28 Août 2007
Très tôt, Shigeru Uemura découvrit ses dons de prescience. II lui suffisait de voir une personne pour prédire, avec la spontanéité de l'enfance, son avenir. Comme il annonçait, tout
naturellement, des événements malheureux qui survenaient peu de temps après, cela inquiétait ses parents. Élevé dans une famille traditionnelle, il fut initié au bouddhisme. A cinq ans, il
récitait le sutra du lotus par coeur ! Il fit des études pour devenir bonze. II décida en 1970 de voyager de par le monde, sorte de voyage initiatique, avant de mener l'existence retirée d'un
bonze.
1975. Shigeru Uemura,
karatéka d'une grande valeur technique, contrant par anticipation sur un mawashi géri jodan.
II arriva en France en 1971 et rencontra Nino Satoru sensei que les anciens karatéka connaissent puisqu'il enseignait le shito ryu en Europe.
Ayant lui-même pratiqué les arts martiaux, le karaté et le kobujutsu, il accepta l'offre de promouvoir le Shito ryu au côté de Nino Satoru sensei.
Mais la pratique du karaté le questionnait. Questions sur les limites des techniques en matière d'efficacité d'une part et sur la raison d'être d'une confusion consciencieusement entretenue entre
la voie des arts martiaux et une certaine idéologie héritée du bushido, d'autre part.
En 1977, Shigeru Uemura, qui avait une vision idéalisée des arts martiaux, décida d'abandonner l'enseignement et la pratique du karaté, pour se consacrer à celle de la médecine chinoise
traditionnelle et à la recherche de l'essence des arts martiaux. A la fin des années 70, sa pratique du tai chi chuan et du baqua finit par l'amener à Pékin pour étudier le I-Chuan. En 1979, il
rencontra le maître Yu Yong Nian, médecin, scientifique, mais aussi le maître de I-Chuan. Il lui demanda de le guider dans sa recherche.
Ce fut ainsi qu'il commença à étudier le I-Chuan avec cet élève direct de Wang Xian Zhai qui lui transmit une approche très scientifique du I-Chuan et en particulier du travail des postures. Il
rencontra aussi d'autres experts, notamment le maître Yao Zhong Xun, un des plus anciens élèves directs du maître Wang Xian Zhai pour le conseiller. Pendant huit ans, il pratiqua uniquement zhan
zhuan. Ensuite, le maître Yu lui donna l'autorisation d'aller travailler avec le maître Guo Gui Shin (son élève) qui fut plusieurs fois champion de Chine et qui est un combattant d'exception. Il
fut en effet trois fois de suite champion de Chine de wushu, la première fois à l'âge de 49 ans. Celui-ci lui fit ressentir toute la puissance combative du I-Chuan et certains entraînements de
cette période laissèrent quelques traces... Enfin, en 1992, il rencontra le maître Li Jian Yu, sans doute un des seuls élèves directs de maître Wan Xian Zhai, à pouvoir montrer ce qu'est le
I-Chuan. Il devint son disciple et l'invita à deux reprises en France.
Aujourd'hui, au travers de la pratique du I-Chuan, du taichi, du iaido, du kendo et du jujutsu, Shigeru Uemura recherche l'essence des arts martiaux.
Arts Martiaux : Certains pratiquants préfèrent le terme de I-Chuan pour désigner leur école alors que d'autres optent pour
celui de Da Cheng. Une telle controverse est-elle justifiée ?
Shigeru Uemura : Cette controverse entre partisans du terme «I-Chuan» et partisans du terme «Da Cheng Chuan» est d'un intérêt minime. Le maître Wang Xian Zhai (1890-1963),
fondateur du I-Chuan (à ne pas confondre avec les deux sortes de Xin I-Chuan (coeur ou forme) beaucoup plus anciennes, avait, à l'âge de 50 ans, étudié en effectuant plus de mille combats et
avait acquis une grande notoriété. On le surnomma «Main de Pays». Le maître Wang Xian Zhai en voulant approfondir et développer l'essentiel des arts martiaux chinois déclara dans le journal Shi
Pao que, désormais, toutes les écoles confondues pourraient se confronter et étudier l'art du combat avec le I-Chuan.
En 1939, le mécène Zhang Yù Chông agissant au nom du monde martial de l'époque donna alors à son art le nom de Da Cheng Chuan (le Grand Accomplissement de l'Essence de la boxe). Le maître Wang
Xian Zhai fut tout d'abord gêné, mais finit par l'accepter en considérant qu'il devait tout faire pour l'assumer. A la fin de sa vie, le maître Wang Xian Zhai a appelé cet art tout simplement
Chuan Sué (Science de la boxe chinoise).
Un de ses premiers élèves, le maître Yao Zong Xuan a redonné après la mort de Wang Xian Zhai à son art le nom de I-Chuan, car il pensait que seul le maître pouvait assumer ce nom. D'autres
initiés ont voulu garder celui de Da Cheng Chuan comme un devoir à remplir vis-à-vis de leur maître.
Ces deux attitudes, empreintes d'humilité et de respect peuvent parfaitement se comprendre comme les deux aspects d'une même tâche : droit et devoir.
A. M. : On dit que le Da Cheng n'a ni formes ni règles pré-établies. N'y a-t-il pas un risque de tomber dans l'improvisation parfois
fantaisiste si on n'y prend pas garde ?
S. U. : On dit en effet que la caractéristique du I-Chuan est l'absence de formes et de règles préétablies et qu'ainsi, on travaille la spontanéité et la liberté. C'est une façon
de voir très limitée qui peut engendrer une pratique très désordonnée, sans réflexion aucune et sans recherche théorique. Or le I-Chuan est exactement l'inverse de cela.
Pour acquérir cette liberté, dans la forme, le maître Wang Xian Zhai, lui même, a eu comme seule pratique une posture (le zhan zhuan) pendant huit ans pour entrer dans un moule et éduquer son
corps. Les règles à respecter, le travail à effectuer n'ont rien à voir avec l'aspect extérieur visible d'une posture immobile. En effet, cette immobilité extérieure est le produit d'une grande
activité intérieure : on ne bouge pas car toutes les parties du corps travaillent dans toutes les directions à la fois. La résultante de tout ce travail est l'immobilité mais elle n'a pas grand
chose à voir avec le repos. On peut même parler de maximum de mouvement dans cette posture.
De la même manière, mao tong (la posture du bouclier et de la lance) est une posture très difficile à tenir pour un débutant dont le corps n'est pas préparé. Là encore, l'apparente immobilité est
le résultat de poussées dans toutes les directions. Pour réussir cela, on doit utiliser des images mais qui doivent elles-mêmes varier, car ni la forme ni l'image ne doivent devenir des
habitudes. Voilà déjà un premier travail de I, (l'intention, en anglais mind sans doute plus précis que le mot français pour exprimer cette notion). Le système nerveux est extrêmement sollicité
et cela d'une façon très inhabituelle puisqu'il doit produire une tension dans toutes les directions à la fois. Or, dans la vie courante, on travaille le plus souvent dans une seule direction ;
il faut donc faire travailler les muscles opposés (ceux qui poussent et ceux qui tirent par exemple) en même temps mais surtout pas à contretemps.
Attention, le «travail dans toutes les directions» n'est pas la contraction musculaire intense. Il doit se faire avec le corps souple et concentré. Si la forme est respectée, si le corps est
entré dans le moule, le travail consiste uniquement à se détendre. Cette posture est tout sauf confortable. L'idée de souplesse est différente de l'idée de mollesse. L'image que l'on doit
utiliser pour obtenir une posture correcte, souple et sans contraction est celle d'une compression et non celle de contraction.
Attention, là encore, souple ne veut pas dire passif. II faut au contraire être très actif dans la pratique de ces postures. C'est bien différent d'une attente passive.
Par ailleurs, il faut se garder d'une pratique masochiste, visant à résister à la douleur liée à la pratique des postures sans savoir ce qu'il faut travailler.
Enfin, le travail de la main est très important : celle d'un initié de I-Chuan est très particulière et ne s'acquiert qu'après de nombreuses années de pratique. La main doit tenir «quelque chose»
mais ici encore sans contraction musculaire. Ce travail va permettre de déplacer toute la force du corps vers la main. Habituellement, 80% de la force reste dans l'épaule, 20% arrive dans la main
; le but est d'inverser ces proportions.
A. M. : On dit que le fondateur du Da Cheng a livré et gagné plus de mille combats. Cette réputation de combattant ne
risque-t-elle pas d'être mal perçue de nos jours, par tous ceux et toutes celles qui s'intéressent plus à une pratique de santé et de bien-être ?
S. U. : Le maître Wang Xian Zhai a effectivement livré plus de mille combats dans son existence, ce qui a contribué à lui valoir une grande notoriété et le surnom de «Main du
Pays». De son vivant, il distinguait trois sortes de poings, c'est-à-dire trois types de situations. Par ailleurs, tout dépend de la nature du combat. A cette époque les experts n'avaient pas
besoin d'aller au K.O. pour savoir qui avait gagné. Un peu comme au jeu d'échec.
Il y a celui qui provoque la haine, dans une bagarre de rue, en blessant physiquement l'adversaire. Il y a celui, plus sophistiqué, que peut donner un pratiquant d'arts martiaux, lorsqu'il vise
le corps énergétique de l'autre et génère, de ce fait, la peur. Enfin, il y a le troisième coup de poing qui vise à toucher la conscience, à faire fondre l'agressivité et l'orgueil de
l'adversaire afin d'amener en lui un «éveil». Celui-là doit être celui de tout initié du Da Cheng Chuan. Il exprime l'amour et non la haine. En ce qui concerne la dimension du bien être et de la
santé, le Da Cheng Chuan peut leur ouvrir de vastes horizons...
A. M. : Avant d'aborder cet aspect, pouvons-nous continuer sur la question précédente, et vous demander de parler du travail de
l'émission de la force ?
S. U. Le travail de shili (ou test de force) peut intervenir lorsque le corps a été bien préparé par zhan zhuan, puisqu'il consiste à déplacer la force à l'intérieur du corps. L'apparente
immobilité de ce mouvement ne rend pas compte du véritable travail interne que nécessite cet exercice. Il s'agit de vérifier que toutes les parties du corps bougent de façon coordonnée,
synchronisée. Il faut être capable de bouger le corps sans qu'une partie reste immobile. Cette façon de déplacer la force est très complexe à cause de la notion «d'absence d'arrêt» qui n'est pas
simple à mettre en oeuvre. L'arrêt est un tabou en I-Chuan car c'est la mort dans un combat. En effet, l'arrêt produit de l'inertie et donc la nécessité de produire une force qui combat cette
inertie. Si on arrive à bouger sans produire cette inertie, on évite d'avoir à la combattre, de perdre ainsi de l'énergie. Ce n'est qu'après avoir maîtrisé ce qui vient d'être dit que l'on
apprend à déplacer l'axe du corps, indispensable pour acquérir le sens de l'esquive, dans le contexte d'un combat réel où l'adversaire est censé attaquer avec une arme blanche.
Après avoir réussi à déplacer la force, on peut alors la faire sortir. C'est la notion de «fa-li». Pour mieux comprendre cette explosion, on peut donner comme image celle d'une force comprimée
qui trouve un point de fuite et par lequel toute l'énergie accumulée jaillit. On ne peut donc produire cette explosion sans avoir compris dans son corps les notions de concentration d'énergie, de
déplacement de force, d'énergie centripète et centrifuge.
Arts Martiaux : Le maître Wang Xian Zhai a pratiqué, dit-on, pendant huit années le zhan zhuan avant de bouger. Vous même,
avez travaillé de longues années avant que vos propres maîtres vous «autorisent» à travailler les déplacements.
S. U. : En effet, il faut maîtriser le travail sur place, avant de vouloir se déplacer, correctement s'entend. Donc, ce n'est qu'après avoir réussi à reproduire cette
«explosion», qu'on peut véritablement se déplacer et pratiquer la marche du I-Chuan. En effet, Il s'agit de travailler les mêmes notions que précédemment mais cette fois en se déplaçant. On
ajoute ainsi au travail de l'axe du corps, la notion d'axe du mouvement. Le mouvement se déroule de telle façon qu'il permette de conserver la possibilité d'explosion et de liberté de mouvement
dans la marche. On doit donc éviter de produire de l'inertie et de perdre de l'énergie en s'appuyant sur le sol. En effet, si on s'appuie sur le sol, une partie de l'énergie du poids du corps
part dans le sol. Cette énergie n'est donc plus disponible là où elle serait nécessaire. A titre d'exemple, le maître Wang Xian Zhai donnait l'image d'une marche, la nuit, sur une mince couche de
glace qui s'est formée sur le Fleuve Jaune. Le moindre appui, le moindre arrêt dans le déplacement du poids provoque un grave danger. Toute marche qui ne respecte pas cette règle n'est pas la
marche du I-Chuan. Pour être plus complet, après avoir étudié la notion d'inertie dans shili, il faut comprendre et utiliser une autre force universelle : la gravitation. Ici, au lieu de
combattre cette force, il faut s'en servir pour réaliser la marche. Techniquement, il s'agit d'arriver à effacer son poids, ses appuis sur le sol tout en se déplaçant. Comme pour toute recherche,
cela nécessite de l'entraînement.
A. M. : Peut-on résumer vos propos, de façon schématique en disant qu'il suffit d'apprendre la posture pour absorber l'essence du Da Cheng Chuan
?
S. U. : Je dirai oui ! Mais hélas il ne suffit pas de faire des milliers d'heures de posture pour nécessairement acquérir «la force explosive». Cependant, avec un bon enseignant,
on peut y parvenir plus rapidement et plus sûrement, car on ne perd pas de temps à s'égarer dans l'illusion.
Cette posture est un canevas qui permet de travailler différents principes qui, une fois maîtrisés, permettent de générer cette force explosive. Il s'agit d'un travail précis. Il faut de la
patience pour préparer son corps, son énergie et son esprit.
La réputation du Da Cheng d'être la synthèse des différentes écoles de combat du wushu, séduit ceux qui souhaitent acquérir l'efficacité en combat tel que l'enseignait le maître Wang Xian
Zhai.
Notre association a la chance de pouvoir inviter les maîtres Yu Yong Nian et Guo Gui Shin, qui furent les disciples de la première génération, à venir en France.
Ils ont reçu un enseignement direct et le transmettent dans cet esprit. Pour avoir travaillé depuis près de vingt ans avec eux, j'ai pu, moi-même, apprécier leur désir de donner leurs
connaissances et mesurer leur réputation auprès de leurs pairs, en Chine.
L'étude du Da Cheng
Chuan n'est pas une voie insurmontable. Elle est accessible à tous, dans la mesure où ils peuvent être guidés. C'est la condition pour y parvenir et pour éviter les dangers d'un entraînement non
contrôlé. En effet, il faut savoir parfois arrêter son entraînement lorsqu'il peut se révéler nuisible pour la santé. Ainsi, lors du travail de posture, il est nécessaire de cesser lorsque la
douleur (qui doit rester supportable) se transforme en sensation agréable. C'est là en effet la marque d'une production d'endomorphine par le corps qui est nuisible à terme. Il faut être
vigilant, savoir s'auto-analyser et bien connaître les problèmes que l'on peut rencontrer.
A. M. : Quelle différence faites-vous entre la pensée et l'intention ?
S. U. : En effet, il faut saisir la distinction entre la pensée et l'intention. Si on pense, dans un combat c'est trop tard. L'entraînement doit nous permettre d'utiliser
l'intention, beaucoup plus rapide mais bien plus difficile à développer. Il s'agit d'un autre schéma de fonctionnement du système nerveux qui permet de déclencher une autre manière d'agir sur le
système musculaire. C'est pourquoi on peut parler de deuxième système musculaire que l'on doit s'efforcer de développer. C'est seulement de cette manière que l'on pourra réaliser les différentes
techniques de base comme le maître Wang Xian Zhai l'a indiqué.
A. M. : Pour terminer, êtes-vous favorable à la compétition ?
S. U. : Je n'y suis pas favorable, ne serait ce que pour ces effets néfastes sur la santé. Elle entraîne un effet toxique de la production d'oxygène actif (4 sortes) qui abîme
les artères et les cellules du coeur, empêche leur régénération tout comme les cellules du cerveau qui sont à jamais déformées. Ce qui engendre un affaiblissement constant. En Occident, toutes
les personnes pratiquant un sport de compétition à haut niveau comme le marathon, la gymnastique, la natation ou les sports de combats, rencontreront ces mêmes problèmes. Par exemple, un
marathonien haut niveau, âgé de 28 ans présente une usure physique interne correspondant à une personne âgée de 60 à 70 ans. Le pire des cas connus : celui d'une gymnaste olympique âgée de 14 ans
usée comme une personne de 70 ans.
Je conçois l'entraînement comme une éducation du corps physique, énergétique et spirituel, ce qui n'empêche en rien la préparation du corps martial.