La Philosophie à Paris

CRITIQUE / Vincennes (TM) ou le post-vincennes

30 Mai 2007, 16:42pm

Publié par Pequecanthropus et Max

 

 

 

I. Malaise dans la civilisation post-vincennoise

On ne peut se défendre de l'impression que les étudiants de philosophie se trompent généralement dans leurs évaluations. Tandis qu'ils s'efforcent d'acquérir à leur profit le succès dans les dossiers qu'ils rendent, ils sous-estiment en revanche les vraies valeurs de la vie.

Nous rêvons d'autre chose que devenir calife à la place du calife. Nous savons que les propositions que nous avançons (cf infra) ne nous conduirons qu'à un mur avec la machine administrative actuelle. Tant pis : notre but premier n'est pas de faire en sorte que nos revendications aboutissent, mais de changer notre regard sur le monde et sur nous-mêmes et d'essayer de briser certains tabous. Pour cela, nous usons d'une franchise que certains philosophes de l'époque hellénistique et romaine appelaient « parrhêsia » ; parrhêsia que Michel Foucault (fondateur de ce département) qualifie d' « éthique de la parole »(1).

D'un sentiment d'insatisfaction de la part de quelques étudiants ont fleuri ce printemps des réunions au département de philosophie de Paris 8. L'objectif était de discuter ensemble du malaise ressenti, d'élaborer une plate-forme de revendications pour les états généraux qui auront lieu le 29 juin prochain et plus généralement de se demander ce que doit-être une formation de philosophie universitaire. Si les échanges ont parfois été houleux et instructifs, nous regrettons de n'avoir pu trouver un consensus dans autre chose qu'une gestion de la décadence macabre ambiante. Nous sommes passés de spectateurs à acteurs de cette décadence, en somme, sans la critiquer dans le fond et imaginer autre chose. Un échec sans doute pour les étudiants d'un département qui s'enorgueillit dans ses brochures d'appartenir à « une tradition de pensée critique » et dit clairement qu'«il ne saurait y avoir de travail de l'histoire de la philosophie sans que celle-ci engage une pensée au présent ». D'où un besoin pour quelques uns des étudiants ayant participé à ces réunions de s'exprimer dans ce petit texte, texte ne faisant pas consensus au sein du groupe qui s'est constitué ce printemps.

 

 

II. Nos attentes

Nous attendons d'un département de philosophie autre chose qu'une acquisition de compétences monnayables et échangeables sur le marché du travail (nous aurions choisi une formation comme un DUT, un BTS ou un école d'ingénieurs si nous recherchions une formation avant tout professionnalisante). Nous ne voyons pas non plus l'université comme un lieu de préparation à des concours : la réduire à cela serait la considérer comme une institution organisatrice d'une sélection sociale et ne visant qu'à se perpétuer. L'université, initialement, a une vocation émancipatrice : on y va pour apprendre à apprendre, c'est-à-dire non pour acquérir une compétence spécifique dans un domaine, mais pour être capable à sa sortie d'apprendre par soi-même. Nous croyons qu'un étudiant émancipé acquiert davantage de compétences, même si elles ne sont pas directement professionnalisantes. Nous croyons qu'une personne émancipée apporte davantage à un groupe, quoiqu'en disent les ploutocrates au pouvoir obnubilés par leurs visions productivistes à très court terme. Nous sommes cependant conscients que le chômage de masse fait peur, qu'il concerne tout particulièrement les étudiants de philosophie n'ayant pas acquis une compétence directement échangeable sur le marché du travail, mais nous ne céderons pas sur notre désir, là, quand on attendrait de nous le contraire.

Nous voyons avant tout l'université comme un espace de rencontres (d'auteurs et d'individus -professeurs et étudiants), un espace de vie (projections de films, débats, expositions etc.) et surtout un lieu de réflexion. Parce que l'Université aujourd'hui (mais pour combien de temps ?) est peu soumise à la rentabilité, nous pensons qu'elle est l'un des rares lieux où une réflexion sur notre façon de vivre est possible, quand l'espace public est colonisé et ravagé par les médias de masse. Notre département de philosophie est donc un espace qui devrait pouvoir nous mettre dans les conditions de faire un usage public de notre raison dans tous les domaines. Mais nous entendons crier de tous côtés : ne raisonnez pas ! La plupart des professeurs de notre département disent : ne raisonnez pas, faites l'exercice : lisez ces livres pour valider mon cours ! D'autres professeurs (les mêmes, parfois) : ne raisonnez pas mais validez 5 UE par semestre ! Le président de la République dit : ne raisonnez pas, « Le plaisir de la connaissance est formidable mais l’Etat doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes »(2).

Un double discours est tenu par certains professeurs : sans paradoxe apparent, ils évoquent dans leurs cours des idées soixante-huitardes, mais d'un autre côté, ils ont des attentes sorbonnardes dans leurs évaluations. Paris 8, en se plaçant comme une université des idées qui veut donner des emplois ne fait plus rien au final.



III. Contradiction (contre addictions / contrat diction)

La notation fausse la relation entre professeur et étudiants : l'obtention de l'UE devient alors la principale finalité et raison d'être du cours (aussi bien pour l'enseignant que l'étudiant), au détriment des discussions et échanges où un réel questionnement peut naître. Par peur de se retrouver sans diplôme(3), les étudiants mettent de côté leur esprit critique en entrant dans une salle de cours. Or, c'est n'est pas de la peur, mais de l'amour que naît la philosophie(4), le besoin d'écrire.
En pratique, nous constatons que la plupart des étudiants orientent leurs travaux en fonction des portes qu'ils pourront leurs ouvrir (pour leur garantir la validation d'un cours par exemple, puis d'un semestre, et ceci parfois jusqu'au master) plutôt que de se pencher sur les questions que les préoccupent vraiment(5). Nous voyons ainsi des étudiants qui se mentent à eux-mêmes en n'examinant pas leurs préjugés, en acceptant silencieusement de répéter à un enseignant ce qu'il a envie d'entendre. De la séduction, en somme, dont l'exégèse est un moyen : on accepte sans examen (socratique) des idées pour réussir son examen. Or, si cela permet d'obtenir un diplôme et peut-être plus tard de monter des échelons socialement, le risque est alors de voir se creuser un écart entre son discours et son mode de vie, c'est-à-dire de devenir un rhéteur dénué d'esprit critique, uniquement habile aux discours, quitte à sombrer dans des contradictions, comme certains de nos professeurs. Ces derniers défendent alors certaines idées qu'ils exposent, mais sans les appliquer eux-mêmes à leur propre vie, et on aboutit aux paradoxes suivants :
- Antonia Birnbaum nous fait étudier de façon plutôt dogmatique « Le maître ignorant » de J. Rancière, un livre sur l'émancipation intellectuelle.
- Alain Brossat, grand lecteur de Michel Foucault, fait circuler des feuilles de présence à son cours.
- Eric Lecerf, très critique vis-à-vis du travail aliéné, boit du Coca-Cola pendant ces mêmes cours.

Le but n'est pas de jeter la pierre à ces enseignants : certains d'entre eux ont d'ailleurs le mérite de reconnaître cela, et la plupart sont ouverts au dialogue, ce qui n'est pas le cas dans toutes les universités. Ceci dit, ces paradoxes illustrent la différence entre comprendre une idée (et pouvoir la répéter) et éprouver une idée (c'est-à-dire la vivre, se remettre en question à travers elle). Comprendre une idée n'est qu'un raisonnement logique (qui peut néanmoins demander beaucoup d'efforts mentaux et du temps : on peut passer une vie à essayer de comprendre Platon par exemple), quand éprouver une idée demande de s'impliquer dans cette idée (ce qui différencie le spécialiste en philosophie et le philosophe). La notation ne peut saisir cela, ne peut pas tenir compte de la pratique, du mode de vie, qui est pour nous la finalité. Comme le disait Montaigne, « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies »(6).

Ainsi, certains cours ressemblent davantage à du catéchisme (où l'on aurait troqué des Bibles contre l'intégrale de Platon ou de celle des professeurs ayant fait la gloire de Paris 8) qu'à un espace où l'on apprend à penser par soi-même. L'irruption de la notation à Paris 8 a marqué un tournant, le département s'acheminant vers une Sorbonne post-moderne en somme, qui se nourrit plutôt de Deleuze et de Foucault que de Kant et Descartes. Pour ne pas que la Sorbonne s'accapare les penseurs issus de Paris 8, nous pourrions peut-être proposer à la présidence de l'Université de faire de Vincennes une marque déposée.  Cette dernière proposition peut sembler saugrenue, mais ne serait pas forcément en contradiction avec les réformes de l'Université en marche (Pres, Hetzel).
Nous demandons donc ou bien la suppression de la notation au département de philosophie de Paris 8, ou bien de faire de Vincennes une marque déposée : Vincennes™.



IV. Les statues figées de la méthodologie

Nous pensons qu'un cours d'un enseignant-chercheur est déjà un cours de méthodologie. En effet, un enseignant-chercheur nous expose une problématique sur un sujet donné, et structure son cours pour exposer sa thèse. Ecouter intelligemment un tel cours, se demander comment un professeur pose son problème et le résoud est à notre avis amplement suffisant pour écrire un mémoire de master, pour peu que l'on prenne l'habitude d'écrire (ce que permettent tous les cours, de méthodologie ou non). De plus, en cas de doute, rien n'empêche un étudiant de poser quelques questions à un enseignant, de même qu'un enseignant peut parfois consacrer quelques minutes d'un cours à donner des conseils pour la rédaction.

Suivre un cours de méthodologie, c'est apprendre à dissocier le fait d'avancer dans ses propres réflexions et de s'exercer dans son écriture. C'est perfectionner son écriture en s'écartant, en ne s'impliquant pas dans son écriture. C'est la porte ouverte à une conception utilitaire de l'écriture, un peu comme si on nous confiait déjà une tâche à résoudre.

Les cours de méthodologie au mieux se bornent à des commentaires de texte où chacun expose sa façon de lire un texte (collectivement ou non, à l'écrit ou à l'oral), au pire ne sont que des joutes de rhétorique où l'on fuit l'essentiel. Dans le premier cas, mieux vaut suivre un cours d'un enseignant-chercheur, avec qui un dialogue sera peut-être possible. Le fait que les cours de méthodologie de Paris 8 soient moins abrutissants que ceux des autres universités ne justifie pas de se contenter du moins pire. Nous considérons l'écriture comme une expérience, pas comme un moyen de. Nous demandons la suppression des cours de méthodologie.



V. Vers une infantilisation croissante des étudiants

L’hémorragie des étudiants de Paris 8 a été énoncée aux états généraux, par les professeurs de sociologie. Les étudiants, ont-ils affirmé, se sentent seuls et démunis dans une université qu’ils découvrent immense, dans un tourbillon de rapports sociaux superficiels ou inexistants. En somme, ils découvrent avec horreur, par l’œil de bœuf qu’est la faculté, un semblant de vie autonome et adulte : effrayés, ils quittent Paris 8 en hurlant. Ces étudiants, pendant leurs mois de présence dans l’université, s’appellent eux-mêmes « élèves » et témoignent d’une confiance dans leurs capacités toute relative. Sûrement, s’est-on dit, qu’ils manquent de maturité pour appréhender l’université : la solution avancée par ces professeurs est donc de les encadrer, de tisser entre eux des liens affectifs par le biais de pots de bienvenue et tenter en leur faisant des amis d’endiguer leur fuite.
 
Comment penser que cette décision de tenter de recréer à l’université des faux airs de lycée puisse contribuer à émanciper les nouveaux étudiants ? Comment penser qu’étant maintenus dans un environnement candide et pré-pubère, un étudiant puisse songer à devenir autonome et –par là même– à apprécier l’université ? Comment penser, enfin, que se voyant répondre à leurs inquiétudes non pas de façon précise et adéquate, mais de façon paternaliste et déresponsabilisante, ils puissent parvenir à apprécier un jour l’université en tant que telle, et non en tant que continuité scolaire ?
 
Il n’est évidemment pas question ici de jeter la pierre à des professeurs qui tentent tant bien que mal de résoudre un problème, mais plutôt de s’attaquer à un problème de fond, qui est le cercle vicieux de la déresponsabilisation et de la perte de confiance des élèves –pardon, des étudiants.
 
Il est temps, nous le pensons, de créer un véritable dialogue sur le malaise étudiant et de chercher de vraies solutions, qui ne tentent pas d’éteindre un feu avec de l’huile.



Saint-Denis, mai 2007



1. Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, P132. Il oppose la parrhêsia à la flatterie et à l'hypocrisie, et précise en P348 ceci : « [La parrhêsia] est l'ouverture qui fait qu'on dit ce qu'on a à dire, qu'on dit ce qu'on a envie de dire, qu'on dit ce qu'on pense devoir dire parce que c'est nécessaire, parce que c'est utile, parce que c'est vrai. »

2.Nicolas Sarkozy a déclaré dans le journal 20 minutes du 16 avril 2007 : « Vous avez le droit de faire littérature ancienne, mais le contribuable n’a pas forcément à payer vos études de littérature ancienne si au bout il y a 1000 étudiants pour deux places. Les universités auront davantage d’argent pour créer des filières dans l’informatique, dans les mathématiques, dans les sciences économiques. Le plaisir de la connaissance est formidable mais l’Etat doit se préoccuper d’abord de la réussite professionnelle des jeunes. »

3. Peur compréhensible dans une société où le chômage de masse fait des ravages, où l'on est plutôt invité à marcher au pas pour espérer trouver un travail, même avec un diplôme en poche. Que cette peur se fasse tant sentir chez de jeunes étudiants en dit long sur la part de la compromission dans notre société.

4. Le mot vient du grec philia, amour, et sophia qui a le double sens de sagesse et savoir.

5. Il ne s'agit ici nullement de juger et de blâmer les étudiants, mais de comprendre ce qui se passe. La peur de se retrouver sans emploi à la sortie de l'université additionnée à la pression extérieure (celle de la famille, mais aussi et surtout -même si c'est de façon moins visible- celle de la société) incite chacun à obtenir un diplôme.

6. Essais 1.26, p.245, Folio n°289


 

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A
Belle analyse de Mr Oyseaulx. Peut-êtreCe n'est pas qu'il y ait "un savoir trop vite représenté comme obsolète", un savoir établi, mais bien que le savoir nouveau, ce qu'il y a de radicalement nouveau, l'est toujours (post à venir là-dessus) mais affleure de moins en moins à l'Université. Toute le système supérieur de la Recherche en France fonctionnant sous le mode du doublon, d'ne part les grandes écoles richement dotées et d'autre part les université où il est de plus en plus difficile de faire de la recherche : tout en précisant que ce n'est pas une affaire de nombre ou de sélection à l'entrée pusque la vincennes des années 70 et la Saint Denis des années 2000 ont le même nombre d'étudiants 30.000. Mais c'est bien sur ce qui se passe ou plutôt ce qui ne se passe plus que le hic provient.
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O
Pour ma part, je ne dirais pas que l'Université est un lieu où l'on apprend à apprendre, mais bien un lieu où l'on apprend et où l'on apprend des savoirs. Dire le contraire relève du pédagogisme, qui est l'une des formes les plus aliénantes de l'idéologie dominante, précisément parce qu'il fait l'impasse sur les contenus et s'attache à un formalisme stérile et inoffensif, le même qu'on rencontre, précisément, dans les formations professionalisantes que vous dénoncez à juste titre. Mais si celles-ci sont délétères, c'est précisément parce qu'on y fait autre chose que transmettre des connaissances : dresser des comportements. Pour les mêmes raisons, je ne pense pas non plus que l'Université doive être un lieu de vie ; là encore, il s'agit d'un présupposé idéologique qu'il faut combattre vigoureusement. L'Université doit être un lieu d'instruction et de recherche, car le savoir est subversif et la recherche est révolutionnaire (lorsqu'elle est faite sérieusement, cas malheureusement rarissime, car, comme vous l'écrivez, les étudiants se contentent d'écrire d'insipides mémoires professionalisants). Ce qui est en train de tuer l'Université, ce n'est pas le culte d'un savoir trop vite représenté comme obsolète, mais la pauvreté des contenus et la médiocrité d'enseignants recrutés au piston et à la pipe.
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