça.

JD : L’exception est la traduction, le critère de la souveraineté, comme l’a noté Carl Schmitt (que j’ai critiqué d’autre part, il faut être très prudent quand on parle de Carl Schmitt, j’ai écrit quelques chapitres sur Carl Schmitt où je le prends au sérieux et où je le critique dans Politique de l’amitié et je ne voudrais pas que ma réflexion sur Carl Schmitt soit considérée comme une adhésion ni à ses thèses ni à son histoire). Est souverain celui qui décide de l’exception. Exception et souveraineté vont ici de pair. De la même façon que la démocratie, parfois, se menace elle-même ou se suspend elle-même, la souveraineté consiste à se donner le droit de suspendre le droit . C’est la définition du souverain il fait la loi, il est au dessus de la loi, il peut suspendre la loi. C'est ce qu’ont fait les Etats Unis d’une part, quand ils ont transgressé leurs propres engagements à l’égard de l’ONU et du Conseil de Sécurité et d’autre part, à l’intérieur même du pays, en menaçant dans une certaine mesure la démocratie américaine, c’est-à-dire en y introduisant des procédures policières et judiciaires d’exception. Je ne parle pas seulement des prisonniers de Guantanamo mais aussi du Patriot Act : depuis son adoption, le FBI s’est livré à des procédures inquisitoriales d’intimidation qui ont été

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dénoncées par les américains eux-mêmes, notamment des juristes, comme contraires à la Constitution et à la démocratie.

Cela dit, pour être juste, il faut rappeler que les Etats-Unis sont quand même une démocratie. Bush, qui a été élu de justesse, risque de perdre les prochaines élections : il n'est souverain que pour quatre ans. C’est un pays très légaliste où ont lieu beaucoup de manifestations de libertés politiques qui ne seraient pas tolérées dans bien d’autres pays. Je ne parle pas seulement des pays connus comme non démocratiques mais aussi de nos démocraties européennes occidentales. Aux Etats-Unis, quand j’ai vu des manifestations massives contre la guerre imminente en Irak, devant la Maison Blanche, tout près des bureaux de Bush, je me suis dit que si en France des manifestants se regroupaient par milliers pour aller protester devant l’Elysée dans une situation analogue, ça ne serait pas toléré. Pour être juste, il faut tenir compte de cette contradiction interne à la démocratie américaine : d'un côté, auto-immunité : la démocratie se détruit en se protégeant, mais de l'autre côté il faut tenir compte aussi du fait que cette tendance hégémonique est aussi une crise de l’hégémonie. Les Etats-Unis, à mon avis, se crispent sur leur hégémonie à un moment où elle est menacée, précaire. Il n’y a pas de contradiction entre la pulsion hégémonique et la crise. Les Etats-Unis sentent bien que dans quelques années, et la Chine, et la Russie auront commencé à peser. Les histoires de pétrole, qui ont naturellement déterminé l’épisode irakien, sont liées à des prévisions à long terme concernant notamment la Chine : l’approvisionnement en pétrole de la Chine, le contrôle du pétrole moyen-oriental…tout cela signifie que l’hégémonie est aussi menacée que manifeste et arrogante.

C’est une situation extrêmement complexe, c’est pourquoi je suis poussé à dire qu’il ne s’agit pas d’accuser ou de dénoncer les Etats-Unis en bloc, mais tenir compte de tout ce qu’il y a de critique dans la vie politique américaine. Il y a aux Etats Unies des forces qui luttent contre l’administration Bush, il faut s’allier à ces forces-là, en reconnaître l’existence. Quelques fois elles manifestent leurs critiques de façon plus radicale qu’en Europe. Mais il y a évidemment – et je suppose que vous allez en parler dans votre commission d’enquête – l’énorme problème des médias, du contrôle des médias, de la puissance médiatique qui a accompagné de façon déterminante toute cette histoire, du 11 septembre à l’invasion de l’Irak, l’invasion de l’Irak étant d’ailleurs à mon avis programmée bien avant le 11 septembre. LDC : Oui, c’est d’ailleurs une des choses à prouver. Le PNAC, en 2000, écrit « Pendant des décennies, les Etats-Unis ont cherché à jouer un rôle plus permanent dans la sécurité de la région du Golfe. Si le conflit non résolu avec l’Irak fournit une justification immédiate, la nécessité d’une présence américaine forte dans le Golfe passe avant le problème du régime de Saddam Hussein. » Ils l’écrivent en septembre 2000 : c’était déjà décidé, tout le reste n’est qu’alibi.

JD : C’est un débat que j’ai eu publiquement avec Baudrillard, qui disait que l’agression contre l’Irak – qui se préparait à ce moment-là – était issue directement du 11 septembre. Je me suis opposé à cette thèse, j’ai dit que je pensais qu’elle aurait eu lieu de toutes façons, qu’on en avait les prémisses depuis longtemps, et que les deux séquences sont dissociables, dans une certaine mesure. Le jour où on en fera l’histoire, que les documents seront rendus publics, on s’apercevra que le 11 septembre a été précédé par des tractations très compliquées, secrètes, souvent en Europe, au sujet du passage de pipe-lines de pétrole, à un moment où le clan pétrolier était au pouvoir. Il y a eu des tractations et des menaces, et il n’est pas impossible de penser qu’un jour on découvrira que c’est vraiment le clan Bush qui a été visé plutôt que le pays, l'Amérique de Clinton. Mais il ne faut pas s’arrêter au pétrole : il y a beaucoup d’autres enjeux de stratégie géopolitique, parmi lesquels les tensions avec la Chine, l’Europe, la Russie. Des alliances très mobiles comme toujours avec les Etats-Unis, puisqu’ils ont attaqué les gens qu'ils ont soutenu pendant très longtemps. L’Irak a été l’allié des Etats-Unis comme de la France : c’est pris dans une mobilité diplomatique et hypocrite d’un bout à l’autre, et non seulement de la part des Etats-Unis. Il y a beaucoup d’autres enjeux

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que celui du pétrole, d’autant plus que le pétrole, c’est l’histoire de quelques décennies : il n’y aura plus de pétrole dans 50 ans! Il faut prendre en compte la question pétrolière, mais ne pas lui réserver toute l’attention et l’analyse. Il y a des questions militaires, qui passent par des questions territoriales d’occupation et de contrôle. Mais la puissance militaire n’est pas seulement une puissance territoriale, on le sait maintenant, elle passe aussi par des contrôles non territorialisés, techno-télécommunicationnels, etc. Tout ça doit être pris en compte.

LDC: Et Israël?

JD: Beaucoup ont dit que l’alliance américano-israélienne ou le soutien que les Etats-Unis apportent à Israël n’est pas étranger à cette intervention en Irak. Je crois que c’est vrai dans une certaine mesure. Mais là aussi c’est très compliqué, parce que si en effet le gouvernement actuel d’Israël –et là je prendrais la même précaution que pour les Etats-Unis : il y a en Israël des israéliens qui luttent contre Sharon- s’est officiellement et publiquement félicité de l’agression contre l’Irak, la liberté que cela a pu lui donner en apparence dans ses initiatives offensives de colonisation et de répression est très ambiguë. Là aussi on peut parler d’auto-immunité : c’est très contradictoire, car en même temps cela a aggravé le terrorisme palestinien, intensifié ou réveillé des symptômes d’antisémitisme dans toute l’Europe…

C’est très compliqué, car s’il est vrai que les américains soutiennent Israël –comme la plupart des pays européens, avec des modulations politiques différentes-, les meilleurs alliés américains de la politique Sharon, c’est-à-dire la politique la plus offensive des gouvernements israéliens, ne sont pas seulement la communauté juive américaine mais aussi les fondamentalistes chrétiens. Ils sont souvent les plus pro-israéliens des américains, quelque fois plus que certains juifs américains. Je ne suis pas sûr qu’il aura été de l’intérêt d’Israël que se produise dans cette forme là cette agression contre l’Irak. L’avenir nous le dira. Même Sharon rencontre aujourd’hui une opposition dans son propre gouvernement, dans sa propre majorité, car il prétend retirer des colonies de Gaza. La difficulté d’un projet comme le vôtre, si nécessaire, si juste et si magnifique soit-il dans son principe, c’est de tenir compte prudemment de toute cette complexité, d’essayer de ne pas être injuste avec les uns et les autres. C’est une des raisons pour lesquelles je tiens à vous dire ma solidarité de principe. Incapable de participer effectivement à l’enquête et au déroulement du jugement à cause de ma maladie, je préfère me limiter pour l’instant à cet accord de principe mais n’hésiterai pas à vous applaudir après coup, si je trouve que vous avez bien mené la chose!

LDC : Vos propos sont limpides et donneront à boire à beaucoup de gens qui ont soif (de justice par exemple). Merci beaucoup. En post-scriptum: parlons une minute de messianisme. C’est-à-dire de "la force faible" qui réfère à Benjamin et que vous évoquez dans le « Prière d’insérer », l'avant-propos de Voyous. Permettez moi de le citer: "Cette force vulnérable, cette force sans pouvoir expose à (ce) qui vient, et qui vient l'affecter (...) Ce qui s'affirme ici, ce serait un acte de foi messianique - irréligieux et sans messianisme. (...) Ce lieu n'est ni un sol ni un fondement. Là pourtant viendrait prendre l' appel à une pensée de l'événement à venir: de la démocratie à venir, de la raison à venir. A cet appel se confient tous les espoirs, certes, mais l'appel reste, en lui-même, sans espoir. Non pas désespéré mais étranger à la téléologie, à l'espérance et au salut de salvation. Non pas étranger au salut à l'autre, non pas étranger à l'adieu ou à la justice, mais encore rebelle à l'économie de la rédemption." .... j'ai trouvé ça très beau. Presque une prière à insérer - dans le quotidien, dans notre projet. C'est quoi, ce messianisme sans religion?

JD : La force faible réfère en effet à l'interprétation benjaminienne, mais ce n'est pas exactement la mienne. C'est ce que j’appelle la « messianicité sans messianisme » : je dirais qu’aujourd’hui, une des incarnations, une des mises en acte de cette messianicité, de ce messianisme sans religion, je la trouverais dans les mouvements alter-mondialistes. Des mouvements encore hétérogènes, encore un peu informes, pleins de contradictions, mais qui rassemblent les faibles de la terre, tous ceux qui se sentent écrasés par les hégémonies

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économiques, par le marché libéral, par le souverainisme, etc… Je crois que ce sont ces faibles qui seront à terme les plus forts et qui représentent l’avenir. Bien que je ne sois pas un militant engagé dans ces mouvements-là, je mise sur la force faible de ces mouvements alter-mondialistes qui auront à s’expliquer, à dénouer leurs contradictions, mais qui sont en marche contre toutes les organisations hégémoniques du monde. Pas seulement les Etats-Unis, c’est aussi le Fonds Monétaire International, le G8, toutes ces hégémonies organisées des pays riches, des pays forts et puissants, dont l’Europe fait partie. Ce sont ces mouvements alter-mondialistes qui sont une des meilleures figures de ce que j’appellerai la messianicité sans messianisme, c'est-à-dire sans appartenance à une religion déterminée. Dans le conflit avec l’Irak il y a eu beaucoup d’éléments religieux en jeu, et de tous les côtés – du côté chrétien comme du côté musulman. Ce que j’appelle messianicité sans messianisme, c’est un appel, une promesse d’avenir indépendante pour ce qui vient, et qui vient comme tout messie dans la forme de la paix et de la justice, une promesse indépendante de la religion, c'est-à-dire universelle. Une promesse indépendante des trois religions quand elles s’opposent entre elles, puisqu’en fait c’est une guerre entre trois religions abrahamiques. Une promesse au-delà des religions abrahamiques, universelle, sans rapport à des révélations ou à l'histoire des religions. Mon propos ici n’est pas anti-religieux, il ne s’agit pas de partir en guerre contre les messianismes religieux proprement dit, c'est-à-dire judaïques, chrétiens ou islamiques. Mais il s'agit de marquer un lieu où ces messianismes sont excédés par la messianicité, c'est-à-dire par cette attente sans attente, sans horizon de l’événement à venir, de la démocratie à venir avec toutes ses contradictions. Et je crois qu’il faut chercher aujourd’hui, très prudemment, à donner à cette messianicité force et forme, sans céder aux vieux concepts de la politique (souverainisme, Etat-national territorialisé), sans céder aux Eglises ou aux pouvoirs religieux, théologico-politiques ou théocratiques de tous ordres, que ce soit les théocraties du Moyen-Orient islamique, ou que ce soit, déguisées, les théocraties occidentales. (Malgré tout l’Europe, la France en particulier mais aussi les Etats-Unis sont des pays laïques en principe dans leurs Constitutions. J’entendais récemment un journaliste dire à un américain : « comment expliquez-vous que Bush dise toujours « God bless America », que le Président jure sur la Bible, etc » et l’autre lui a répondu : « ne nous donnez pas de leçons de laïcité car bien avant vous, nous avons inscrit dans la Constitution la séparation de l’Eglise et de l’Etat », que l’Etat n’était pas sous le contrôle d’une religion quelle qu’elle soit, ce qui n’empêche pas la domination chrétienne de s’exercer, mais là aussi il faut être très prudent). La messianicité sans messianisme, c’est ça : l’indépendance à l’égard du religieux en général. Une foi sans religion en quelque sorte.

Recueilli par Maïwenn Furic

(Ris Orangis, Jeudi 19 février 2004)

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