327. Antigone faite comme un rat : retour sur la dimension terrible..
Ce passage se veut avant tout pris dans l’apparente impasse d’une aporie. Il s’agit de pousser jusqu’au bout la confrontation de la dimension morale et de la dimension terrible. Si nous restons très proche du texte de Castoriadis CstFP_24-34/39-46 plutôt que d’une interprétation renouvelée de l’Antigone de Sophocle, c’est avant tout pour déconstruire ou circoncire ce que Castoriadis nomme l’institution imaginaire non de la société mais d’une nouvelle constitution. C’est en fait dans d’autres textes et entretiens 819 qu’il développe ce qu’il entend par constitution autonome, à savoir le tirage au sort des politiques et l‘élection des experts 819. Présentement, il l’évoque cette constitution non par son contenu pragmatique mais comme un talisman : l’institution imaginaire de la société. Il s’agit par notre étude de la déconstruction d’un texte par un autre texte comme Derrida pouvait sonner le glas des constructions métaphysiques en les confrontant dans les marges. Donc l’aporie qui suit interroge non des textes mais le sort, qui tiraille les hommes par l’impossibilité de trouver une issue ou un débouché. Est-ce la dimension terrible de l’homme ou bien la dimension tragique du destin ? En résonance avec la hiérarchie des rats, la tragédie de Sophocle, Antigone, nous met face à ce que les Grecs nommaient la démesure ou à la mesure de l’homme, son côté terrible. La démesure ou l’hybris est ce qui excède le langage qui tisse les choses ensemble. Elle ne peut être mise en rapport avec le discours habituel. Elle suscite l’incompréhension des résignés et la violence des révoltés car ce qui en découle ne peut pas être tissé avec les exigences de la vie quotidienne. Mais au milieu de cette démesure exagérée surgit une part de réel qui révèle l’aspect terrible de l’existence humaine.
Rappelons le mythe d’Antigone, fille du roi de Thèbes Œdipe. Elle est l'une des enfants nés de l'union incestueuse d’Œdipe et de sa propre mère, Jocaste. Antigone est la sœur d'Ismène, d'Etéocle et de Polynice. Quand son père est chassé de Thèbes par ses frères et quand, les yeux crevés, il doit mendier sa nourriture sur les routes, Antigone lui exprime un grand dévouement et lui sert de guide. Elle veille sur lui jusqu'à la fin de son existence et l'assiste dans ses derniers moments. Puis Antigone revient à Thèbes. Elle y connaît une nouvelle et cruelle épreuve. Ses frères Etéocle et Polynice se disputent le pouvoir. Ce dernier fait appel à une armée étrangère pour assiéger la ville et combattre son frère Etéocle. Après la mort des deux frères, Créon, leur oncle prend le pouvoir. Il ordonne des funérailles solennelles pour Etéocle et interdit par une loi à quiconque de donner une sépulture à Polynice, coupable à ses yeux d'avoir porté les armes contre sa patrie avec le concours d'étrangers. Antigone cherche avec audace à trois reprises à recouvrir de terre le cadavre de son frère afin de répondre à ce que Sophocle en poète nomme la justice des dieux : un corps laissé sans sépulture condamne l’âme du défunt à errer éternellement. La troisième fois, Elle est surprise en train de jeter de la terre sur le corps de son frère défunt par l’un des gardes qui surveillent le corps. Créon la condamne donc à être ensevelie vivante. Pour Castoriadis, que ce soit les lois de la cité ou la justice des dieux, aussi bien Antigone que Créon sont incapables de les tisser ensemble ; chacun d’eux, pour s’être voué à la défense aveugle et absolue de l’un des deux principes, devient hubristès (emporté, excessif) et apolis (mis au ban de la cité). Or Créon revient sur sa décision et au cinquième épisode de la pièce, il accepte que soit rendue une sépulture à Polynice et il veut libérer Antigone. Mais trop tard, Antigone s’est pendue. Hémon, son fiancé, fils de Créon se suicide à son tour sur le corps d’Antigone. Eurydice, femme de Créon apprenant la mort tragique de son fils, désespérée se suicide à son tour. Créon reste tout seul.
L’acte d’audace (tolmas kharin) est surtout du côté d’Antigone, c’est elle qui transgresse l’interdit fixé par son oncle Créon. Quand Créon revient sur sa décision et retisse donc la loi des hommes et la justice des dieux, devient-il grand dans la cité pour autant ? Non puisque Antigone oppressée par la situation se pend, prise entre la loi politique et l’obligation religieuse d’enterrer les morts. La justice des dieux amène des valeurs morales : comme celle d’enterrer les morts pour que leur âme n’erre pas. L’homme peut devenir grand (hupsipolis) en tissant ensemble la justice des dieux et les lois de son pays CstFP_26/32, ce que parvient à faire Créon même s’il le fait trop tard, à la fin de la tragédie. Créon s’en tient à un haut rang dans la cité alors qu’Antigone franchit par audace les mœurs admises par la même cité, les astunomous orgaï. Les Astunomous orgaï sont tout aussi bien les mœurs civilisées hétéronomes que les impulsions autonomes. Ce sont donc capacités d’énergie qu’admet une cité. On est davantage dans un monde de dispositions et d’impulsions que dans un monde de propriétés ou de lois. Les orgaï sont des poussées spontanées et incoercibles CstFP, des désirs. Ainsi les astunomous orgaï sont les capacités d’énergie tolérées par une époque ou une société et qui augmentent à mesure qu’il y a moins d’antagonismes et de vains conflits. Antigone, quant à elle, n’est que le symptôme d’un non-événement, la marque d’une incapacité : elle périt de ne pas pouvoir s’affranchir. Elle n’a le choix qu’entre deux types de soumission : la loi des hommes et la loi des dieux. Notons, pour faire le lien avec le cinéma contemporain, que c’est la même chose avec le Cercle des poètes disparus où Todd Anderson se trouve dans une impasse. Antigone et Todd Anderson sont des souffre-douleur.
Le dispositif principal que met en scène Antigone est l’antagonisme ou plutôt la concurrence entre celui qui a un haut rang dans la cité (l’homme supérieur) et d’autre part la personne qui affligée par un lourd passé ne parvient à dépasser les valeurs morales et à devenir ainsi créatrice et autonome. L’Antigone de Sophocle nous permet au moins d’affirmer une chose sans hésitation : la justice des dieux ne suffit pas, pas plus que ne suffisent les lois des hommes qui toutes deux appartiennent à une hiérarchie des représentations. Antigone ne porte pas sur la différence entre morale religieuse — justice des dieux incarnée par Antigone — et les lois de la cité mais sur l’acte d’audace commis par Antigone. Voulant enterrer son frère, elle se place dans une situation inacceptable pour le pouvoir. Créon tombe dans un excès d’orgueil mais n’a pas d’audace. S’il est homme qui insulte les autres c’est par le fait que comme Antigone il pense être le seul à penser juste, à pouvoir juger. Il tombe dans le monon phronein et sort comme Antigone de l’ison phronein. S’il y a un aspect démocratique il est bien dans le nivellement moral que suggère l’ison phronein comme sagesse égale commune à tous les citoyens CstFP_26. Cette tragédie, sortie de la pensée commune et égale pour tous, ne parle nullement de démocratie CstFP_27. Les sociétés actuelles via les villes cosmopolites admettent des personnes rejetées par leur communauté. On peut alors se demander si une pensée libre n’est pas possible par un collectif réduit ou épars de gens qui ne relèverait ni du monon phronein ni de l’ison phronein, ni de l’individu ni de la communauté. Rien n’est plus terrible, capable de création que l’espèce humaine parce qu’elle concède à perdre son humanité, sa trop grande tendance à la compassion, à l’amour propre ou à l’égalité. Le deinos est une autre dénomination pour ce qui dissimule la capacité. Castoriadis met Antigone et Créon tous deux dans le côté apolis de la balance sans voir que Créon se veut hupsipolis puisqu’il pense obéir au bien. Castoriadis, animé de morale, estime que l’homme qui se crée lui-même doit aussi s’auto-limiter, se restreindre. Mais c’est la puissance erratique du pouvoir, qu’il faut freiner non l’audace d’Antigone, qui, si elle n’était pas une anomalie vaincue et si elle s’ancrait sur une activité et des projets, serait puissance. Ce que trame Antigone dépasse les faits, les différents égoïsmes et altruismes, pour quelque chose de plus éclatant qui serait de nous confronter à notre propre audace. Mais dans la cité grecque la morale est sauve puisque, pour celle qui se met au ban de la cité, le résultat concret ne peut être que la mort, la fuite ou l’exil CstFP_26, ce que nous avons résumé par ailleurs par « fuir ou périr » 334b. Sophocle fait de l’homme non un « vivant pourvu de langue » ou un « vivant politique » mais un vivant pourvu d’un caractère terrible. Le terrible, le deinos, c’est ce que l’homme en tant qu’espèce possède plus que toute autre espèce, mais c’est aussi le puissant ou l’étonnant parce que capable au plus haut degré CstFP_28. Freud et Heidegger traduisent le terrible par das unheimliche CstFP_28, inquiétante étrangeté. L’inquiétante étrangeté se comprendrait comme l’appréhension par un point de vue moral chargé d’habitudes de ce qui échappe à la compréhension et déstabilise par son audace. Cette originalité sans subjectivité est faite d’appels à combattre pour sa propre affirmation hors de toute subjectivité. Cette habileté originale du deinos est la terribilità. Ce qui (d)étonne possède simplement sa propre loi et produit de la surprise pour qui n’est pas enclin à la nouveauté. Avec Antigone, nous nous trouvons donc dans un dispositif qui met en concurrence l’homme supérieur, Créon, et l’anomalie souffre-douleur qu’est Antigone. L’un assume jusqu’au bout l’hétéronomie (les lois qu’il promulgue dans la cité) et la seconde reste prisonnière de son trop grand dévouement familial et par là d’une morale religieuse (la justice divine). Antigone est une anomalie vaincue de n’être pas parvenue à l’autonomie, à sa propre capacité, ce qui n’est pas permis à tout le monde, mais est aujourd’hui possible à un plus grand nombre.