AFFECTIF ET PERSONNALITE / Enseigner par l'affectif
Considérations plus personnelles sur l'enseignement à partir de la précédente lettre ...
23 février 2005
Ce texte est plus confus. Mais cela tiens certainement à ce que comme le souligne le magazine L’Etudiant chacun à son opinion sur la
manière d’enseigner. Il y aura donc un peu plus d’opinions et peu moins de distinctions philosophiques. (l’intensité retombe enfin un peu, je l’ai coupée de ce qui l’inspire, comme par
expérimentation)
Sortir de l’attente passer à l’activation tout en écartant pas la rumination de l’analyse, suppose l’auto-suppresion d’une partie de la
philo, son « évacuation ».
Pour revenir sur ce que vous disiez au sujet de l’attente*. On peut traduire attente par « prostration* ». L’attente est avec l’oubli
l’une des deux dimensions de la pensée du dehors chez Blanchot, un de ses livres s’appelle l’attente l’oubli, mais comme le dit l’un des chapitre de l’entretien infini, il y a « passion et
affirmation d’une pensée négative » dans l’attente. Mais sortir de l’attente et passer à l’activation, c’est en quelque sorte la rendre plus adéquate avec la réalité, supprimer les vides qui nous
raccrochent à une métaphysique. C’est au niveau de la pensée se placer à une certaine intensité qui permet d’actualiser les Idées. Cette intensité participe de la déterritorialisation ou ; comme
le dit bien Spinoza ; de la durée de l’esprit sans le corps (rabougri, j’ajouterait). Tout ce que je vais dire tourne autour des traces* qui ne sont pas des absences mais des indicateurs. L’ «
évacuation » est le contraire d’une épuration : j’entends par là qu’il y a quelque chose de non critique qui n’a pas résolu la crise chez Bergson quand il fait une métaphysique de multiplicités
pures ; Merleau-Ponty a porté ses coups critiques à cet endroit précis, qui restreint le « temps »concret, la durée à une pure multiplicité qualitative. On peut reconduire cette métaphysique
par-delà le seuil de l’expérience, mais à quoi bon. La pureté amène du vide, de l’épuration, l’« évacuation » c’est tout le contraire. Même en mathématiques, Poincaré fustige à sa manière les
belles théories mathématiques qui ne servent à rien (in l’invention mathématique). Ne cherchons pas l’utile, le bassement utilitaire mais soyons concrets, intensément, et éternellement
concrets.
Une science de pratiques et de potentialités plutôt que de savoir et d’observation.
Si j’ai évoqué la physique quantique, c’est pour un exemple concret, elle n’a pas trouvé quelque chose qui n’existait pas, Nietzsche
l’avait tout aussi bien fait en parlant de forces. Nous c’est la posture, le crible des scientifiques qui se trouve modifier et très proche du Deleuze-Guattari de Mille Plateaux. Tout un pas
semble franchis en science avec l’abandon de la causalité et de l’intelligibilité. On peut voir ça sous divers aspects. Pour en revenir à la relation cognitive, vague avatar du 3e mouvement, Mr
Bitbol finissait son second cour ainsi : « il faut peut-être abandonner le face à face, il n’y a qu’un seul monde. Ceci lourd de conséquences : il abandonne la finitude kantienne, et même le dit
« argument transcendantal ». Mais avançant, il se dit encore kantien, certainement comme le physicien Niels Bohr en son temps, alors qu’il évacue tout. Mr Bitbol poursuit en disant que la science
n’est plus de savoir mais de savoir-faire. Ce qui la sauve peut-être. Elle a des applications techniques : bombe atomique, synchrotron, futures application du condensat de Bose-Einstein (la
matière « se condense » en dessous du zéro absolu). La science saisit une réalité qui n’est plus mécanique ni ondulatoire. Elle l’atteint par une sorte de libération. On peut très bien en rester
au déterminisme de l’espace cartésien, aux probabilités. Mais je pense que la physique est passée d’une physique de probabilité à une physique de potentialités. Il y a quelque chose (énergies,
forces apparemment minimes parce qu’elles s’annulent) qui est au-delà d’un horizon « humain », « visuel » dont on peut très bien ne pas tenir compte dans sa vie quotidienne. Mais cette réalité
d’un second niveau dont Husserl veut réduire l’existence, est porteuse de beaucoup de potentialités.
Ecriture routinière porteuse de mort et écriture tout en intensité, comme une fulgurance.
Pour continuer sur Husserl, mais au sujet de l’écriture plus que de la science, on peut dire qu’il est routinier. Sa façon d’écrire,
est en accord avec sa façon de penser, assis à une table en sténographiant 8 heures par jour. Je rejoins alors Nietzsche quand il dit dans Ecce Homo que jusque là il a fait beaucoup de lectures
indigestes, de lectures qui allaient contre son goût de la vie. Durant ses années d’enseignement, il lisait des ouvrages d’universitaires qui écrivaient prostrés devant leurs tables. Lui avouait
qu’il était bien obligé de coucher sur papier ce qui lui venait en tête quand il marchait. Il y a là la dimension de mort que vous rejeter à juste titre dans l’écriture qui se trouve dépassée.
Mais je pense par ailleurs qu’il faut laisser une trace de ses moments d’intensité/éternité pour dégager de nouveaux horizons, pour dire que quelqu’un un « on » est aller là. Il ne s’agit plus de
découper par intelligence mais de recouper par intuition, tous ces points d’excès ou de « déterritorialisation ». Une nouvelle topologie se met en place non à notre vue (intelligence) mais à
notre perception (intuition). Une pensée péripatéticienne, qui arpente le portique et retrouve la marche et s’active, voilà ce qu’on peut attendre. Une pensée activé du dehors qui remet la
primauté du mouvement sur le repos non pour faire « à la mode » mais parce que dans la passivité il y a quelque chose d’une crise non résolue. A contrario, l’intensité serait pour Deleuze le
déterminant de l’actualisation de l’Idée (DR vers les pages 300), telle est sans l’une des base de sa pensée par fulgurance qu’il doit à Nietzsche, celui qui la « sorti de tout ça »
(DzP_15).
On enseigne un savoir-faire avant tout.
Maintenant je peux évoquer des questions propres à l’enseignement. Vos cours ont quelque chose de libératoire, d’accélérant, quelque
chose d’ALERTE chez vous. C’est certainement une autre façon d’enseigner où l’on emmène le public avec soi (= inconscient). Vous rappeliez Aristote qui disait : il faut casser le vase pour le
comprendre, ce rejoint la différence entre connaissance et compréhension effective que je reprends à Claire Parnet qui serait aristotélicienne, anti-Platon-des-Idées. Casser le vase, être
tranchant, pertinent tient du savoir-faire plus que du savoir, d’un enseignement qui sous le biais de convictions porte sur un savoir-faire plus que sur un savoir. Ce savoir-faire peut justement
être la curiosité, l’œil intrigué. Est-ce de l’ « étonnement », je ne dais, mais on se pose alors la question : « Comment ça marche ? » plutôt que « qu’est-ce que c’est ? » . Alors on peut
atteindre un second niveau de réalité, un niveau perceptif, intuitif, et non purement visuel. On ne perd pas le rapport au concret, on le gagne. Seulement pour atteindre ces perceptions
(intuitions ou idées à développer) il faut par des concepts (en philo) ou des diagrammes (en sciences). Mais sans doute dans votre vision des choses traces = signes = concepts articulés (Dz).
Dans ce second niveau de réalité, on acquiert une pratique des horizons* (= des potentialités) qui nous permet d’être ajusté au plus près avec la vie qui se crée. Alors vos cours sont le prélude
d’une toute autre façon d’enseigner qui ne correspond plus en l’emmagasinage de connaissance (internet ou les encyclopédies numérisées bien utilisés peuvent pallier cela, évacuant sans « vider »
les cerveaux). On peut dire qu’on est alerte plus qu’encombré, pour varier votre critique de l’informatique, justifiée dans le fait que l’informatique ne fait pas tout, mais ça libère du
cerveau.
Reformer l’institution "Enseignement".
Je continue ma lente dérive, ma lente variation, parce que tout ce que j’évoque est lié, et j’en arrive à un point pleinement
pragmatique. Ce que je remarque plus largement, et vous l’avez déjà dit il est très difficile de réformer l’enseignement, l’institution « éducation nationale », les pauvres lycéens je pense sont
manipulés par la bêtise du conflit droite-gauche. Truc absurde mais auquel je viens, Fillon supprime la part bachotage déjà dans les collèges on a développé les « projets ». Ca oblige à prendre
des initiatives, à résoudre des problèmes apparemment concrets. Le cerveau travaille, la main aussi. Il s’agit d’avoir de l’initiative, de la curiosité…
Pour l’exemple, l’enseignement de l’architecture même s’il mutile toute originalité, apprend l’initiative car c’est l’enseignement d’un
savoir-faire lancé vers un horizon. Que mettre dans ses constructions, quel sens donné au Zeitgeist ? On fait varier sa pratique en même temps que sa perception du monde, dans une variation dans
la durée : on appelle cela processus de création. Eh bien nos pauvres lycéens qui étaient tout contents d’avoir moins d’épreuves à réviser, se mettent à vouloir l’inverse. Déjà Allègre dans son
seul point positif voulais que les thèses soit de recherche et non de récapitulation historique, qu’elle avance quelque chose. Les profs, c’est naturel ont peur de se jeter en avant. Comme si on
voulais freiner quelque chose : la création. On parlera alors de savoir, d’immuable plus que de questions à remettre en cause. Notre institution fuit cela, l’enseignement a peur du danger. Tout
le problème est là dans la prise de risque. Et pourtant c’est cela, la curiosité, qu’il faudrait libérer. Peut-on aller jusqu’à dire qu’il faille réformer l’agrèg, je sais que ça ne vous fera pas
plaisir, mais c’est toute la philosophie spiritualiste-théologique-moralisante comme le dirait Michel Onfray qui en sors toujours gagnante. Mr Barbaras a raison de signaler que ses étudiants qui
finissent en banlieue ne peuvent enseigner la philosophie : la phénoménologie se tenant loin des élèves, pris dans la vie. Si les enseignants sont dans un certain désarroi, c’est qu’il y a
problème. On en revient à la différence du savoir et du savoir-faire, car en fait, on peut s’entêter ou être plus souple, se baisser pour ramener de terre ses étudiants. C’est là, la dimension
effective de la philosophie : aiguillonner (elenchos) aux deux sens du termes. L’agrég concerne en premier l’institution mais il influe sur la « production » philosophique en donnant un
statut.
Plus radicalement, notre système est inapte à produire des petits Einstein tout simplement parce qu’Einstein (dans sa création) est
inadapté au système ou plus largement que la création est exception ou gaspillage*. Les réformes de l’enseignement ne passerons pas, chacun ayant son clocher, son opinion, sa pratique. Mais à
vrai dire ce n’est pas grave, car il ne s’agit pas de réformer, mais d’embrayer une nouvelle manière de faire, petit à petit, non par une réforme d’ « en haut » mais par une pratique (convaincue)
d’ « en bas ». On peut ne pas avoir de soif cognitive, pas d’appétit de savoir, pas de quête de vérité, mais plus radicalement vouloir sortir d’une crise, rechercher le goût de la vie (quête
d’adéquation). C’est de l’exploration-variation-confrontation. Si je vous ai pris l’exemple de la physique quantique c’est qu’en science, ce que j’entrevois, s’y vérifie : on est bien dans de
l’exploration-variation-confrontation.. « Suis-je » par mon parcours biaisé une exception, je ne pense pas : d’autres vont suivre et l’ont déjà fait. Mais avec Deleuze-Guattari et Nietzsche, on a
basculé je pense dans autre chose (la fameuse pensée du Dehors), il y a quelque chose de l’ordre de l’activation : c’est-à-dire que la constitution de son propre mode de perception, la
fabrication de ses propres signes-outils, le développement de ses propres intuitions devrait un petit peu plus s’étendre par contagion. En libérant l’enthousiasme de ses étudiants, quelque chose
passe et affecte professeurs et élèves. On peut très bien avoir un prof qui vous dégoûte de la philo en terminale (avec Platon-Kant-Rousseau-Freud) et finir à la Sorbonne en philo 6 ans après.
Paris et la Sorbonne sont l’endroit où je « savais » que je n’y mettrai pas les pieds, mon premier niveau de réalité m’y avait socialement programmé. On peut très bien alors se découvrir
voltairien quelque part (3)
(3) Voltaire était quelqu’un qui entreprenait tout, qui appréciait l’originalité de Spinoza et qui était sorti à la fois de
l’égalitarisme et de la méritocratie auxquels veulent nous conduire la droite et la gauche. Gauche et droit, entités naturelles et conflictuelles, empêchent en quelque sorte les devenirs. Le moi
de mon soi peut très bien vouloir autre chose, quelque chose de plus généreux, de plus enthousiasmant, de plus en rapport avec la vie loin de la petite politique et de ses soi-disant « mensonges
». Le crible « égalité » conduit à des illusions, celui des différences est plus intéressant je pense, Nietzsche un peu trop guindé appelait ça noblesse, mais c’était une intuition de la distance
avant tout teintée d’un problème affectif résolu par là-même. Une communauté de gens différents ; est-ce la Société ?
LETTRE 22 à MR LORAUX