La Philosophie à Paris

INVENTION / La nouveauté chez Deleuze (suite)

14 Août 2007, 08:50am

Publié par Paris8philo

Début de l'article


 3) Le déploiement de la nouveauté dans l’œuvre de Deleuze : l’ontologie, la politique et l’esthétique
a) 1953-1969 : la nouveauté comme motif d’une ontologie de la différence


La première période de l’œuvre de Deleuze qui s’étend d’Empirisme et subjectivité (1953) jusqu’à Différence et répétition et Logique du sens (1968) paraît dominée dans un premier temps par des études sur auteurs , des livres d’histoire de la philosophie au sens classique (sur Hume, Kant, Bergson, Spinoza, Nietzsche).

Du point de vue qui nous occupe, il est remarquable que Deleuze, si soucieux de faire oeuvre de création, ait commencé par une forme aussi codée et contraignante que l’histoire de la philosophie. Mais la nouveauté de son projet, ne pouvait apparaître au début pour des raisons que Deleuze fournit dans un passage qui porte sur l’essence des choses et qui, tel qu’il se présente, ne peut manquer d’évoquer la logique du déploiement de sa propre oeuvre : « On sait que les choses et les personnes sont toujours forcées de se cacher quand elles commencent. Comment en serait-il autrement ? Elles surgissent dans un ensemble qui ne les comportait pas encore et doivent mettre en avant les caractères communs qu’elles conservent avec l’ensemble, pour ne pas être rejetées. L’essence d’une chose n’apparaît jamais au début, mais au milieu, dans le courant de son développement, quand ses forces se sont affermies » (DzIM_11). Tout se passe en effet comme si c’était bien « au milieu » de son déploiement, c'est-à-dire à partir de Différence et répétition que la nouveauté du projet deleuzien pouvait apparaître, non pas dès les premières études ou « commentaires », qui pouvaient faire passer Deleuze pour un historien de la philosophie, ce qu’il fut bien d’une certaine manière, mais contraint et forcé par l’état du champ philosophique d’après-guerre qui, comme il l’explique dans Dialogues, fonctionne comme une véritable structure de pouvoir et de contrôle, à travers la production d’un canon, d’une orthodoxie, d’un savoir obligé, dont l’assimilation fonctionne comme exigence d’admission à la parole autorisée : « Comment voulez-vous penser sans avoir lu Platon, Descartes, Kant et Heidegger, et le livre de tel ou tel sur eux ? » (Dialogues, DzD_20-21).

Mais de quoi est-il question dans cette première période de l’œuvre de Deleuze par dessous les commentaires ? De bâtir une théorie de l’être susceptible de rendre raison de l’apparition du nouveau. La nouveauté, c’est ce que Deleuze appelle aussi d’un autre nom pendant toute cette période, celui de « différence ». Cette synonymie entre les deux termes est explicitement assumée par Deleuze lui-même : « La différence est le nouveau, la nouveauté même » (DzID_64). Or, c’est bien avec Bergson que Deleuze semble découvrir cette question dès les premiers textes qu’il écrit en 1956, dans « Henri Bergson 1859-1941 », et surtout dans « La
 conception de la différence chez Bergson ». Ce que Deleuze cherche à établir à travers sa lecture de Bergson, c’est une nouvelle conception de la différence, conception dynamique (la différence est un processus et un acte - de différenciation - et non un ensemble de caractères distinctifs) et immanente (la différence n’est pas « entre » deux choses, mais « dans » les choses qui sont alors des « tendances »). Durant cette période, l’acquis essentiel, du point de vue de l’élaboration d’une ontologie de la nouveauté, est la distinction entre le virtuel et l’actuel qui, comme on l’a évoqué plus haut, a pour fonction de remplacer la distinction du possible et du réel incapable de rendre compte de l’apparition de nouveauté. Cette distinction est posée très tôt par Deleuze et sera reprise dans toute son oeuvre. Or, c’est précisément chez Bergson que Deleuze trouve les ressources conceptuelles d’une telle élaboration. En quoi consiste cette distinction ? Elle consiste à dire que l’élément ontologique à partir duquel se déploie le réel n’est pas le possible, mais le virtuel. Il s’agit par là de concevoir et de distinguer deux types de processus : la « réalisation », qui s’effectue à partir du possible, et l’« actualisation », qui se fait à partir du virtuel. Or ce qui caractérise la réalisation, c’est qu’elle procède par ressemblance (le réel est censé être à l’image du possible) et par limitation (certains possibles passent dans le réel et d’autres sont exclus) ; à l’inverse l’actualisation suppose, d’une part, la différence et même, de manière dynamique, la « divergence » et non la ressemblance, et, d’autre part, la création et non la limitation. Deleuze élabore par là un principe fondamental de son ontologie qui repose sur la conception d’une « différence vitale » et qui traversera l’ensemble de son oeuvre et qui a pour fonction d’aménager une théorie de l’être qui rende raison de la production de nouveauté.     

b) 1968-1980 : la politique et le nouveau

 Cette période s’étend de 1968 et court jusqu’à 1980 (date de parution de Mille plateaux). Au lendemain de la parution Différence et répétition et Logique du sens commence en effet pour Deleuze une oeuvre théorique commune avec Félix Guattari qui a justement valeur d’expérimentation à la fois dans son projet d’ensemble (essayer de « faire une philosophie » selon l’expression de Deleuze dans Pourparlers, p. 187), dans son mode de production singulier (« écrire à deux »), et dans son expression enfin (avec des livres de philosophie étranges comme L'Anti-Oedipe en 1972 et Mille plateaux en 1980).

Dans un cadre théorique original Deleuze et Guattari proposent une nouvelle manière d’aborder la société en se fondant sur une analyse de ce qu’ils appellent des « lignes » qui sont des processus qui la traversent et qui dans Mille plateaux définissent les êtres, collectifs ou individuels. Par là, c’est la manière d’aborder l’analyse de la société et du social qui se trouve renouvelée précisément à travers la question de la nouveauté : quelles sont les conditions de production de la nouveauté dans un champ social donné ? Mais contrairement à ce que peut faire Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, en confiant à des individus exceptionnels la capacité de transformer la société, de l’emmener sur des voies nouvelles, il s’agit d’expliquer la puissance de transformation de manière immanente, en la rapportant aux potentialités créatrices propre au champ social. Ils rejoignent par là des auteurs comme Simondon ou Tarde qui s’efforcent eux aussi de rendre compte des mutations à l’intérieur du social sans passer par une théorie du grand homme ou du génie.   

Articulée à la question de la nouveauté, la réflexion politique de Deleuze et Guattari renverse le sens de la démarche de la philosophie politique moderne qui cherche à comprendre génétiquement la formation de la société en se tournant vers son origine ou son fondement. De même, envisager la société à partir de la question de la nouveauté susceptible de s’y produire, renverse aussi bien le point de vue sociologique sur la réalité sociale : non plus dégager des lois pour expliquer la régularité des phénomènes sociaux, mais dégager les conditions de mutation et de transformation susceptibles de se produire.

 Dans un tel contexte, le problème politique n’est plus, comme chez Hobbes ou Rousseau, celui du droit et de la limitation des libertés, mais celui de la production et de la maîtrise des « flux » de création. Ce n’est plus le problème de la domination qui est posé, par rapport aux effets du pouvoir sur la liberté, mais celui de la création, qui concerne les effets de certains « agencements », ou dispositifs, qui neutralisent la nouveauté, sur d’autres agencements de désir qui introduisent des lignes de transformation ou de mutation. La tâche à accomplir par le philosophie face à ce système qui fuit est alors multiple, et doit circuler sur plusieurs niveaux. Tantôt il s’agit d’évaluer les lignes en fonction de leur potentiel de transformation, de déterminer leur importance en fonction de la nouveauté qu’elles sont capables d’introduire (d’après ce que Deleuze et Guattari appellent leur caractère « révolutionnaire »), suivant travail d’évaluation qui suppose un tri, une sélection, des lignes : « Ce qui nous intéresse actuellement, ce sont les lignes de fuite dans les systèmes, les conditions dans lesquelles ces lignes forment ou suscitent des forces révolutionnaires, ou restent anecdotiques » (DzID_388). Tantôt, il s’agit de suivre ces lignes, d’en épouser le devenir, de montrer en quoi consiste leur nouveauté, en multipliant les analyses, les cas, les exemples, les concepts, souvent étranges : « machines révolutionnaires », « machines de guerre », « devenirs », « minorités », « heccéités », « rhizome », etc., tout une série de termes qui cherchent à épouser la plasticité du processus de production de nouveauté. Tantôt il faut tâcher d’analyser le processus inverse, d’anti-création, qui bloque ou neutralise les processus de transformation, cherche à « bloquer », « colmater », « réprimer », « écraser », « étouffer » les lignes de fuite par tous les moyens, à travers des opérations décrites dans les termes de Foucault, procédures d’assujettissement, de domestication ou de normalisation, par lesquelles les agencements de pouvoir, les appareils d’Etat, cherchent à « discipliner » les corps, à « strier » l’espace, à « segmentariser » les lignes, à « coder » les flux de désir, opérations qui apparaissent de l’intérieur même des processus « révolutionnaires » : « Il n’y a pas de révolution sans une machine de guerre qui organise et unifie. On ne se bagarre, on ne se bat pas à coups de poing, il faut une machine qui organise et unifie. Mais jusqu’à présent, il n’a pas existé dans le champ révolutionnaire une machine qui ne reproduisait, à sa façon, tout autre chose, c'est-à-dire un appareil d’Etat, l’organisme même de l’oppression » (DzID_389). D’où le problème soulevé : « Comment une machine de guerre pourrait tenir compte de toutes les fuites qui se font dans le système actuel sans les écraser, les liquider, et sans reproduire un appareil d’Etat ? » (DzID_389).

On comprend alors qu’il n’est peut-être pas question pour Deleuze et Guattari de « proposer quelque chose ». Le but pour eux n’est pas de « faire la révolution ». Il s’agit plutôt d’intensifier la production de nouveauté, de relancer les processus de fuite à l’infini : non pas détruire, renverser, liquider le pouvoir, mais le « faire fuir » de tous les côtés, « passer à travers ses mailles plutôt que de rompre avec lui » (Mille plateaux, DzMP_432). Dans cette perspective, l’art jouera un rôle privilégié, décisif, non seulement comme force transformatrice, « machine révolutionnaire », mais comme outil d’analyse. Ainsi, c’est dans le livre sur Kafka qu’est élaborée, au cours de cette période, la notion décisive de « minorité » qui désigne les singularités, devenirs, événements, et qui définit une condition essentielle de création, en ce sens que ce qui est « mineur » est créateur, par opposition à ce qui correspond à une norme et qui compose à l’inverse une « majorité » comme conformité à un modèle. Cette perspective originale qui prend en charge l’analyse des conditions d’émergence du nouveau dans un nouveau lexique, Deleuze et Guattari l’appelle « schizo-analyse », « analyse des lignes, des espaces, des devenirs » (Pourparlers, DzP_51), dont le but, encore une fois, n’est pas d’interpréter, de prédire ou de transformer, mais de lire et d’évaluer, en un mot défini plus haut, de « diagnostiquer » le fonctionnement d’un champ social, en guettant, en captant les devenirs qui le traversent, les possibilités de mutation qu’il recèle, les potentialités créatrices qu’il comporte.

Telle est la pensée politique qui s’élabore de livre en livre à partir de 1968, pensée déroutante par rapport à la tradition, parce qu’elle se situe dans une perspective originale, celle de l’actuel et du nouveau, pensée décevante aussi, si on lui demande ce qu’elle refuse, à savoir des solutions, un programme, un idéal, parce que sa démarche est ouverte, questionnante, problématisante et limitée : « A chaque moment, qu’est-ce qui fuit dans une société ? » (DzMP_250).

Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce dispositif conceptuel foisonnant, et au premier abord énigmatique, élaboré par Deleuze et Guattari dans cette période, loin de composer un point de vue abstrait sur la société, marque en réalité une radicalisation et un renouvellement profond de l’analyse du champ social, selon une perspective désormais située à un niveau infinitésimal, on pourrait dire « transcendantal », qui vise les conditions concrètes de mutation d’un champ social donné, si bien que le social se voit désormais appréhendé dans son niveau de réalité le plus effectif, c'est-à-dire dans le moment même de sa production. Une telle perspective fait apparaître le champ social comme un système parcouru d’événements, de dynamismes, de processus, que Deleuze et Guattari appellent des « lignes de fuite » ou encore des « flux » ou « pointes » de « déterritorialisation », par quoi ils entendent les facteurs de transformations, les potentialités créatrices propres à une société qui doit alors être comprise, à la manière de Gilbert Simondon, comme un système métastable, c'est-à-dire « en devenir constant » en fonction du potentiel qu’il comporte et qu’il actualise, dans lequel peuvent se produire des transformations imprévisibles, et qui appelle une analyse des forces ou agencements qui bloque la production de nouveauté. On trouvera une application concrète de cette réflexion sur les « conditions » ou « possibilités de création » dans un entretien de 1985 intitulé « Les intercesseurs » (DzP_165+), dans lequel Deleuze aborde la question de la concurrence entre l’audiovisuel et la littérature comme menace pour le livre. La position de Deleuze sur une telle question revient à déplacer le débat de la fausse opposition entre audiovisuel et littérature, à ce qui est selon lui la véritable opposition, celle entre les potentialités créatrices de l’audiovisuel et celles de la littérature d’un côté, et les pouvoirs de domestication d’autre part, qui bloquent les processus de création par l’instauration d’un « espace culturel de marché et de conformité » (DzP_179).

c) 1980-1995 : la philosophie et les expérimentations de l’art

La dernière période de l’œuvre de Deleuze (qui s’ouvre après Mille plateaux et s’étend jusqu’à son dernier livre), est incontestablement marquée par les arts : un livre sur la peinture de Francis Bacon, (Logique de la sensation, DzFB), deux gros livres qui forment, en diptyque, une monumentale étude sur le cinéma (L’image-mouvement cité en commençant et L’image-temps), une postface à des pièces de Samuel Beckett (L’épuisé), une étude sur Leibniz et le baroque (Le pli), une étude sur la littérature (Critique et clinique), tandis que le dernier livre écrit avec Guattari (Qu’est-ce que la philosophie ?) est d’un bout à l’autre hanté par la question des rapports entre l’art et la philosophie.

C’est à un double point de vue que Deleuze articule la question de la nouveauté et le domaine des arts dans cette dernière période de son oeuvre : d’une part, l’art est utilisé et investi comme un domaine d’expérimentations susceptibles de mettre la philosophie en contact avec des problèmes et des démarches capables de nourrir la création de concepts (ce qui est l’objet propre de la philosophie) - en ce sens, il ne s’agit pas de sortir de la philosophie par l’art, mais de puiser dans son domaine une matière riche pour la création conceptuelle ; d’autre part, l’art se présente lui-même comme un cas, ou un type de devenir, qui demande à être suivi et capté dans sa nouveauté. Si l’art et la philosophie doivent cependant être distingués, ce n’est pas comme deux domaines étrangers ou totalement extérieurs l’un à l’autre. Il ne faut pas opposer la philosophie et l’art comme la pensée et la création. L’art et la philosophie représentent deux manières de penser et de créer, mais selon un matériau propre : les « percepts » pour l’art, les concepts pour la philosophie. Ce que Deleuze cherche ainsi dans la littérature, la peinture, le cinéma, etc. c’est à chaque fois une matière qui suscite des concepts qu’il revient à la philosophie d’expliciter et d’expérimenter, autrement dit de créer, tandis que l’art utilise un autre matériau propre pour dire ce qu’il a à dire : les percepts et les affects. Mais l’art et la philosophie partage une finalité commune. Ils s’opposent, chacun de leur côté et avec leurs moyens, à la doxa ou à l’opinion et ses clichés, et s’efforcent de renouer avec la nouveauté qu’on ne parvient plus à voir. L’opinion n’est pas en effet une proposition, une croyance sur un état de chose, mais plutôt le nom d’un processus d’identification ou de récognition qui organise, découpe, normalise le fond imprévisible de nouveauté que Deleuze appelle autrement « chaos », avec lequel l’art et la philosophie (mais aussi la science) ont pour fonction de nous faire reprendre contact : « L’art et la philosophie recoupent le chaos, et l’affrontent » (DzQP_64). Mais cet affrontement ou cette lutte avec le chaos, signifient très précisément que l’artiste et le philosophe doivent aussi bien dans leur travail se confronter avec le chaos sans se confondre avec lui ou se laisser emporter par lui. Il ne s’agit pas de sombrer, mais bien d’exposer à chaque fois quelque chose de ce chaos. C’est ce que dit magnifiquement et avec beaucoup de précision un passage de la fin de Qu’est-ce que la philosophie ? (DzQP_191) consacré au sens du travail de l’artiste : « Dans un texte violemment poétique, Lawrence décrit ce que fait la poésie : les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions ; mais le poète, l’artiste pratique une fente dans l’ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu du chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, primevère de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette d’Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui remplissent qui ravaudent l’ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions : communication. Il faudra toujours d’autres artistes pour faire d’autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l’incommunicable nouveauté qu’on ne savait plus voir ». La confrontation avec le « chaos » passe ici par un travail sur l’opinion qui fonctionne comme justement comme un dispositif de protection contre ce chaos. Ce travail est à chaque fois modeste (« pratiquer une fente », proposer « une vision », « faire passer un peu du chaos liber et venteux »), et se présente comme collectif, les artistes formant comme une chaîne d’individus, dont la fonction est moins d’œuvrer individuellement, que de reprendre le travail déjà accompli par d’autres, pour redonner à chaque oeuvre la nouveauté menacée par les imitations, les interprétations et les opinions. Ainsi, l’art et la philosophie se trouvent dans une situation semblable. Elles ne peuvent créer qu’à la condition d’échapper à la fois à l’opinion et à l’engloutissement par le chaos, deux risques symétriques qu’ils doivent éviter. D’une certaine manière, l’art et la philosophie ont l’un et l’autre à échapper d’un côté au conformisme, à la répétition, de l’autre à la différence absolue, ou toute pure. La nouveauté ne sera obtenue dans chaque cas qu’à la condition de lutter contre le chaos, mais sans retomber dans l’opinion, en inventant un plan propre, celui où se tiennent les concepts ou les percepts. C’est cette analyse des conditions de production du nouveau que Deleuze cherche à conquérir dans chacune des études de cette périodes, analyse qui culmine dans les développements de Qu’est-ce que la philosophie ? qui poussent le plus loin les conséquences et les implication de la définition de la pensée comme création. 

Conclusion

La nouveauté rencontrée par Deleuze à travers sa lecture de Bergson fait donc l’objet d’une reprise amplifiée et retentit à tous les niveaux de son entreprise : 1) penser la nouveauté dans ses conditions ontologiques de production et proposer dans cette perspective une  théorie de l’être renouvelée, de telle manière à ce que la nouveauté y soit accueillie ; 2) « produire » du nouveau dans la pensée, une nouvelle manière de penser, y compris sur le plan le plus matériel de son entreprise, dans l’écriture philosophique de livres dont il s’efforce de renouveler la forme et le style ; 3) sentir et évaluer la teneur en nouveauté d’une oeuvre d’art, d’une période ou d’une philosophie.

Mais une telle tâche est aussi difficile à comprendre sur son versant ontologique que délicate à saisir dans sa signification précise sur son versant politique. En aucune façon « protester contre son époque » au nom de la création ne constitue une déclaration anarchiste ou révolutionnaire, au sens où il s’agirait d’abolir ou de renverser l’ordre social. Il ne s’agit pas d’imposer un ordre radicalement neuf, mais d’analyser les processus singuliers par lesquels est injecté du nouveau dans le milieu actuel, d’accompagner les puissances de création et les lignes de fuite que tout système tente de neutraliser, soit en se les appropriant, soit en les étouffant. Plutôt qu’une intention révolutionnaire de la philosophie, il y a alors ce que Deleuze appelle un « devenir-révolutionnaire » de la philosophie (DzQP_108), comme alliance de la philosophie avec les forces étouffées d’un milieu, forces qui constituent son potentiel de mutation ou de transformation. Faire de la philosophie mais, aussi bien, être artiste, penser d’une manière générale, pour Deleuze, c’est construire ce qu’il appelle dans Mille plateaux une « machine de guerre », qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire en se fiant à son nom, n’a pas pour tâche de détruire, mais de créer, qui ne réclame, ni ne prescrit rien, ne prétend représenter personne, mais dont la fonction est de susciter partout où c’est possible des forces créatrices pour lutter contre le rétrécissement de notre espace d’expérience, et porter notre puissance d’agir et de penser à des vitesses et des intensités supérieures.

Bibliographie

BgEC : Bergson, L’évolution créatrice, PUF.
BgPM : Bergson, La pensée et le mouvant, PUF (notamment le chapitre sur Le possible et le réel).
DzB : Deleuze, Le bergsonisme, PUF.
DzD : Deleuze & Claire Parnet, Dialogues, Champs/Flammarion, 1979.
DzDR : Deleuze, Différence et répétition, éd. de Minuit, 1968.
DzIM : Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, éd. de Minuit, 1983
DzID : Deleuze, L’île déserte et autres textes, éd. de Minuit, 2002 (articles, entretiens et préfaces de la période 1953-1974)
DzK : Deleuze& Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, éd. de Minuit, 1974.
DzLP : Deleuze, Le pli. Leibniz et le baroque, éd. de Minuit, 1988
DzMP : Deleuze & Guattari, Mille plateaux, éd. de Minuit, 1980.
DzNP : Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1960.
DzP : Deleuze, Pourparlers, éd. de Minuit, 1990.
DzQP : Deleuze & Guattari, Qu’est-ce que  la philosophie ?, éd. de Minuit.
DzRF : Deleuze, Deux régimes de fous et autres textes, éd. de Minuit, 2004 (articles, entretiens et préfaces de la période 1975-1995).
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A
Je ne sais pas pourquoi tu t'adresses à moi, monsieur l'éditeur et personnalisateur de pensée. Ma réponse ne s'étant pas inscrite hier, je te la referai dans une semaine. On est en vacances tout de même :-p. Bon tout.
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S
Cher Anthony, bonjour. Ce texte de Bouaniche est intéressant, c'est certain; clair, lisible, ce qui est assez rare chez les deleuziens. Mais c'est encore une fois une approche suiviste de Deleuze. Aucune capacité critique. Tu as l'air de suggérer que l'auteur montre une déception à l'égard de l'absence de programme d'action révolutionnaire chez Deleuze. Ce n'est nullement le cas. L'auteur suit avec beaucoup de complaisance les "lignes de fuite" de la pensée deleuzienne; je n'ai pas vu l'ombre d'une trace d'une méfiance ou d'un désaccord avec le délire deleuzien. Faut-il encore le rappeler? Nous sommes là, avec Deleuze et Guattari, devant l'une des pensées les plus toxiques du XXe siècle. Le projet n'est nullement une "nouvelle" philosophie, mais une reconduction du vieux paradigme platonicien de la philosophie. Ce paradigme trouve sa naissance, comme je l'ai souvent noté, dans le Phèdre de Platon. Dans ce dialogue, on voit Platon investir l'enchantement socratique d'exister - l'alcool de l'existence - par un épais délire : l'immortalité de l'âme, le voyage au septième ciel des attelages ailés, la théorie de la réminiscence, etc. etc. La philosophie s'est inventée dans le Phèdre comme ligne(s) de fuite(s) permanente(s) face à tout ancrage dans le réel. Pourquoi? Parce que dans le réel il y a le choc d'exister et l'injonction socratique d'être à la hauteur du choc (enivré) de l'existence. La philosophie, depuis Platon, est un recul. Ce recul se voit très bien dans toute l'oeuvre de Deleuze et l'article le met d'ailleurs spectaculaurement en emphase. La nouveauté n'est jamais identifiée chez Deleuze. C'est une rengaine, jamais une rencontre, une expérimentation, jamais une épreuve. Pour cerner une nouveauté, il faut être en état de faire un bilan : qu'y avait-il avant, qu'y a-t-il après? Je peux faire ce bilan pour l'oeuvre de Descartes : je vois bien ce que la pensée de Descartes a laissé de nouveau sur le terrain de la pensée (pas seulement des concepts "nouveaux" comme le voudrait Deleuze). Même chose pour Marx. Je peux aussi faire ce bilan pour la Révolution Française, etc. etc. Dans le domaine d'une pensée philosophique qui tente de saisir la nouveauté de son temps d'une manière simple et fondamentale, le bilan doit nécessairement passer par un état de choc : avant je n'existais pas, après, il y a le fait de mon existence et la vibration singulière que mon entrée au monde propage dans le monde (la vibration socratique).  Et ici, l'alternative est simple : ou bien on accepte ce choc comme fondamental et on rejoint alors le réel, avec la volonté socratique, cartésienne ou marxienne de transformation du monde ; ou bien on fuit cet ancrage au réel, parce que l'on ne parvient pas à l'assumer : on a alors les philosophies d'ascendance platonicienne (la quasi-totalité de ce qui s'est appelé "philosophie"), dont le maître-mot est "fuyons d'ici". Ces philosophies se caractérisent bien en effet par l'invention d'une "machine de guerre" : la machine à délirer. Le délire est apparu, dès le second discours du Phèdre, comme le moyen de ne pas envisager en face le choc de l'existence. Ce qui est ironique, pour en revenir à Deleuze, c'est que toute sa pensée est une expérimentation des plus diverses manières de créer du nouveau; mais comme il choisit le délire comme voie, il ne fait rien d'autre que reproduire de vieilles rengaines philosophiques. Rajeunir les rengaines, ce n'est pas pour autant chanter juste.      
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