LECTURE / Commentaire anonyme du Discours du Rectorat
La question de l'engagement national-socialiste de Heidegger a suscité de très vives controverses dans l'histoire de la philosophie. Entré au
parti nazi (NSDAP) le 1er mai 1933 et recteur de l'université de Fribourg, Heidegger tient le 27 mai, lors de la fête de l'université, son discours rectoral, intitulé "L'autoaffirmation de
l'Université allemande" (Die Selbstbehauptung der deutschen Universität).
les scories accumulées au cours de l'histoire de la philosophie pour en retrouver le sens originel, le sens existentiel. C'est au moment de l'élaboration de cette pensée que Hannah Arendt fut l'élève du philosophe.
La théorie comprise comme authentique pratique, idée héritée des penseurs grecs anciens,
désigne la mission spirituelle de l'université : "il ne s'agit pas "d'assimiler la praxis (action) à la théorie (savoir, contemplation), mais au contraire de comprendre la théorie elle-même comme la plus haute réalisation de la praxis authentique. Pour le Grecs, la théorie n'est pas un "bien culturel" comme un autre, mais le centre le plus intimement déterminant de l'ensemble de l'existence populaire au sein de
l'Etat".
Le Discours en appelle à l'extension du Führerprinzip au savoir. Heidegger propose de réorganiser le travail des étudiants en trois "services", du travail, de la défense et du savoir. "La première obligation est celle qui les conduit à la communauté populaire. Elle leur fait un devoir de prendre part à la peine, aux aspirations, aux capacités de tous les membres du peuple, quel que soit leur état, en partageant le fardeau et en mettant la main à la pâte. Cette obligation est désormais fixée et enracinée dans l'existence étudiante par le service du travail."
"La troisième obligation de la communauté étudiante est celle qui la lie à la mission spirituelle du peuple allemand. Ce peuple travaille à son destin dans la mesure où il place son histoire dans une certaine possibilité : celle de manifester la surpuissance de toutes les puissances formatrices de monde de l'existence humaine, et où il conquiert toujours à nouveau son monde spirituel. (…) Une jeunesse étudiante qui se risque tôt dans l'âge adulte et qui étend son vouloir jusqu'au destin à venir de la nation, s'oblige de fond en comble au service de ce savoir. (…) Mais ce savoir n'est pas pour nous la tranquille prise de connaissance d'essentialités et de valeurs-en-soi, il est la plus tranchante mise en péril de l'existence au milieu de la surpuissance de l'étant. (…) Les trois liens - lien par le peuple au destin de l'Etat dans une mission spirituelle - sont pour l'essence allemande également originels. Les trois services qui sortent de là - le service du travail, le service militaire, le service du savoir - sont également nécessaires et de rang égal."
partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le
centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en oeuvre une politique étrangère visant
ouvertement à la domination du monde."
"La légitimité totalitaire, dans son défi à la légalité et dans sa prétention à instaurer le règne
direct de la justice sur la terre, accomplit la loi de l'Histoire ou de la Nature sans la traduire
en normes de bien et de mal pour la conduite individuelle. Elle applique la loi au genre
humain sans se s'inquiéter de la conduite des hommes. (…)
Les habitants d'un pays totalitaire sont jetés et pris dans le processus de la nature ou de
l'histoire en vue d'en accélérer le mouvement ; comme tels, ils ne peuvent être que les
exécutants ou les victimes de la loi qui lui est inhérente. Le cours des choses peut décider
que ceux qui éliminent aujourd'hui des races et des individus, ou les représentants des
classes agonisantes et les peuples décadents, sont demain ceux qui doivent être sacrifiés.
Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une
préparation qui rende chacun d'eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de
victime. Cette préparation à deux faces, substitut d'un principe d'action, est l'idéologie. "
"Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d'une idée.
(…) L'idéologie traite l'enchaînement des événements comme s'il obéissait à la même "loi"
que l'exposition logique de son "idée"."
"L'"idée" d'une idéologie (…) est devenue un instrument d'explication."
"D'un côté la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses
d'hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de
l'autre la force auto-contraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans
son isolement désolé contre tous les autres."
Sources : Victor Farias, Heidegger et le nazisme, LGF Le Livre de Poche, collection Biblio Essais, Verdier, 1987,
p. 126-141.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, troisième partie, chapitre 13, p. 813, p. 825, p. 826, p. 831.
Comment lire ce texte ?
Heidegger, un philosophe
La pensée de Heidegger a influencé de nombreux philosophes contemporains, dont, en France, Merleau-Ponty, Sartre, Lévinas et
Derrida. Héritière critique de la phénoménologie husserlienne, son oeuvre la plus connue, Etre et temps (1927), est fondatrice aussi bien pour l'existentialisme que pour la pensée de la
déconstruction. Son projet d'analytique du Dasein ("être-là" ou "être-le-là") propose d'interroger l'existence humaine comprise comme être-aumonde ouvert à la "question de l'être". Le Dasein est
cet étant (existant concret) pour lequel il y va en son être de cet être même. La philosophie est comprise ainsi comme ontologie. Heidegger en appelle à la reprise de la question de l'être, en
référence à la philosophie grecque antique, celle d'Aristote, de "l'être en tant qu'être", et celle des présocratiques. L'histoire de la métaphysique, parvenue à sa fin, est celle de l'oubli de
cette question. Heidegger en propose la reprise et la déconstruction, au sens où il faut au penseur défaireles scories accumulées au cours de l'histoire de la philosophie pour en retrouver le sens originel, le sens existentiel. C'est au moment de l'élaboration de cette pensée que Hannah Arendt fut l'élève du philosophe.
Le discours du Rectorat
Remplaçant à la tête de l'université de Fribourg le social-démocrate von Möllendorf, qui n'exerça sa charge que quelques
jours, Heidegger entend rénover l'Université allemande, et par là l'Allemagne tout entière ainsi que la civilisation européenne. Il s'inscrit dans le mouvement de mise au pas (Gleichschaltung) de
la société allemande qui vise, au-delà, à poursuivre la "révolution" nationale-socialiste. Le Discours du Rectorat a aussi bien un aspect philosophique qu'un aspect politique. Réorganiser le savoir
et la science, c'est tresser un nouveau lien entre l'action et la pensée.La théorie comprise comme authentique pratique, idée héritée des penseurs grecs anciens,
désigne la mission spirituelle de l'université : "il ne s'agit pas "d'assimiler la praxis (action) à la théorie (savoir, contemplation), mais au contraire de comprendre la théorie elle-même comme la plus haute réalisation de la praxis authentique. Pour le Grecs, la théorie n'est pas un "bien culturel" comme un autre, mais le centre le plus intimement déterminant de l'ensemble de l'existence populaire au sein de
l'Etat".
Le Discours en appelle à l'extension du Führerprinzip au savoir. Heidegger propose de réorganiser le travail des étudiants en trois "services", du travail, de la défense et du savoir. "La première obligation est celle qui les conduit à la communauté populaire. Elle leur fait un devoir de prendre part à la peine, aux aspirations, aux capacités de tous les membres du peuple, quel que soit leur état, en partageant le fardeau et en mettant la main à la pâte. Cette obligation est désormais fixée et enracinée dans l'existence étudiante par le service du travail."
"La troisième obligation de la communauté étudiante est celle qui la lie à la mission spirituelle du peuple allemand. Ce peuple travaille à son destin dans la mesure où il place son histoire dans une certaine possibilité : celle de manifester la surpuissance de toutes les puissances formatrices de monde de l'existence humaine, et où il conquiert toujours à nouveau son monde spirituel. (…) Une jeunesse étudiante qui se risque tôt dans l'âge adulte et qui étend son vouloir jusqu'au destin à venir de la nation, s'oblige de fond en comble au service de ce savoir. (…) Mais ce savoir n'est pas pour nous la tranquille prise de connaissance d'essentialités et de valeurs-en-soi, il est la plus tranchante mise en péril de l'existence au milieu de la surpuissance de l'étant. (…) Les trois liens - lien par le peuple au destin de l'Etat dans une mission spirituelle - sont pour l'essence allemande également originels. Les trois services qui sortent de là - le service du travail, le service militaire, le service du savoir - sont également nécessaires et de rang égal."
Arendt : Idéologie et terreur
"Le régime totalitaire transforme toujours les classes en masse, substitue au système despartis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le
centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en oeuvre une politique étrangère visant
ouvertement à la domination du monde."
"La légitimité totalitaire, dans son défi à la légalité et dans sa prétention à instaurer le règne
direct de la justice sur la terre, accomplit la loi de l'Histoire ou de la Nature sans la traduire
en normes de bien et de mal pour la conduite individuelle. Elle applique la loi au genre
humain sans se s'inquiéter de la conduite des hommes. (…)
Les habitants d'un pays totalitaire sont jetés et pris dans le processus de la nature ou de
l'histoire en vue d'en accélérer le mouvement ; comme tels, ils ne peuvent être que les
exécutants ou les victimes de la loi qui lui est inhérente. Le cours des choses peut décider
que ceux qui éliminent aujourd'hui des races et des individus, ou les représentants des
classes agonisantes et les peuples décadents, sont demain ceux qui doivent être sacrifiés.
Ce dont a besoin le pouvoir totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c'est d'une
préparation qui rende chacun d'eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de
victime. Cette préparation à deux faces, substitut d'un principe d'action, est l'idéologie. "
"Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d'une idée.
(…) L'idéologie traite l'enchaînement des événements comme s'il obéissait à la même "loi"
que l'exposition logique de son "idée"."
"L'"idée" d'une idéologie (…) est devenue un instrument d'explication."
"D'un côté la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses
d'hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de
l'autre la force auto-contraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans
son isolement désolé contre tous les autres."
Sources : Victor Farias, Heidegger et le nazisme, LGF Le Livre de Poche, collection Biblio Essais, Verdier, 1987,
p. 126-141.
Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, troisième partie, chapitre 13, p. 813, p. 825, p. 826, p. 831.
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