7 Octobre 2006
Le discours publié ici fut prononcé le 10 mars 1990 à l’Ecole Normale Supérieure, à la demande de la Société des Amis de Jean Cavaillès. Dans notre série Qu'est-ce qu'un philosophe ?, G. Canguilhem s’interroge sur la définition de la philosophie pensée en confrontation avec le monde contemporain, qui parfois la récupère. Certes, les philosophes s’investissent traditionnellement plus volontiers dans des activités d’enseignement et d’écriture que dans les affaires. Pourtant, certaines tentatives visent à élargir le champ de son travail au-delà des livres, de même que tout écrit n’est pas nécessairement philosophique (journalistique par exemple). La philosophie peut-elle résister à la volonté de se définir elle-même ? Paris8philo
Je pense, tout d’abord, que quiconque a travaillé, étudié, publié comme enseignant en philosophie peut raisonnablement se déclarer surpris de voir accolés « philosophe » et « écrivain ». L’écrivain écrit comme il lui plaît ce qu’il lui plaît. Comme l’a dit Julien Green : « écrire est la liberté absolue de l’esprit, c’est être seul maître de son monde » (Liberté chérie, 1974 ; réed. 1989). Je me demande quel est le philosophe qui voudrait se dire le « maître de son monde » ? En 1922, Bergson avait terminé l’Introduction écrite pour le recueil d’articles « La pensée et le mouvant » par ces mots : « on n’est jamais tenu de faire un livre ! » ; c’est-à-dire que chaque nouveau problème requiert un effort nouveau. Il faut savoir faire attendre la suite. Voilà pour philosophe-écrivain.
Quant au philosophe-directeur général d’une société à but lucratif, confessant à Bernard Pivot un chiffre d’affaires encore modeste de douze millions de francs, ceux qui ont l’âge de pouvoir évoquer Cavaillès, Lautman, Cuzin, Pierre Kaan, peuvent se croire fondés à soutenir la séparation de la philosophie et des affaires. Il y aura bientôt un siècle, Jules Lagneau, le « demi-Bouteiller de Barrès » (A. Thibaudet), rédigeant les statuts d’une « Union pour l’action morale » (1892), écrivait : « nous ne thésauriserons pas ; nous renonçons à l’épargne, à la prudence pour nous et les nôtres… ». Mais l’âme des entreprises soulève, par évocation rétrograde, une autre question. Il fut un temps où ma question de l’âme des bêtes agitait bien des esprits dont certains étaient grands. On sait que Vanini a été brûlé à Toulouse en 1619 (9février), après qu’on lui eût arraché la langue, pour avoir soutenu que le monde est éternel et que l’âme humaine est mortelle comme celle des bêtes. On sait que le Père Poisson a publié un « Commentaire ou Remarques sur la Méthode de M. Descartes ». La 5° partie de ces Remarques concernant la 5° partie du Discours et la théorie cartésienne de l’animal-machine a inauguré une longue série de polémiques. Quel Père Poisson ouvrira t-il une controverse sur l’âme des entreprises ? Pour le moment on a publié récemment L’irrationnel dans l’entreprise (Par Caroline Brun ; Le Monde, 22 février). Mais y a t-il ici prétention à la philosophie ? Je l’ignore.
Tels sont les faits, apparemment mineurs, qui m’ont provoqué à me poser la question : qu’est-ce, aujourd’hui, qu’un philosophe en France ?
On ne peut bien s’interroger sur aujourd’hui qu’en pensant à hier et même à avant-hier, c’est-à-dire à l’époque où le philosophe français portait un habit de professeur, époque qu’on peut faire remonter à 1863, lorsque Victor Duruy rétablit l’agrégation de philosophie.
Pour ce qui est de hier, l’étude très réussie, selon moi, de Jean-Louis Fabiani, Les philosophes et la république (1988) met l’accent sur l’aspect institutionnel initial de l’enseignement de la philosophie, sur sa prédominance dans la hiérarchie des disciplines scolaires, en raison de son orientation rationaliste plus ou moins authentiquement kantienne, en consonance avec le choix républicain de la laïcité.
Pour ce qui est d’avant-hier, il faut aussi se reporter à l’ouvrage d’André Canivez Les professeurs de philosophie d’autrefois (1965) qui propose entre autres à son lecteur l’image d’un Victor Cousin moins ridiculement spiritualiste qu’on ne l’a dit souvent.
Deux écrivains qui n’aimaient pas Kant, Barrès et Péguy, savaient pourtant que c’est Kant, traduit alors par Barni, Tissot ou Picavet, qui inspirait de près ou de loin les philosophes professeurs. Maurice Barrès, l’auteur des Déracinés, élève de Burdeau et de Lagneau, a écrit, en 1902, dans Leurs Figures : « Te rappelles-tu, en 1897, au Lycée de Nancy, notre classe de philosophie si fiévreuse ? Bouteiller nous promenait de système en système qui tous avaient leur séduction, et il ne nous marquait point dans quelles conditions, pour quels hommes ils furent légitimes et vrais. Nous chancelions. Alors il nous proposa comme un terrain solide certaine doctrine mi-parisienne, mi-allemande, élaborée dans les bureaux de l’Instruction publique pour le service d’une politique. Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle ». Ce philosophe professeur du temps de Barrès, aurait pu être Bergson ou Jaurès, entrés à l’Ecole en 1878. On voudra bien admettre que l’un comme l’autre ne relevaient pas du jugement porté par Emile Zola sur les hommes de lettres issus de l4ecole : « Quiconque a trempé dans l’air de l’Ecole en est imprégné pour la vie. Le cerveau en garde une odeur fade et moisie de professorat… Si vous semez des professeurs vous ne récolterez jamais des créateurs ».
Mais s’agit-il toujours de création en philosophie ? Fabiani, dans l’ouvrage cité, me semble avoir bien posé et traité la question du rapport entre philosophe et professeur (p. 87 sq.). C’est un souci de cohérence d’une part, d’autocritique d’autre part. Le professeur prend l’interrogation philosophique au sérieux, présente la philosophie comme la mise en question de sa propre possibilité. Le philosophe de la République a retenu que, dans la Préface à la 1° édition de la Critique de la Raison pure, Kant a dit que son siècle est le siècle de la critique et que rien de doit y échapper.
Un philosophe regretté que presque tous ici présents nous avons connu, Yvon Belaval, a écrit dans une de ses Remarques (Gallimard, 1962) : « Qu’est-ce aujourd’hui qu’un philosophe ? Un professeur. Imaginez qu’à la question : Qu’est-ce qu’un artiste ? Il faille répondre : un professeur de dessin ? » (p. 23). Et plus loin : « significativement les seuls philosophes qui comptent depuis un siècle ne sont pas des philosophes de métier : Kierkegaard, Nietzsche, Comte, Marx »(p. 27). Il se trouve précisément que Nietzsche, cité par Belaval, a déprécié le philosophe allemand de métier dont on a vu que c’est son modèle et son influence qui a tiré la philosophie française, au XIX° siècle, de son ronron spiritualiste. Nietzsche a écrit : « le fait que les Allemands ont pu seulement supporter leurs philosophes, et avant tout ce cul-de-jatte des idées, le plus rabougri qu’il y ait jamais eu, le grand Kant, donne une bien petite idée de l’élégance allemande » (Crépuscule des idoles ; trad. Albert, p. 171).
Mais Belaval, sans doute agacé par les quolibets que les thuriféraires de l’événement 1968 avaient jetés à la face des philosophes professeurs, est revenu sur sa sévérité quelque peu sarcastique. En 1971, il a donné aux Etudes philosophiques (n° de janvier-mars) un article : Pourquoi Leibniz ? que j’ai relu avec admiration.
Au début de cet article il s’interroge sur les relations entre politiques et universitaires dans le domaine des décisions à prendre en matière d’enseignement philosophique. Ce sont les politiques qui décident que Leibniz est mort, que Hegel n’est accessible que par Marx. Pourtant, dit Belaval : « ce sont des professeurs qui, au plus près du journalisme, par conséquent du politique, se jettent aujourd’hui sur Marx, sur Nietzsche, sur Freud, en font une trinité à la mode (j’adore la mode mais pas la vérité à la mode) ». Suivent quelques pages étincelantes, argumentées, convaincantes. Belaval défend en quelques lignes l’histoire de la philosophie. On imagine mal le nouveau philosophe, dit-il. L’ancien ne sortait pas de sa discipline en s’instruisant par l’histoire de la philosophie. Le nouveau s’initie à une discipline étrangère (linguistique, psychanalyse, ethnologie, informatique, etc.) risquant de « perdre en honnêteté ce qu’il gagne en vitesse ».
Il est temps maintenant de rappeler quel a été le passage de l’ancien au nouveau.
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L’image du philosophe professeur que les gens de mon âge ont connue a commencé à se ternir lorsque, dans les années trente, quelques agrégés de mon âge sont allés en Allemagne pour y chercher – et y trouver – ce dont ils regrettaient que nos maîtres nous aient peu ou pas du tout parlé. On sait ce qu’ils en ont rapporté : la philosophie de l’histoire, la philosophie de l’existence, la phénoménologie, l’ouverture de la philosophie française des mathématiques à Gödel.
Parallèlement et inversement, à la même époque, des philosophes formés à l’étranger, Alexandre Koyré, Alexandre Kojève, Eric Weill, Emmanuel Levinas, ont injecté dans leurs écrits et leur enseignement des ferments aussi actifs qu’insolites dans l’université française. C’est alors que Hegel est réellement entré en France. Il faut dire, pour être équitable, que Jean Wahl l’y a aidé.
Au risque de déformer en simplifiant on peut dire que les philosophies de l’existence ont dévalorisé dans l’enseignement de la philosophie le souci de la méthode. Ni savoir, ni système, ainsi se présente, se propose et se défend une philosophie de l’existence. Mais malgré de multiples entreprises d’oblitération, l’image du philosophe professeur a subsisté quelque temps, comme repère de différence, dans la mémoire du philosophe de l’existence. Dans la conférence explosive L’existentialisme est un humanisme, en 1946, Sartre évoquait, à la manière de Barrès, ces « professeurs français qui vers 1880 essayèrent de construire une morale laïque » et leur opposait les existentialistes enseignant à leurs élèves que ce qui attend tout homme c’est un avenir vierge, qu’il n’y a pas de nature humaine, que l’homme est son projet, que le Cogito c’est la découverte de l’autre comme condition de soi-même. Sartre parle ainsi au moment où il abandonne l’enseignement qu’il a pratiqué dix ans durant. On sait en général que Raymond Aron a enseigné un an au Havre un an au Havre quand Sartre était à Berlin. Mais ce qu’on ne sait moins, c’est que Aron a dit de cet enseignement au lycée que c’est « un métier insupportable » (Mémoires, p. 23).
Vingt ans après, en 1966, la revue L’Arc publie une douzaine d’articles sur Sartre et une réponse de Sartre, interrogé par Bernard Pingaud. Le rappel de quelques dates n’est pas sans intérêt : en 1960 Sartre a publié La Critique de la raison dialectique, en 1965 Louis Althusser a publié Lire le Capital, en 1966 précisément Michel Foucault publie Les Mots et les Choses. Dans sa réponse Sartre critique le structuralisme, au nom de l’histoire et de la dialectique, dans un amalgame comprenant Foucault, Lévi-Strauss, Lacan et Althusser. A la question : que pensez-vous du fait qu’on vous présente comme le dernier des philosophes ? la réponse est : dans une société technocratique il n’y a plus de place pour la philosophie. Aux U.S.A. la philosophie est remplacée par les sciences humaines… En France, les philosophes ont toujours été des professeurs. Mais autrefois on posait des problèmes devant les élèves. Aujourd’hui on les tranquillise. Le philosophe technicien sait et il dit ce qu’il sait. La vérité est immédiat et se dorme au présent. Sartre ajoute : il faut penser pour ou contre l’histoire. La philosophie doit être l’effort par lequel l’homme ressaisit le sens de la totalité qu’il exprime. Deux ans après ces déclarations, c’était 1968 dont on connaît la suite. Un tableau de cette suite se trouve dans le livre de François Châtelet, La philosophie des professeurs (1970), auquel on peut reprocher d’avoir identifié cette philosophie avec celle des fabricants ou des utilisateurs de Manuels. Dans les années suivantes, l’Ecole des Nouveaux Philosophes s’est attachée, entre autres exercices de mimique maoïste, à discréditer la philosophie universitaire. Il en est resté aujourd’hui des enseignants au Lycée ou à l’Ecole de Commerce et un collaborateur au Figaro.
Un symptôme objectif, quoique non indépendant, de la scission progressive entre la philosophie et l’enseignement a été l’augmentation du nombre des chercheurs accueillis et stabilisés par le C.N.R.S., Villa Médicis sans palais, sans jardins, sans contraintes. Mieux encore, la philosophie jusqu’alors tenue pour discipline culminante des études secondaires s’est trouvée paradoxalement rabaissée par l’engouement que les propagandistes du GREPH (fondé en 1975) voulaient faire partager par les élèves des classes inférieures. On est allé jusqu’à une expérimentation dans une classe de cinquième à Strasbourg. Il est bien possible que ceux qu’excitait ou consternait, à l’époque, cet Evangile pédagogique aient ignoré que déjà, près d’un siècle auparavant, une bombe façon GREPH avait fait long feu. En 1880, dans un article intitulé La réforme de l’enseignement physique et moral en France, Alfred Fouillée avait proposé et défendu l’institution d’un enseignement élémentaire de philosophie dans les classes de troisième, seconde et première. On jugea sans doute, à l’époque, qu’il n’y a pas d’élémentaire en philosophie. La même question devait être posée à la Société française de philosophie, en 1902, à l’occasion d’une refonte générale des programmes de l’enseignement secondaire. Le sujet de la discussion était : la place et le caractère de la philosophie dans l’enseignement secondaire. Gustave Belot s’opposait à cet enseignement avant la classe qui porte ce nom. Et Bergson insistait avec beaucoup de force pour que l’on continue à enseigner la philosophie « tout d’un coup, en bloc… sans qu’elle ait été déflorée par des études antérieures, prématurées et passivement faites. » A l’actif d’une telle position on pourrait porter une confidence de Maurice Merleau-Ponty récemment rappelée : « Le jour où je suis entré en classe de philosophie, j’ai compris que c’était de la philosophie que je voulais faire. (Les Etudes philosophiques, janvier-mars 1988).
Il faut maintenant revenir à la question posée. Un demi-siècle après les années trente, la silhouette du philosophe de métier qui n’avait pas renoncé au devoir de critique prescrit par Kant est-elle devenue une caricature ? Et cette caricature est-elle, aux yeux de certains soi-disant philosophes, le modèle à rejeter ? A l’époque où l’existence a détrôné l’essence, comme le langage l’a fait du sujet, l’histoire, de la raison, et l’idéologie, de l’objectivité, a t-on affranchi le philosophe des exigences jusqu’alors fondamentales de la philosophie ? On a célébré l’engagement comme s’il s’agissait d’une invention contemporaine, comme si tous les philosophes des exigences jusqu’alors fondamentales de la philosophie ? On a célébré l’engagement comme s’il s’agissait d’une invention contemporaine, comme si tous les philosophes de métier en France au début du siècle étaient restés indifférents devant une certaine Affaire Dreyfus autrement dramatique que celle qui agite aujourd’hui quelques journalistes philosophes, l’Affaire Heidegger (Roger-Pol Droit, Le Monde, 23 février 1990).
Jacques Bouveresse dans l’ouvrage Le philosophe chez les autophages (1984), traite une question plus large et plus importante que la mienne, et il présente cette supériorité supplémentaire de se situer par rapport à des philosophes de la même génération que lui-même. D’une part, il traite de la philosophie analytique anglo-saxonne autant que de philosophies continentales et notamment française. Ses références sont plus actuelles que ne le sont les miennes. Il est donc plus qualifié que moi pour poser la question : pourquoi ceux qui contestent, par le dire ou par le faire, la philosophie des philosophes continuent-ils de se prétendre philosophes ? Pourquoi ceux qui se prétendent marginalisés par ceux qu’ils nomment des classiques officiels se comportent-ils comme s’ils prétendaient à leur succession ? Le dernier chapitre de l’ouvrage a pour titre : la philosophie a t-elle oublié ses problèmes ? Reprenant de Lindenberg la différence entre les philosophes « réels » et les philosophes « titulaires », Bouveresse passe en revue les questions que les réels reprochent aux titulaires, gens de métier, d’ignorer ou d’esquiver. Il souligne que la mort et la résurrection de la philosophie sont des questions propres à la France et tout à fait étrangères à la philosophie anglo-saxonne contemporaine. Il fait remarquer que bien des accusations portées contre la philosophie universitaire, ses ignorances et ses exclusions, sont souvent le fait de vedettes consacrées dans la répétition de griefs imaginaires, et enfin que le rejet de la philosophie en tant que discipline spécifique implique une exigence de référence à une activité qui ne saurait rompre « définitivement avec toute idée de justification, de légitimité, ou de vérité ».
Il est temps maintenant d’en finir avec la question posée en titre, jugée sans doute factice et vétilleuse par quelques-uns d’entre vous, sinon par tous. Après tout, tous comptes faits, pourquoi pas une « philosophie de l’entreprise » ? En philosophie, il n’y a pas de ségrégation. En revenant à Belaval, j’ai pensé à recherche un texte de Leibniz, intitulé Une drôle de Pensée publié dans La Nouvelle Revue française du 1° octobre 1958. Leibniz, séjournant à Paris, rue Garancière, en 1675, après avoir publié dans le Journal des Savants l’invention d’une montre portative à ressort, proposait à Colbert la fondation d’un établissement où se trouveraient réunis ce que sont aujourd’hui, le Palais de la Découverte à Paris, les Casinos de Nice et le Parc d’attractions de Disney land. Belaval, dans la présentation de ce texte, cite Albert Rivaud, auteur d’un Rapport après le recensement des manuscrits de Leibniz à la Bibliothèque de Hanovre. Rivaud écrit que « la part la plus considérable, par le volume, de ses œuvres consacrées à la politique, au droit, à l’histoire, aux entreprises commerciales et industrielles ». Il s’agit, on le sait, des mines, de la porcelaine, de la soie, entre autres.
Parrainée par Leibniz, l’Entreprise peut être accueillie en philosophie qui n’est pas un temple, mais un chantier. Elle peut trouver sa place dans la suite des travaux qui ont occupé la philosophie française depuis un siècle. Il est bien connu que les philosophes français, de Jules Lagneau à Maurice Merleau-Ponty, se sont interrogés sur la perception, c’est-à-dire sur le mode universel d’être au monde pour le vivant pensant. Mais le vivant pensant est aussi un vivant fabricant d’outils et d’artifices qui pense être au monde pour le transformer. Il a été l’objet, en 1899, d’une étude du philosophe bordelais Alfred Espinas, Les origines de la technologie. L’Evolution créatrice publiée par Bergson en 1907 s’attache, entre autres, à donner un sens métaphysique à l’action technique et à la « fabrication des machines à fabriquer » p. 153. Plus récemment, en 1958, Gilbert Simondon, dans sa thèse « Du mode d’existence des objets techniques », s’interrogeait, à son tour, sur les rapports de la technique et de la philosophie. En 1987 Jean-Pierre Séris a publié Machine et Communication où il traite de la manœuvre des vaisseaux et de leur construction, sans pour autant envisager d’entrer dans une société qui reprendrait les chantiers abandonnés de la Ciotat. Des objets techniques à leur mode de production industrielle la relation est normale. Elle a donné lieu aux études de Georges Friedman (Problèmes humains du machinisme industriel, 1946) et de Yves Schwartz (1946) et de Yves Schwartz (Expérience et connaissance du travail, 1988) sur le travail et les travailleurs. En 1989 François Dagognet a publié l’Eloge de l’objet , c’est-à-dire du produit artificiel du travail par la multiplication duquel la chose brute, passive, donnée est dévalorisée.
En résumé, de la perception au travail, du donné au conquis, de la chose à l’objet, les intérêts des philosophes-professeurs en France ne justifient pas la hauteur d’où les jugent parfois des philosophes journalistes. Ce ne sont pas des extra-terrestres.
Il n’y a donc aucune raison de chercher chez les philosophes français de métier des arguments pour refuser à l’entreprise la qualité d’un sujet d’interrogation philosophique. Une fois écartés les clichés médiatiques sur le patronat, les syndicats, la sécurité sociale et la concurrence étrangère, il reste qu’une entreprise est initiative, aventure et risque, œuvre collective et donc ouverte aux conflits. Dans la mesure où elle n’est pas seulement objet pour les techniciens et les économistes, mais où elle est aussi un lieu de tâches et de conduites, individuelles et collectives, obligatoirement soumises à des règles, il est possible et important de la soumettre à un examen critique et normatif, donc authentiquement philosophique. C’est précisément ce qu’a fait Yves Schwartz dans l’ouvrage précédemment cité. Mais il n’y est pas question d’âme !
Par contre faire une recherche sur l’âme des entreprises tout en faisant payer à ces entreprises les consultations qu’on leur donne, peut être tenu, sans sacrilège, pour de l’anti-philosophie, même et surtout s’il s’agit de psychosociologie. Par le biais de l’argent, le monde de l’entreprise est celui des affaires. Pour le philosophe, une Affaire, on l’a vu, c’est le contraire d’un profit. Estimons-nous heureux, philosophes professionnels honoraires, si quelque nouvelle génération de nouveaux philosophes ne voit pas j’un des siens s’intéresser un jour à l’âme des firmes internationales.
Mais si les entreprises ont une âme, pourquoi n’auraient-elles pas aussi une éthique ? Et donc pourquoi pas une philosophie de l’éthique des entreprises qui ont une âme ? Monsieur Alain Minc a publié un ouvrage L’argent fou, dont on a dit que c’est un appel en faveur de l’éthique adressé aux hommes d’affaires. En sorte que Bernard Pivot, en réunissant à « Apostrophes » M. Alain Minc et le philosophe, aurait posé, à sa manière, la question : où se trouve et en quoi consiste la différence entre un philosophe et un manager quand l’un et l’autre traitent de l’entreprise ? Il ne s’agit pas de répondre, ici et aujourd’hui. Mais peut-on rappeler que Kant ne s’est pas fait peintre ou musicien pour réfléchir sur l’originalité du jugement esthétique et que Marx n’a pas extrait du charbon ou tissé de la toile pour percevoir dans le travail industriel un conditionnement plutôt qu’une condition.
Si l’on continue à se présenter encore comme philosophe, au lieu de se contenter d’être journaliste ou homme d’affaires, c’est qu’on attribue à la philosophie quelque valeur et quelque dignité. Mais d’où viennent cette valeur et cette dignité au statut de philosophe qu’on revendique ?
Sans doute du rapport que la philosophie des professeurs a toujours cherché à entretenir avec la philosophie des philosophes, dans le sens historique rétrograde jusqu'à ceux qui ont les premiers défendu et obtenu l’appellation de philosophes à une époque où elle leur était contestée par ceux qui se disaient sophistes, et dont Léon Robin a écrit qu’ils enseignaient l’art du succès dans la vie sociale, la science du bon conseil dans les affaires privées ou publiques, le moyen de devenir supérieur à ses concurrents (La pensée grecque, p. 166). Sommes-nous tout près d’y revenir ou y sommes-nous déjà ?
Je ne peux pas terminer sans rappeler que l’un de ceux qui ont contribué à déconsidérer la philosophie des professeurs, Jean-Paul Sartre, savait bien où chercher la philosophie. Dans son « Autoportrait à 70 ans » (conversation avec Michel Contat, in Situations X) Sartre a déclaré : « J’ai toujours eu de la sympathie pour les Stoïciens », sympathie que, personnellement, je partage. Mais le stoïcisme, ce n’est pas seulement la sérénité des réactions face aux événements déterminés par Zeus, c’est la pratique d’une logique.
Et donc ceux qui se disent philosophes, tout en se donnant pour tâche de dévaloriser les chemins par lesquels, à travers les âges, nous est parvenu un message à déchiffrer, ceux qui espèrent le prestige sans souscrire aux obligations, ceux-là aurait dit l’Epictète des Entretiens « commentent une faute ».
Georges Canguilhem
Conférence du 10 mars 1990
Société des Amis de Jean Cavaillès
Ecole Normale Supérieure