La substitution influe sur le milieu des valeurs, sur la capacité énergétique d’une époque, Nietzsche par exemple en fait
état quand il dit à propos de la mort de Dieu dont personne ne s'était aperçu, que les grands évènements arrivent toujours sans bruit. La substitution est un certain renversement de valeurs qui
se fait sans fracas mais contamine et sécrète dans toute la société. On retrouve la substitution chez Merleau-Ponty quand dans Le visible et l'invisible, il parle de conversion du
langage. On la retrouve quand Foucault parle de rupture épistémologique entre différentes strates empirico-historiques — les "positivités" — mais qui sont en fait la substitution
de régimes de pouvoir et de savoir — qui tiennent du registre discursif qui se superposent ou plutôt se juxtaposent dans le temps. Au fond il n'y a que les révolutions symboliques (comprenez
scientifiques) qui marchent, toutes les autres trahissent. Qui s'est aperçu que les nouvelles technologies qui bouleversent notre paysage quotidien étaient issues de ce que la physique
quantique s'était jouée de toute représentation, et avait substitué à la représentation, via les technologies de l'information qui la surcodent, un nouvel ordre polycentrique. Au niveau
politique, le renversement de régime est bien la mise en place d'un régime tout aussi violent — dès lors qu'il souhaite imposer une prétendue « égalité » tout en réservant des
privilèges à ses apparatchiks). Toute révolution a sa Terreur — guerre contre les contre-révolutionnaires — et ses Thermidoriens, ses bourgeois qui se détachent du « peuple » qui
les a fait souverains. Peuple et notables vont de pair, le problème n’est donc pas là mais survient après coup quand le conservatisme, la rente des valeurs et les héritages du passé font que les
capacités d’énergie ne peuvent plus se renouveler. Dès lors qu’il n’y a plus de sphère de création, Nietzsche la nommait « serre », une culture périclite en une civilisation qui dompte
et discipline les corps, croyant que c’est par le rendement qu’elle prospèrera, alors que ce sont les capacités d’agir qui, de manière ténue, importent. La substitution, c'est avant tout une
révolution discrète, comme le disait Deleuze à propos de son propre parcours de pensée. il suffit de voir combien Mille Plateaux fonctionne sur le mode du troisième terme — c’est la figure du
« ni..., ni..., mais... » chez les stoïciens. La substitution opère un glissement, une dérive qui, de limites repoussées en limites repoussées, nous fait finalement franchir
un seuil sans que l'on s'en rende compte, puisque cela tient de données générationnelles. Les adultes n'évoluent guère dès lors qu'ils ont un statut, mais, dans une société résiliente, les
adultes se substituent les uns aux autres. Un exemple de substitution est le passage du genre au sexe , de la société faite de communautés vernaculaires à une société d'individus, encore que
la différence est très tranchée. Il ne s'agit nullement d'un réformisme qui se substituerait à la révolution, car il n'y a rien de légal là-dedans, on est dans le registre du tacite, de la
discrétion. La substitution par les nouveaux domaines qu'elle ouvre, par les nouvelles régions souvent peuplées d'intensités inouïes qui s'approchent, est presque inévitable dès lors que ce
sont des processus qui délirent sans que le discours abstrait ne puisse intervenir. Pour Lacan ce seraient les nœuds borroméens, c'est-à-dire le fonctionnement en vase-clos de ce qu'il
désigne par les trois lettres RSI — réel, imaginaire et symbolique. Les nœuds borroméens sont abstraits contrairement aux nœuds de marins. Ces derniers ont toujours un bout de corde qui dépasse
car ils sont concrets. Dire pour un psychanalyste que les nœuds arrêtent les délires, c'est dire que le psychanalysé se met en tête des schèmes symboliques et par là
arrête de délirer sur son imaginaire. Mais par là ce serait aussi accepter sa propre névrose plutôt que de sublimer par substitution, de gentiment délirer, sur ce qui est
possible d'arriver.