Le plus gros site de philosophie de France ! ex-Paris8philo. ABONNEZ-VOUS ! 4040 Articles, 1523 abonnés

La Garenne de philosophie

ART / L'appropriationnisme américain des années 1980

ART / L'appropriationnisme américain des années 1980

L'appropriationnisme constitue l'un des mouvements artistiques les plus significatifs et controversés de la fin du XXe siècle, émergeant principalement aux États-Unis dans les années 1970-1980 comme stratégie critique radicale qui révolutionne la conception traditionnelle de l'originalité et de la création artistique. Ce mouvement, dont les figures emblématiques incluent Sherrie Levine, Richard Prince, Cindy Sherman, Louise Lawler et Barbara Kruger, développe une pratique artistique fondée sur l'appropriation, la reproduction et la recontextualisation d'images, d'objets ou de concepts préexistants, transformant l'acte créatif traditionnel d'invention ex nihilo en stratégie de détournement et de critique culturelle. Cette démarche ne procède pas d'une paresse créative ou d'un manque d'imagination mais révèle une analyse sophistiquée des conditions de production et de circulation des images dans la société postmoderne, marquée par la saturation visuelle, la reproduction mécanisée et l'omniprésence des médias de masse. L'appropriationnisme révèle ainsi que l'originalité pure constitue une illusion dans un contexte culturel où toute création s'appuie nécessairement sur un patrimoine d'images, de formes et de concepts préexistants, transformant cette contrainte apparente en instrument de révélation et de critique des mécanismes cachés de la production culturelle contemporaine.

Les origines théoriques de l'appropriationnisme s'enracinent dans les transformations profondes de la culture occidentale d'après-guerre, particulièrement l'émergence de ce que Walter Benjamin identifie comme "l'ère de la reproductibilité technique" et les mutations de l'art dans la société de consommation analysées par les situationnistes français. Cette filiation révèle que l'appropriationnisme ne constitue pas une rupture brutale avec l'histoire de l'art mais prolonge et radicalise des questionnements amorcés dès les avant-gardes du début du XXe siècle, notamment les readymades duchampiens et les collages dadaïstes et surréalistes. Cependant, les artistes appropriationnistes des années 1980 développent ces héritages selon une approche spécifiquement contemporaine qui intègre les mutations technologiques et culturelles de l'époque : développement de la photocopie et de la reproduction numérique, émergence des médias de masse globalisés, saturation de l'environnement visuel par la publicité et les images commerciales. Cette actualisation révèle leur capacité à transformer les outils et les contraintes de leur époque en instruments de création et de critique authentiques.

L'appropriationnisme développe comme stratégies plusieurs modalités techniques et conceptuelles qui révèlent la sophistication théorique du mouvement ainsi que sa capacité à interroger les fondements mêmes de l'art occidental. La reproduction littérale, illustrée par les célèbres After Walker Evans (1981) de Sherrie Levine qui re-photographie des tirages d'époque du maître américain, constitue la forme la plus radicale de cette pratique en démontrant que l'acte créatif peut résider dans le simple geste de déplacement contextuel plutôt que dans la production matérielle d'un objet inédit. Cette opération révèle que la signification d'une œuvre d'art ne réside pas dans sa matérialité intrinsèque mais dans les conditions de sa présentation, de sa circulation et de sa réception, révélant l'influence des théories poststructuralistes sur la pensée artistique contemporaine. Cette approche influence directement l'émergence de l'art conceptuel et de la critique institutionnelle qui privilégient l'analyse des conditions de possibilité de l'art sur la production d'objets esthétiques traditionnels.

La recontextualisation constitue une autre modalité majeure de la pratique appropriationniste, illustrée particulièrement par le travail de Barbara Kruger qui détourne l'imagerie publicitaire en y superposant des slogans critiques révélant les mécanismes de manipulation et d'idéologisation à l'œuvre dans la communication commerciale. Cette stratégie transforme les codes visuels de la société de consommation en instruments de dénonciation de leurs propres logiques, révélant la dimension subversive de l'appropriation lorsqu'elle est mise au service d'un projet critique cohérent. L'efficacité de cette approche réside dans sa capacité à utiliser la familiarité visuelle du public avec ces codes pour véhiculer des messages critiques, transformant la reconnaissance en surprise et la séduction en questionnement. Cette stratégie influence directement l'émergence de pratiques artistiques contemporaines qui explorent les rapports entre art et propagande, création et communication.

L'interrogation de l'identité et de la représentation constitue un axe majeur du questionnement appropriationniste, particulièrement développé par Cindy Sherman dans ses "Untitled Film Stills" (1977-1980) qui révèlent la construction sociale et médiatique de l'identité féminine contemporaine. Ces autoportraits déguisés, qui empruntent leurs codes visuels au cinéma hollywoodien des années 1950-1960, démontrent que l'identité individuelle se construit largement à travers l'appropriation de modèles médiatiques préexistants, révélant la dimension performative et artificielle de ce que nous considérons comme naturel et authentique. Cette analyse influence directement l'émergence des gender studies et des théories queer qui révèlent la construction sociale des identités sexuelles et des rôles de genre. L'approche de Sherman révèle également que la photographie, medium prétendument objectif et documentaire, constitue en réalité un instrument de construction idéologique qui participe à la formation des représentations collectives.

La critique du marché de l'art et des institutions culturelles constitue une dimension essentielle de la démarche appropriationniste, particulièrement développée par Louise Lawler qui documente et révèle les conditions matérielles de présentation, de conservation et de commercialisation des œuvres d'art contemporaines. Ses photographies d'œuvres célèbres dans leur environnement institutionnel ou privé révèlent que la signification artistique ne peut être dissociée des conditions sociales et économiques de sa réception, démontrant que l'art prétendu autonome s'inscrit toujours dans des rapports de pouvoir et des logiques marchandes qui influencent sa perception et son interprétation. Cette approche de critique institutionnelle influence directement l'émergence de pratiques artistiques contemporaines qui interrogent les rapports entre création et institutions, art et économie.

La dimension politique de l'appropriationnisme se révèle particulièrement dans sa capacité à révéler et à déconstruire les mécanismes idéologiques à l'œuvre dans la production culturelle de masse, transformant l'art en instrument d'analyse et de résistance face aux logiques dominantes de la société contemporaine. Cette dimension critique ne procède pas d'un militantisme direct mais d'une stratégie de révélation qui utilise les armes de l'adversaire pour dévoiler ses mécanismes cachés, transformant la séduction en questionnement et la fascination en distance critique. Cette approche influence l'émergence de courants artistiques contemporains qui développent des stratégies similaires de subversion et de détournement, révélant la pertinence durable des innovations conceptuelles de l'appropriationnisme.

L'évolution de l'appropriationnisme à l'ère numérique révèle sa capacité d'adaptation aux mutations technologiques contemporaines tout en conservant sa pertinence critique fondamentale. L'émergence d'internet et des technologies numériques facilite considérablement les pratiques d'appropriation tout en complexifiant les questions juridiques et éthiques qu'elles soulèvent, révélant que les problématiques identifiées par les pionniers du mouvement se sont intensifiées avec la dématérialisation de la culture contemporaine. Les pratiques contemporaines de remix, de sampling et de mash-up révèlent l'influence directe de l'héritage appropriationniste sur la création contemporaine, confirmant sa dimension prophétique dans l'analyse des mutations culturelles liées à la révolution numérique.

La réception critique de l'appropriationnisme révèle les résistances profondes de l'institution artistique face à des pratiques qui remettent en question ses fondements théoriques et économiques. Les controverses juridiques suscitées par certaines œuvres révèlent les tensions entre liberté créatrice et propriété intellectuelle, originalité artistique et appropriation culturelle, révélant que l'art contemporain ne peut plus ignorer les questions de droit et d'économie qui structurent la société contemporaine. Ces débats révèlent également l'évolution progressive des mentalités artistiques qui intègrent progressivement ces pratiques comme contributions légitimes à l'art contemporain, confirmant leur capacité à transformer les critères d'évaluation esthétique.

La confrontation de l'appropriationnisme avec l'héritage culturel et les nouvelles technologies et sa démonstration que la création peut procéder de la transformation plutôt que de l'invention influence l'émergence de pratiques artistiques contemporaines qui explorent les rapports entre tradition et innovation, patrimoine et création contemporaine. Cette influence révèle que l'appropriationnisme ne constitue pas un mouvement historiquement daté mais une modalité permanente de la création contemporaine confrontée à l'accumulation culturelle et à l'accélération des échanges.

Tout de go, l'appropriationnisme révèle la capacité de l'art contemporain à transformer les contraintes de son époque en opportunités créatives authentiques, démontrant que l'innovation artistique peut naître de la capacité à identifier et à exploiter esthétiquement les mutations culturelles et technologiques contemporaines. Cette leçon conserve une pertinence remarquable pour les créateurs actuels confrontés aux défis de l'économie numérique et de la globalisation culturelle, confirmant la dimension exemplaire de l'appropriationnisme dans sa capacité à révéler et à critiquer les logiques dominantes de la société contemporaine tout en proposant des alternatives créatives authentiques.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article