EDUCATION / Enseignants-chercheurs : la réforme piégée
Le gouvernement rouvre le dossier du statut de ces
universitaires, qui avait déclenché un tollé en 2009
C'est un dossier politiquement explosif, qui avait mis le feu aux universités en 2009. La ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, Geneviève Fioraso, reprend le chantier inachevé de la réforme du statut des 56 500 enseignants-chercheurs, dont 35,5 % sont professeurs et 64,4 % maîtres de conférences.
Temps d'enseignement et de recherche, évaluation : un nouveau décret réformant ceux de 1984 et 2009 sera publié dans les prochaines semaines, au plus tard début janvier 2014, intégrant plusieurs points de la loi. La dernière version est en cours d'écriture. " Il n'y a pas eu de réelles négociations, seulement un aller-retour avec la ministre et son cabinet après une réunion avec la direction générale des ressources humaines du ministère ", regrette Marc Neveu, co-secrétaire général du Snesup, le principal syndicat de l'enseignement supérieur.
En réalité, le ministère s'est livré à un simple toilettage du texte pour intégrer des points de la loi, et notamment que la carrière des enseignants soit désormais gérée par le conseil académique, une nouvelle instance interne. Mais en voulant éviter à tout prix que se reproduise le psychodrame de 2009, il ne s'attaque pas au point qui fâche : le temps de travail consacré par les enseignants à leurs deux activités, l'enseignement et la recherche.
Lorsqu'elle était ministre de l'enseignement supérieur dans le gouvernement de François Fillon, Valérie Pécresse avait fait rédiger un décret prévoyant que le conseil d'administration de l'université puisse moduler le " service de référence " des professeurs en fonction des besoins de l'établissement et de leurs résultats en tant que chercheurs, évalués, tous les quatre ans, par le Conseil national universitaire. Avant même sa publication, ce texte avait déclenché un long mouvement de protestation.
Un enseignant doit assurer 192 heures de cours par an, s'il s'agit de travaux dirigés en petits groupes, ou 128 heures de cours magistraux. Enseigner représente le premier mi-temps, soit 800 heures par an – une heure de cours nécessite 4,4 heures de travail en amont, pour la préparation du cours, et en aval, pour l'élaboration et la surveillance des examens et la correction des copies. L'autre mi-temps doit être consacré à la recherche.
La conséquence du décret Pécresse est que ceux qui publient peu se sont sentis " punis ", car contraints d'enseigner jusqu'à deux fois plus que leurs confrères " publiants ". La recherche étant, à tort ou à raison, considérée comme une activité plus noble que l'enseignement. Devant la mobilisation, Mme Pécresse avait concédé que la modulation ne puisse s'appliquer sans l'accord écrit de l'intéressé. En juillet 2012, Mme Fioraso avait décidé d'un moratoire sur le décret, jugeant que ses modalités " paraissent inacceptables et inacceptées ".
A quelques semaines de la publication du nouveau décret, de nombreux chercheurs et syndicats, notamment le Snesup, souhaitent que le ministère revienne sur la modulation. " Pour nous, elle est inacceptable, car tout le monde doit assurer ses 192 heures, insiste Marc Neveu. Nous craignons que, pour des contraintes budgétaires, les universités aient recours à la modulation en augmentant les charges d'enseignement, pour éviter de payer des heures complémentaires. "
Pour le syndicat, il faut, au contraire, soutenir et aider ceux qui font moins de recherche, plutôt que leur ajouter des heures d'enseignement. " Le risque c'est qu'une partie des enseignants accepte de faire plus d'heures de cours. Or, si l'on décroche trop longtemps de la recherche, il est quasi impossible d'y revenir, affirme un enseignant-chercheur. Et si l'on peut enseigner en première année de licence sans faire de recherche, au-delà de ce niveau d'enseignement, on devient un mauvais professeur, et la licence, un simple prolongement du lycée. "
Le projet de décret Fioraso réaffirme le principe de modulation tout en soulignant son caractère facultatif et volontaire. " Nous assumons totalement le fait de toucher le moins possible au statut. Il n'était pas question de rouvrir les débats de 2009, même si certains le souhaitaient ", dit-on au ministère.
Cette version adoucie risque de ne pas satisfaire les plus combatifs parmi les contestataires de la modulation. Une pétition, déjà forte de 2 000 signatures, réclame " le retrait du décret statutaire et la suppression de la modulation des services et de l'évaluation quadriennale ". A Paris-I, le conseil académique a voté à l'unanimité, le 26 novembre, pour le retrait de ce texte. Des délégations d'étudiants de sept universités, pilotées par Solidaires étudiants, appellent à se joindre à la journée d'action nationale du mardi 10 décembre.
Le SGEN-CFDT se déclare, lui, satisfait. " Il y a des éléments positifs, notamment une modulation qui tient aussi compte des responsabilités pédagogiques et administratives assumées par certains universitaires, ainsi déchargés d'une fraction de leur service d'enseignement. C'est une reconnaissance bienvenue. "
Nathalie Brafman et Isabelle Rey-Lefevbre
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En 2009, des mois de grève et de manifestations
Le 24 mars 2009, pour protester contre la réforme du statut des enseignants-chercheurs, l'université Paris-VIII Vincennes à Saint-Denis lançait la " Ronde infinie des obstinés " sur le parvis de l'Hôtel de ville à Paris, rejointe par de nombreuses universités. L'initiative, qui n'a pris fin que le 4 mai 2009, faisait suite à sept semaines de grève et à un ultimatum lancé par des enseignants-chercheurs et des étudiants. Pendant des mois, les grévistes se sont relayés nuit et jour, expliquant aux passants le sens de leur mouvement. Cette lutte, menée dans l'indifférence de l'opinion publique, a provoqué un traumatisme durable dans la communauté universitaire.
PORTRAIT
Pour Pierre Boudes, une double mission difficile à concilier
Comme la très grande majorité des universitaires, Pierre Boudes, 39 ans, maître de conférences en mathématiques et informatique à l'université Paris-XIII de Villetaneuse (Seine-Saint-Denis), est très attaché à sa double mission d'enseignant et de chercheur. Au quotidien, ces deux mi-temps, dont un seul, celui consacré à la recherche, est source de reconnaissance par les pairs et d'avancement dans la carrière, sont difficiles à concilier.
Un décret en préparation vise à permettre aux enseignants-chercheurs de mieux partager ces deux tâches. Le but : alléger ou alourdir leur charge d'enseignement, selon leurs souhaits et les besoins du service, en cassant la notion, jugée trop rigide, de mi-temps, déjà largement perturbée par les tâches d'organisation, voire les fonctions d'élu dans l'institution.
Ce matin-là, la journée de Pierre Boudes débute par une séance de travail avec deux collègues économistes, consacrée à un dossier de demande de subvention auprès de l'Agence nationale de la recherche (ANR). Le projet lui tient à cœur : préciser l'impact des inégalités de revenus sur les entreprises, les ménages, la croissance. Mais pour décrocher ces 300 000 euros, il faut passer sous les fourches Caudines de l'ANR, ses formulaires ultra-normalisés qui prévoient jusqu'au nombre et la taille des caractères, et savoir mettre en valeur l'interdisciplinarité du projet. L'argent, lui, arrivera au mieux d'ici un an.
Pour mener cette recherche et " publier ", ce qui est indispensable à une carrière d'enseignant-chercheur, Pierre Boudes a dû refuser des " heures complémentaires ", c'est-à-dire des cours en plus des 192 heures par an de service obligatoire, ce qui n'arrange pas ses finances. Ces heures de cours supplémentaires sont de surcroît mal payées : 41 euros brut, ce qui revient à moins de 9 euros brut par heure, si l'on prend en compte les 4,4 heures de préparation et de correction induites.
Son salaire, après dix ans d'études, un doctorat et douze ans de métier, se monte à 2 642 euros mensuels net, plus une prime annuelle de 1 220 euros. " Ma compagne et moi dépensons, chaque mois, plus que ce que nous gagnons ", s'inquiète Pierre Boudes. Son budget, pour une famille avec deux enfants, est serré, une bonne partie étant consacrée à louer un trois-pièces de 62 m2 à Deuil-la-Barre (Val-d'Oise). " Nous comptons tout, sauf les dépenses de livres ! ", précise-t-il.
" Tous mes étudiants trouveront vite un travail correctement rémunéré, probablement mieux que le mien, alors qu'ils s'imaginent que je peux m'offrir un grand appartement à Paris. C'est vrai que je pourrais gagner plus, en créant des sites Web ou en assurant des formations, et dépenser moins, en m'installant en province, dans un cadre plus agréable. J'y songe parfois, comme plusieurs de mes collègues, mais j'aime mon métier, j'ai un plaisir intellectuel à partager mon savoir avec des étudiants ", confie ce Marseillais d'origine.
Après un repas sans charme à la cantine des profs, Pierre fait cours devant une quarantaine d'étudiants en Institut universitaire de technologie. Un petit groupe, au comportement encore un peu adolescent : dans la salle frisquette, par économie de chauffage, la plupart des jeunes gardent leur manteau, aucun ne prend de notes, certains dorment carrément.
Devant cette passivité apparente, difficile de savoir si le message, assez technique, passe : " Les travaux dirigés m'ont montré que non, déplore le professeur, seuls deux ou trois d'entre eux sont vraiment accrochés. Nous avons besoin de temps pour préparer les cours mais aussi comprendre les mécanismes d'apprentissage, les comportements de nos étudiants. Nous rajouter des heures de cours, avec cette modulation un peu stupide, c'est nous en retirer pour ce temps de réflexion ", estime Pierre Boudes.
Le maître de conférences, qui voit beaucoup de ses collègues étrangers moins surchargés de cours, se dit lassé de l'aveuglement des pouvoirs publics, obnubilés par les publications de chercheurs et le nombre de diplômés. " Ce qui compte, ce sont des étudiants bien formés et des chercheurs qui découvrent des choses intéressantes et élaborent un savoir vivant, dans une dynamique collégiale plutôt que concurrentielle ",affirme-t-il.
Petit café dans la salle des profs, dominée par un écran télé où défilent les informations sur la circulation automobile et les horaires de trains : ici, on n'oublie jamais qu'on est en banlieue. Vient à passer un agent de service, un tube néon à la main. Pierre en profite pour lui rappeler celui, en panne depuis deux ans, à changer dans son bureau !
L'ambiance est studieuse, en amphi, à l'Institut Galilée, qui rassemble l'unité de formation et de recherche des sciences et une école d'ingénieurs interne à l'université Paris-XIII. Les étudiants en master 1 informatique, même si leurs arrivées s'égrènent jusqu'à une demi-heure après le début du cours, sont attentifs. C'est un cours minutieusement préparé sur les fondements de la programmation, devant une audience assez clairsemée. Les travaux dirigés, qui auraient dû être organisés dans la foulée, ne le seront que deux heures plus tard, faute de salle libre, ce qui fait râler les participants.
Suit un rendez-vous avec une collègue qui lui a " refilé " l'organisation d'une année d'études de l'école d'ingénieurs, le genre de tâche très chronophage, jusqu'ici mal prise en compte mais qui devrait l'être mieux grâce au décret en préparation. Il faut organiser les cours du second semestre avec des intervenants extérieurs auxquels Pierre Boudes n'a pas encore eu le temps de confirmer le planning. Il angoisse un peu : " Je vais me faire engueuler ! "
Isabelle Rey-Lefebvre
L'université de Montpellier-III sauve son antenne de Béziers
" HEUREUX ET JOYEUX ". C'est avec un profond soulagement que les 700 étudiants du campus universitaire de Béziers ont appris la nouvelle. Vendredi 29 novembre, dans un amphi plein à craquer, Anne Fraïsse, la présidente de l'université Montpellier-III, a annoncé qu'elle avait décidé de ne pas fermer Béziers. " Cette antenne va continuer à vivre. C'est une très bonne nouvelle et je m'en réjouis ", a-t-elle déclaré sous les applaudissements.
En septembre, Mme Fraïsse avait révélé son intention de fermer ce campus pour des raisons budgétaires. Depuis, elle entretenait des relations extrêmement tendues avec Geneviève Fioraso, la ministre de l'enseignement supérieur. Jusqu'au bout, la présidente de Montpellier-III a maintenu la pression. Le 19 novembre, un conseil d'administration avait de nouveau voté la fermeture.
Difficultés financières
Au terme de longues négociations, le ministère a décidé de compenser pour toutes les universités qui en ont besoin (les deux tiers des 76 universités) le manque à gagner sur les frais d'inscription que les étudiants boursiers ne payent pas. Pour Montpellier-III, qui a fait face à une augmentation de 42 % du nombre de boursiers en cinq ans, ce manque à gagner s'élève à 1,6 million d'euros que l'Etat ne compensait jusqu'alors qu'à hauteur de 160 000 euros.
A côté des mesures d'économies prises pour un total de 1,2 million d'euros, Montpellier-III va aussi bénéficier de 280 000 euros de crédits d'investissement, de vingt créations d'emplois par an sur la période 2014-2017, et du financement de la moitié du " glissement vieillesse technicité " (GVT). Il s'agit de l'augmentation quasi mécanique de la masse salariale liée à l'ancienneté des personnels à laquelle les universités doivent faire face et qui n'est pas prise en compte par l'Etat.
C'est ce qui explique aujourd'hui en partie les difficultés financières des universités. Alors qu'elles sont en train de finaliser leur budget pour 2013, dix-neuf universités sur soixante-seize prévoient d'être déficitaires cette année. Elles étaient dix-sept un an auparavant. Quatre pourraient accuser un double déficit : Montpellier-III, Marne-la-Vallée, Le Mans et Mulhouse. Néanmoins, rien n'est figé. " L'expérience montre qu'il y a un gros écart entre prévisions et réalisations ", indique Mme Fioraso.
Sur l'exercice 2012, une dizaine d'universités qui prévoyaient un déficit ont finalement terminé à l'équilibre ou en excédent. A l'inverse, une dizaine qui prévoyaient de terminer à l'équilibre ont accusé un déficit.
N. Bn.