La Philosophie à Paris

634. Sur l'éperon ou comment faire ressentir une affectivité primordiale et non pas faire advenir une conscience morale.

15 Février 2013, 23:59pm

Publié par Anthony Le Cazals

L'éperon est une variante plus dynamique de l'aiguillon moral de Socrate. Il vise à éveiller une affectivité et non une conscience morale. L’éperon n’est pas l’aiguillon. Socrate cherche à interpeller la conscience morale des artisans qu’il rencontre en demandant au potier, par exemple : « Qu’est-ce que l’idée de la poterie ? ». Socrate aiguillonne alors la personne active ou l’homme de métier par des questions morales : « Qu’est-ce votre art ou votre métier ? Dans quel but l’exercer-vous ? Est-ce pour le bien de la cité ? ». Il renverse, par là, toute posture critique. Il en fait de même pense-t-on avec la tragédie en incitant son grand ami Euripide à introduire le discours rationnel et moral d’un narrateur dans ce qui n’en comportait pas : la tragédie. Là où l’élenchos est un coup d’arrêt, l’éperon est un secouage de puces : « Où en sont tes envies ? As-tu cédé sur ton désir ? ». On n’est plus face aux questions des systèmes fermés qui sont du registre « Qu’est-ce que … ? » — qui vise avant tout à connaître l’essence d’une chose : « Qu’est-ce que l’idée du pot,  que fais-tu, ô potier ? » — ni face aux questions d’un système ouvert de l’ordre du « Comment faire … ? » — qui cherche les conditions de son advenue et vise à trouver des circonstances favorables, par exemple « comment se faire un corps sans organes ? ».

Comme nous allons le voir l’hormesis n’est pas l’élenchos. On parle de principe d'hormesis ou loi d'Arndt-Schulz pour parler de l'effet stimulant de doses faibles de substances toxiques : c'est le cas, par exemple, des matières organiques polluantes qui activent les bactéries symbiotiques de l'eau. C'est aussi le cas de la vaccination, qui consiste à injecter préventivement, dans le sang d'un individu, un microbe pathogène dont la virulence est artificiellement atténuée, ceci active la production d'anticorps capables de répondre à une attaque d'une souche plus virulente du microbe. Le terme de vaccination provient de l'injection de broyats de pustules de vaches atteintes d'une maladie bénigne : la cow-pox (ou vaccine). La vaccine immunisait les vaches contre la variole comme le remarqua Jenner, médecin anglais de 18e siècle, qui pratiquait ce type d'inoculations. L'hormesis, le fait d'intoxiquer à légère dose, est utilisée par l'homéopathie autant que par la médecine traditionnelle (allopathie et ses vaccins) mais c'est aussi l'idée un peu gentillette que les petits malheurs de la vie nous font en apprécier les bonheurs, nous maintiennent dans une certaine santé mentale et non dans l'apathie des écoles philosophiques.


a. Disloquer complètement l’âme humaine, la plonger dans l’effroi pour qu’elle se libère. NzGM°III,20.

L'hormesis en philosophie consiste donc à éperonner l'adversaire dogmatique pour lui faire ressentir l'affectivité, l'énergie en puissance qui est au fond de toute expérience, car pour le dogmatique il n'y a que la stabilité à l'abri de la morale qui compte. Ce « fond primordial » de toute expérience, Nietzsche l'appelait aussi dionysiaque. Mais il n'est pas nécessaire d'en diviniser la nature pour rendre compte de qui relève d'une énergétique. Cette affectivité, à la base de toute volonté tournée vers la puissance. L'expression est un peu abrupte comme cela mais par volonté vers la puissance on n’entend nullement la volonté d'acquérir un pouvoir hiérarchique, mais une volonté d'augmenter sa capacité d'autonomie. La volonté de dominer n'est que le double amoindri de la volonté de puissance, c'est une volonté de puissance qui sentant que la puissance lui échappe se fixe sur un pouvoir dont elle peut détenir les rênes. Mais c’est une des grandeurs de notre époque de nous faire apercevoir autant les limites du pouvoir coercitif de l'ancien régime que les limites du pouvoir représentatif de nos démocraties. Les lois, les décrets d'application et les circulaires ne font pas tout et ne pallient pas grand-chose quand l’initiative ne part pas de la société civile et que l’action est remplacée par une somme d’opérations, que les machines de guerre sont capturées par l’appareil d’État. Tout l'enjeu de l'autonomie est de dépasser le constat qu’au « fond » tout est affect, relation à un milieu — comme le suggère le lamarckisme de Nietzsche. Tout nous échapperait et nous submergerait si nous pouvions influer ce milieu ambiant de manière dérangeante (intempestive) plus que déroutante (satirique) en s'en faisant l'exception. Comme Nietzsche le dit lui-même, il s'est orienté vers tout ce qui était méprisé par les valeurs dominantes de son époque pour mieux les renverser. C'est alors que l'on ressent le ki 832b, cette énergie comme disent les maîtres d'arts martiaux. Produire une dissolution de la conscience qui juge comme malade tout ce qui vit, que l’on retrouve déjà dans le fait de parler de malades mentaux plutôt que de fous. Pousser l’autre à se désancrer de ses certitudes, car la seule certitude que nous ayons est la capacité d'agir de notre corps qui s’appuie sur un effort pour esquiver la névrose, le malaise de toute civilisation qui perd son contact à la culture saine et native.

Comme cela va contre tous les dogmatismes et les académismes qui veulent que la pensée parte de principes, nous pourrions nous dire que l'hormesis n'est pas loin de l'acte cynique qui consiste à nier l'existence des idées platoniciennes, acte de vie perturbateur qui consiste à stopper le discours du philosophe avec ses trop longs développements. Nous pourrions aussi penser à un acte qui rejoindrait un acte sophistique, mais nous en resterions aux deux premiers des trois poings qui constituent l'art de la joute ou du combat selon Shigeru Uemura. Telles seraient les superstitions paranoïaques des philosophes dogmatiques qui voient des sophistes (Platon) et des anti-philosophes (Badiou). Pourtant l'hormesis n'est pas loin de l'elenchos de l'aiguillon par ironie que pratiquait Socrate pour faire accoucher les esprits vers le questionnement philosophique. Mais c'est aussi d'autre chose qu'il question avec l'éperon, ou le saisissement qui fait découvrir le fond d'affectivité ou le ki que d'autres associeraient à un Dedans, à un no man’s land berberovien (Nina Berberova, Le roseau).  Déjà la dialectique platonicienne comprenait cette dimension émulsifiante : quelle proportion de mal faut-il dans le bien pour rendre la justice ? En somme quelle est la bonne sanction ? Cette intoxication, le discours dominant ou académique peut la produire, c'est de l'ordre de l'aiguillon, de la conscience morale (elenchos). L’éperon est différent. Plus frontal, il ne s'attaque pas, par l’effroi qu'il produit, à la prétendue « âme » ou « conscience » pour la constituer, mais davantage à l'énergie corporelle et donc aux instincts. Le saisissement en conscience n’est que la partie émergée des conséquences. C'est alors que se comprend la dépersonnalisation 230 comme brèche et la surface comme terrain de la philosophie : la peur, qui saisit un « corps » sous la forme d’idées, d’appréhension voire d’obsession, est dépassée. Il existe une manière d’esquiver les pièges inscrits dans la tradition et figés dans le langage. De tout temps, les philosophes académiques et dogmatiques ont rapporté la tradition à l'« être » faisant tomber leurs adversaires dans le travers opposé : le devenir pur. Plutôt que d’encourager une affectivité qui sert de relief à la volonté vers la puissance (Wille zur Macht), c’est-à-dire cette envie d'augmenter sa capacité à intensifier la vie. C'est par le combat que l'on intensifie la vie. A déstabiliser son adversaire plus qu'à gaspiller son énergie en cherchant à le vaincre, quelque chose le maintient à distance tout en modifiant sa conception du monde. Si cette modification est dissimulée c’est la marque de la mauvaise foi bornée dans un système statique — comme c'est le cas de ceux qui prétendent détenir des vérités génériques par exemple Badiou BdLM_475 — plutôt qu’enclin à un certain dynamisme, celui-là même que l'on reprochait déjà à Héraclite et que l'on jugeait obscur parce qu'il mettait les valeurs réciproques comme le Bien et le Mal dans un même sac. L'hormesis consiste précisément à dire que ces vérités (génériques) partent du postulat qu'il existe des genres abstraits — comme L'Être, le Même et l'Autre — et que donc il en va de la métaphysique comme des mathématiques — là où précisément, l'opinion populaire veut qu'il y ait des vérités —, ce ne sont que des fictions desquelles dépendent l'énergie et la capacité qui est mise en œuvre pour résoudre les problèmes qui nous arrivent dans les jambes (pléonasme).


b. La formule pour l'inoculation d'une toxine est que « tout ce qui ne tue pas rend plus fort ».

Ceci paraîtra sans doute abrupt, et peu philosophique, mais il s'agit bien d'introduire une part d'événement, non par l'aiguillon socratique (elenchos) mais par l'éperon (hormesis). Même si toute agressivité est la marque d'une incompétence et même si tout ce qui naît dans la violence en quelque sorte s’y maintient (Gandhi), ce n’est pas cela dont il est question dans le coup de tranchant que nous exposons. ll s'agit face à certaines prétentions dogmatiques, de mettre en avant quelque chose qui dépasse ce qui est concevable par tout un chacun et qu’un discours argumenté n’aurait fait qu’effleurer, ancré sur ses certitudes et enfermé sur ses « principes » éculés ; la pensée analytique cohérente fustige tout ce qui n’est pas elle comme divergence alors que la synthèse de nouvelles valeurs est convergence de différentes prises de risques ou conjectures 918. C'est une technique reprise aux maîtres d'art martiaux, soit la troisième forme de coup porté à un adversaire, celle qui consiste à faire ressentir l’énergie primordiale (ki) au travers de la peur, ce qui, traduit en termes philosophiques et occidentaux, consiste à faire ressentir l'affectivité. C’est le pouvoir d'enfanter plus que le fait d’être enfanté que nous visons là, aiguillonné pour peut-être faire naître une autre manière d'aborder les choses dans quelques années. Une nouvelle « conception » est certainement atteinte là qui génère avant tout de nouveaux métabolismes 919. Il s’agit davantage d’une compréhension que d’une appréhension — au sens d’un concept dérivé depuis une idée. Ces métabolismes qui « comprennent » leur compréhension sont plus volontiers vers les transmutations par envie et par entrain plutôt que vers l’habitude aisée de prendre des décisions ou de se tourner vers la transmutation au sens des propositions qu’on nomme signification. Une décision entérine avant tout un non-choix tant les décisions sont déterminées par la moindre action. S’il y avait événement, c'est-à-dire quelque chose qui dépasse l'ordre du discours, ce serait ce que l'on appelle l'hapax existentiel 412g, une intensité corporelle d’où émerge une vision nouvelle des choses et qui survient comme une décharge corporelle, ce que les initiés d’arts martiaux obtiennent avec la troisième forme de poing 831d, mais cela s'appuie avant tout sur la mémoire contenue dans l'hippocampe, mémoire des blessures entre autres. C’est au cerveau, non à la mémoire comme le voudrait Bergson, de faire son œuvre. C‘est là et dans le génie du cœur 938 qu’un texte s’inscrit et demeure pertinent.

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