La Philosophie à Paris

326. La hiérarchie chez les rats.

14 Février 2013, 22:52pm

Publié par Anthony Le Cazals

Dans des conditions égales, nombre d’hommes périssent continuellement, l’unique individu sauvé en est d’ordinaire plus fort, parce qu’il a supporté ces circonstances fâcheuses grâce à une force innée indestructible et y a encore trouvé pour cette force exercice et accroissement : ainsi s’explique le miracle.  Nietzsche NzHH°242.

Parlons à présent de ce qui est, non la destination de la philosophie, mais l’un de ses bras de levier via lequel elle a toujours opéré : le taquin ou le dérangeur 531. Cela se retrouve en  physique quantique qui taquine avec de la limière les matériaux semi-conducteurs isolants pour les rendre conducteurs. Je ne développe pas ici la différence politique entre autonomie et hétéronomie  334a mais c’est d’elle dont il est question : la soumission à sa propre loi ou à la loi de l’autre — ou encore la distance prise par rapport à la loi du même qu’est l’homonomie 334b. On peut par éducation avoir quelques réticences à parler de hiérarchie mais il suffit de passer par la Sorbonne ou quelque autre institution de façade pour savoir combien elle existe, pleine de bêtise. La hiérarchie n’empêche pas les relations transversales de type ouvert ou disjoint, comme les a mis en avant Guattari, mais c’est qu’alors, quelque chose s’est mis en place dans la société, ce qui n’est pas le cas dans les sociétés closes ou pestilentielles. Tout ceci pour introduire la hiérarchie chez les rats, le comportement des rats en espace clos.

 

« Une expérience a été effectuée sur des rats. Pour étudier leur aptitude à nager, un chercheur du laboratoire de biologie comportementale de la faculté de Nancy, Didier Desor, en a réuni six dans une cage dont l'unique issue débouchait sur une piscine qu'il leur fallait traverser pour atteindre une mangeoire distribuant les aliments. On a rapidement constaté que les six rats n'allaient pas chercher leur nourriture en nageant de concert. Des rôles se sont développés, ils se les étaient ainsi répartis: deux nageurs exploités, deux non-nageurs exploiteurs, un nageur autonome et un non-nageur souffre-douleur.


Les deux exploités allaient chercher la nourriture en nageant sous l'eau. Lorsqu'ils revenaient à la cage, les deux exploiteurs les frappaient et leur enfonçaient la tête sous l'eau jusqu'à ce qu'ils lâchent leur magot. Ce n'est qu'après avoir nourri les deux exploiteurs que les deux exploités soumis pouvaient se permettre de consommer leurs propres croquettes. Les exploiteurs ne nageaient jamais, ils se contentaient de rosser les nageurs pour être nourris.


« L'autonome était un nageur assez robuste pour ramener sa nourriture, passer les exploiteurs et se nourrir de son propre labeur. Le souffre-douleur, enfin, était incapable de nager et incapable d'effrayer les exploités, alors il ramassait les miettes tombées lors des combats. La même structure : deux exploités, deux exploiteurs, un autonome et un souffre-douleur, se retrouva dans les vingt cages où l'expérience fut reconduite.


« Pour mieux comprendre ce mécanisme de hiérarchie, Didier Desor plaça six exploiteurs ensemble. Ils se battirent toute la nuit. Au matin, ils avaient recréé les mêmes rôles. Deux exploiteurs, deux exploités, un souffre-douleur, un autonome. Et on a obtenu encore le même résultat en réunissant six exploités dans une même cage, six autonomes, ou six souffre-douleur.


« Puis l'expérience a été reproduite avec une cage plus grande contenant deux cents individus. Ils se sont battus toute la nuit, le lendemain il y avait trois rats crucifiés dont les autres leur avaient arraché la peau (sic). Moralité: plus la société est nombreuse plus la cruauté envers les souffre-douleur augmente. Parallèlement, les exploiteurs de la cage des deux cents entretenaient une hiérarchie de lieutenants afin de répercuter leur autorité sans même qu'ils aient besoin de se donner le mal de terroriser les exploités.


« Autre prolongation de cette recherche, les savants de Nancy ont ouvert par la suite les crânes et analysé les cerveaux. Or les plus stressés n'étaient ni les souffre-douleur, ni les exploités, mais les exploiteurs. Ils devaient affreusement craindre de perdre leur statut de privilégiés et d'être obligés d'aller un jour au travail.


« Se pourrait-il que pour chaque espèce animale il existe une sorte de grille d'organisation spécifique. Quels que soient les individus choisis, dès qu'ils sont plus de deux, ils s'empressent de tenter de reproduire cette grille pour s'y intégrer. Peut-être que l'espèce humaine est tributaire elle aussi d'une telle grille. Et quel que soit le gouvernement anarchiste, despotique, monarchiste, républicain ou démocratique, nous retombons dans une répartition similaire des hiérarchies. Seuls changent l'appellation et le mode de désignation des exploiteurs. »


Osons une conjecture analogique. Livrons-nous à une pure spéculation fortuite pour essayer de figurer ce qui nous intéresse là et ainsi imaginer ce que cela peut déclencher une situation proche de la maison de poupée habitée de souris dans le film Mon oncle d’Amérique. Imaginons qu’un élément aussi allogène que le livre imprimé pour le Moyen Âge pénètre la cage et affecte vers un nouveau désir le comportement d’un rat. Ce dernier, qui parvient à s’affirmer indépendamment, n’est plus focalisé sur le seul objectif de se battre pour sa nourriture et de rentrer dans le petit jeu des convenances de la reconnaissance et des aspirations hiérarchiques. Ce rat, qui n’est plus focalisé sur sa propre survie, a l’esprit disposé à un nouveau genre de stimuli. Que se passerait-t-il si on mettait un humain, homme ou femme, dans un territoire clôturé et pour une durée indéterminée et que via un livre plus sulfureux que L'amant de Lady Chaterley on le fasse entrer dans une posture aux aguets ? Il se met très certainement à forger des outils pour échapper aux cadres préconçus de cette mondanité 412d. Deleuze et Guattari, très vite, diraient qu’il crée une échappée, une ligne de fuite. On peut dénommer de tas de manières différentes cette petite fenêtre : capacité autonome, création, subversion, dépersonnalisation, devenir-imperceptible, singularité, brèche. Heureusement les situations sont plus complexes dans la société humaine, plus encore que dans sa mondanité, et l’on a des humains imprimeurs ou des codeurs-informaticiens, des humains diffuseurs et surtout des humains penseurs qui ne sont pas tout à fait des humains écrivains focalisés sur eux-mêmes et sur la domination d’autres humains, qui résignés par les discours diffus, finissent par leur rapporter leurs propres profits — ce qui correspond à la nourriture dans l’expérience des rats. L’une des tâches du philosophe est d’introduire la dimension particulière du fini-illimité 331 dans la situation soit sous forme de nuance, soit comme un acte interminable et joyeux. Les deux sont liés. On retrouve cela chez Voltaire combattant l’infâme ou encore le « je perçois de l’infâme » de Foucault. Chez Nietzsche on retrouve ce frein déclencheur, cette crispation à l’amorce des choses sous le nom de sottise. Chez Deleuze c’est la bêtise DzP_177, chez Montaigne c’est l’imprudence, chez Foucault et Sénèque la stultitia.

a.    Les souffre-douleur – Si les opprimés s’en sortent ce n’est que par eux-mêmes, parce qu’ils trouvent leur propre échappée, leur propre liberté. Ils n’ont que peu d’issues : périr ou s’affranchir. De quoi sortent-il ? Ils se sortent d’une situation de pourrissement, d’oppression, plutôt que d’être affligés, ils se sortent des structures et des systèmes établis, y compris les institutions et les organisations. On peut prendre le cas difficile des criminels emprisonnés, ce sont des sortes d’opprimés de la société qui payent pour leur passé, qui subissent la croyance au libre-arbitre et à l’acte libre. L’essentiel, ce qu’il faut souligner, ce n’est pas qu’ils ont commis un crime, mais qu’eux-mêmes sachent ce qu’ils vont en faire. Pensons-là à Dostoïevski. Hommes fugitifs NzVP4°244 ou rédempteurs. Périr ou s’affranchir telle est la condition des opprimés. Ces opprimés ne sont pas les dominés. Les opprimés ce sont les souffre-douleur, ou comme dirait Nietzsche les affligés par leur passé, ceux qui portent le fardeau de la hiérarchie — l’institution, la famille, l’état, la bureaucratie et les violences qui les traversent, l’exploitation salariale. Ainsi les souffre-douleur de toute situation d’oppression — et non de domination — sont caractérisés par une incapacité, une impossibilité qui n’a d’autre alternative que de périr, même à petit feu, ou de fuir pour une autre situation. Ils ne peuvent recouvrer leur capacité que si on les affecte activement : c’est-à-dire qu’on les pousse et les encourage à l’action plus qu’on ne les aide car c’est ainsi que naît l’attachement du résilient. D’où l’importance, de l’inscription d’intensités de vie, des livres subversifs comme recueils de ce qui doit être affirmé. Ils ne seront, par contre, jamais sujet à l’événement. L’événement 643 est toujours un point de vue hétéronome sur une autonomie, mais les opprimés ont franchi un horizon et c’est bien pour cela qu’on les entend peu. Honte à eux ! Entendrait-on crier. Ils n’auront aucune fidélité ni pour la quête de vérité (homonomie 334b), ni pour l’hypothèse qu’il y ait du Même et de l’Autre. Le système hiérarchique les a rejetés parce que les valeurs qu’ils subissent n’étaient pas les leurs. Ils sont indifférents aux abstractions des systèmes homonomes.


b. Les autonomes. — Sortis de l’oppression, « émancipés », les affranchis (ou autonomes) n’oublient pas qu’ils sont passés par la case des opprimés dans leurs trajets sinueux qui les ont conduit à l’autonomie. C’est par là même qu’ils biaisent l’objection de Nietzsche : les hommes capables se fourvoient dans leur capacité : réussite, aspirations humaines ou hiérarchiques. Ils sont incapables de juger librement. Mais c’est que l’autonomie, la capacité repart sans cesse de zéro, de l’intensité nulle. Les « hommes capables », comme les appelle Nietzsche, n’ont plus besoin de juger librement puisqu’ils sont libres après avoir été dans la hiérarchie puis « affligés » par celle-ci. Chez les philosophes, ce moment d’oppression se caractérise de plusieurs manières quant à son issue et son intensité : c’est  l’excommunication de Spinoza ; c’est le détachement de deux années pour Hegel après l’écriture de La phénoménologie de l’esprit DesMA_59-60 ; c’est un trou de huit années chez Deleuze DzP_185 qui faisait dire à Michel Tournier sur cette l’époque où il s’occupait de lui : « un génie n’est pas viable ». On devrait corriger, un génie seul n’est pas viable, c’est pour cela qu’il surgit toujours dans un milieu éclaté, une constellation affective 533. Sorti de cette période d’oppression grâce à des amis, des « tuteurs de résilience » pour Boris Cyrulnik, l’individu s’affranchit en suivant ses propres intuitions et en formant ses propres armes : son propre langage et sa propre temporalité qu’on peut nommer auto-affection ou création. L’individu devient autonome et quelque peu « anarchiste », puisque c’est la seule manière de se détourner du système des représentations (hiérarchie ou hétéronomie) sans pour autant éprouver de la haine. Le système a voulu lui faire la peau pour sa trop grande sensibilité en lui remplissant la tête de passions tristes. Cette personne résiliente n’est plus un individu du système dominant comme lors du processus d’égotisation*. Elle est apte à un plus grand nombre de choses. Elle a acquis une capacité d’énergie plus grande — le saint graal de la génération des années 60-70, de la « nouvelle subjectivité » 719. Ceci est un perspectivisme, un chemin tracé que la dialectique omet tout simplement, car la dialectique comme axiomatique ou homonomie se situe juste avant ce point sensible qu’est la période d’oppression ou de prise de risque. Par son « homonomie » elle ne fait que renforcer le système hiérarchique en n’ayant pas un contre-pied suffisant pour pouvoir s’en défaire librement. L’homonomie c’est reconnaître l’être ou la loi du Même à partir de laquelle elle pense l’Autre en posant l’événement 643.


c.    Résilience. — La résilience a deux sens celui de rompre un contrat mais aussi celui de rebondir (si l’on tient compte de l’étymologie latine resalire), c’est pourtant ce qui se passe quand on s’affranchit : « Résilier un engagement signifie aussi ne plus être prisonnier d’un passé, se dégager. La résilience n’a rien à voir avec une prétendue invulnérabilité ou une qualité supérieure de certains mais avec la capacité de reprendre une vie humaine malgré la blessure, sans se fixer sur cette blessure ». À présent il serait intéressant de poser l’égalité en droit et la hiérarchie de fait. Je vais me faire mathématicien maintenant ou plutôt statisticien dans la récurrence des faits. Toute la pensée que je souhaite mettre en avant porte sur le refaire sa vie d’Antonin Artaud ou la résilience de Boris Cyrulnik. C’est surtout le constat qu’après l’adolescence 30% d’individus subissent une période de dépression comme si le cartésianisme ne suffisait pas pour comprendre la vie et pour amorcer son propre mouvement. Notons ceci : Aujourd’hui, on aide les enfants à développer leur personnalité, à prendre conscience d’un tas de choses. Ils sont plus intelligents, plus vifs, mais plus angoissés. On s’en (sic) occupe très bien à la maternelle et à l’adolescence, on les abandonne. La société ne prend pas le relais des parents. Du coup, un adolescent sur trois s’effondre, après le bac généralement. … » ou encore « Ils devaient faire partie de ces gens qui n’avaient pas réussi à passer le cap de l’adolescence. Il y en (sic) a de plus en plus dans nos pays, 30% en moyenne, parce qu’on ne sait pas s’en occuper. Ces jeunes qui flottent sont des proies parfaites pour les sectes et les mouvements extrémistes. Quand on ne sait pas qui on est, on est ravi qu’une dictature vous prenne en charge. Les deux citations sont tirées du même entretien : Boris Cyrulnik, il y a une vie après l’horreur, Propos recueillis par Sophie Boukhari, journaliste au Courrier de l’UNESCO, nov. 2001. Nous y reviendrons 627/715.

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