234. Les deux régimes de pensée chez Deleuze.
La philosophie du seul Deleuze peut être considérée comme une métaphysique redéployant de l’Un. Mais quelque chose reste vivace chez Deleuze, avec entêtement. Laissons de côté toute théorie de l’Être, Deleuze disait bien n’avoir « pas besoin » de la catégorie de vérité mais aussi de celle du sujet. Si on pense l’Être de manière romantique comme destiné, porteur d’un sens de l’Histoire, il vient à manquer. Si on pense comme multiple, comme vide, il est corrélatif au sujet et la vérité que celui-ci reconnaît. Le vide 432 inconsistant est le réciproque de la consistance des atomes. Comme nous le développerons par la suite, nous en restons à une physique newtonienne, supra-atomique. L’être, en tant qu’être, n’a aucun sens. Nous ne pouvons nous confier à l’être BdEEM. L’être inconsiste comme le répète souvent Badiou. L’Être posé après coup induit des coupures-interprétations. Attention ! nous ne faisons que rappeler le primat logique de la relation que même Badiou prend en compte : la relation précède l’être BdOT_168. Par là, ne disons pas autre chose que poser l’Être induit un certain crible de distinctions. Il faut peut-être être indifférent à l’Être et poser sa neutralité pour mieux faire un pas en dessous de l’échelle atomique. Dépoussiérée de son romantisme et déconstruite dans son crible, la copule être chez les Grecs marquait la procédure de désignation du réel et la signification qui s’y rapporte. Ceci est la signification copulative ou identitaire de l’être qui ne concerne que le niveau des étants, à ce niveau où être c’est « être le même », être c’est « être identique ». Chez Deleuze, l’Être dans sa clameur et son déploiement est l’Ouvert. Deleuze s’est servi de l’Ouvert comme formalisation ultime de sa philosophie. Certainement qu’à ses yeux, l’Ouvert comprenait le Dedans et le Dehors 225, pourtant un pan entier de sa pensée n’a fait qu’appuyer sur le processus de dramatisation, de cristallisation entre un actuel, appréhendé, et un virtuel, part d’infini qui existe en toute chose. Prenez par exemple son texte sur le virtuel et l’actuel. Encore une fois, nous ne disons pas qu’il n’y a pas d’être, mais que, parallèlement au grand effort de pensée qu’est la théorie des ensembles, il a existé un second défi pour la pensée, penser l’aspect imprévisible de la Révolution quantique. Ce que démontre la physique quantique au fond c’est l’inconsistance des atomes physiques et que la consistance se loge dans l’insécabilité des quanta d’énergie. L’inconsistance des atomes physiques n’est en rien la consistance des atomes d’apparaître. L’inconsistance des premiers tient à ce que les atomes ne sont pas les éléments fondamentaux de la physique quantique. L’unité apparente des atomes ne suffit pas à expliquer la stabilité de la « matière » 431 si on y applique à la lettre les lois newtoniennes.
Alain Beaulieu dans Deleuze et la phénoménologie BeaDP, a formidablement relevé cette petite phrase l’Ouvert n’est pas le Dehors DzF_114. Cette courte phrase n’a rien d’anodin et explique une ambiguïté intrinsèque qui se fait jour dans le « cerveau » de Gilles Deleuze : sa philosophie fait coexister deux régimes de pensée, l’une matérialiste et spinoziste, la seconde vitaliste et subversive, plus proche de Nietzsche. Alain Beaulieu relève aussi cette phrase qui souligne la première, et résume la tentative échouée de digestion par Gilles Deleuze de son travail commun avec Félix Guattari, travail amorcé dans les deux livres sur le cinéma sous le thème de la nouveauté, du « nouveau » cf. IM_11 : Nous ne croyons plus à un tout comme intériorité de la pensée, même ouvert. Nous croyons à une force du dehors qui se creuse et nous happe et attire le Dedans IT_276 BeaDP_40. Ces deux phrases marquent un regard réflexif de Deleuze sur son propre itinéraire. Lui qui disait ne pas réussir à épuiser DzP Mille Plateaux, le livre écrit avec Guattari, se demandait à la fin de sa vie s’il avait réellement écrit des livres vitalistes. Ceci explique pourquoi on peut avoir une impression de déception à la lecture de certains des livres de Deleuze — je parle pour un aristotélicien non pour un platonicien. Cette expérience de lecture, je l’ai faite comme l’a faite Patrice Loraux, par exemple, comme la feront beaucoup de lecteurs qui après une certaine errance dans les livres d’après 1981 se diront ne pas retrouver les enthousiasmes de leur début, les déblocages substituant que peuvent provoquer certains traits de Deleuze et Guattari. Cette déception ou retombée est la marque qu’au sein même de la philosophie de Deleuze se produit un processus d’acculturation, ou une rivalité entre le discours enrobant et la nouveauté qui s’y joue réellement, qui se joue dans l’acmé, la période de grande inspiration qu’est sa collaboration avec Guattari. Ne passe-t-on pas après par des périodes de moindre intensité et de moindre inspiration, quand la vieillesse vient DzQP_7. Deleuze le disait, dans ses dernières années d’enseignement, il manquait d’inspiration DzRF. Deleuze se réclame fidèle à un perpétuel devenir philosophique comme réenchaînement d’une pensée spinoziste du Dépli – de l’élévation à l’infini des séries – et laisse dans son Foucault le soin à la prochaine génération d’aller outre le processus d’acculturation — digestion de la pensée 68. Il donne la direction vers une pensée du Surpli propre à Nietzsche et adéquate à l’ère de la physique quantique. Dans cette alternative tout l’aspect bergsonien de Deleuze est mis de côté. Pourtant le prétendu continuisme de Deleuze est contrebalancé par les blocs d’espace-temps assez proches des experiences de Dewey ; il agence, telle la durée de Bergson, multiplicités hétérogènes (devenir-imperceptible ou cristallisation entre l’actuel et le virtuel propre au continuisme) et homogènes (dialectique du Même et de l’Autre, de l’espace et du temps spatialisé). Au fond Deleuze n’arrivait pas à se dépêtrer de la Durée qu’il trouvait hégémonique dans le bergsonisme Cour de 1981, alors que Bergson soulignait qu’il en avait eu plusieurs conceptions successives et donc différentes de celle exposée quelques lignes plus haut. Toute pensée a son cheminement parfois chargé de repentir comme Kant (métaphysicien dogmatique et critique transcendantal) et Wittgenstein (deux périodes séparées par sa rencontre avec Brouwer, le logicien « intuitionniste »). La durée au fond s’est peu à peu détachée des catégories de quantité et de qualité pour parvenir à la coexistence de degrés d’intensité : les fameuses nuances de contraction et dilatation qui fixent à terme des dichotomies, des cassures en deux dans l’histoire, pour souligner un rapprochement avec Nietzsche. Que qualité et quantité puissent apparaître relatives – il existe bien des quanta d’intensité, des impulsions – fait que l’on peut tenir grief à Deleuze de mélanger ces catégories. Mais en perpétuant cette distinction, en usant de ce crible, c’est tout un mode de pensée que l’on nie, que l’on ruine, mode de pensée qui par exemple voit dans le peuple, non un nombre, une inconsistance mais une potentialité de pensée sur laquelle on peut s’appuyer au travers d’une théorie des affects : il y a à la fois création et peuple DzP_239.
Ainsi revenons-en à un passage d’Alain Beaulieu qui, bien que passant inaperçu, pourrait être la thèse principale de son livre : la rédaction à quatre mains de l’Anti-Œdipe constitue donc un point nodal dans l’itinéraire deleuzien. Nous posons ainsi l’existence d’un tournant radical dans la pensée deleuzienne : un « premier Deleuze » demeure attaché au thème ontologique et un « second Deleuze » rompt avec la problématique de l’être elle-même inséparable de la question du sens et de l’histoire BeaDP_114. Noyé dans de longs développements de médiation entre philosophies, ce passage marque toute la pertinence d’approche qu’on peut avoir vis-à-vis de Deleuze. Mais la partition ne sera jamais claire en ce que Deleuze n’affirmera jamais une pensée du Dehors 900 en son nom — excepté dan un passage dans Image-Temps — et que sur la fin de son œuvre il restera empêtré dans une philosophie de l’Ouvert ou du Dépli dont on peut dire, après Deleuze et Badiou, qu’elle est finissante. Fin et résurrection d’une philosophie, du moins de deux régimes philosophiques. Nous les développerons à la fin de cette livrée. Pour reprendre la thématique des infinis 434, nous pouvons dire que l’un porte sur le transfini et le second sur le fini-illimité 331. La philosophie est une pensée ou une réflexion sur la pensée, c’est selon. En cherchant à se dépersonnaliser, Deleuze détache et extirpe, au sein de la philosophie, une pensée différente de la dialectique, sa manière à lui de sortir de la philosophie académique par une philosophie.