MIGRATIONS / Le mythe de "Le grand remplacement"
Que pensez-vous de la diffusion des mots « grand remplacement » dans le débat public ?
La formule frappe parce qu’elle nomme la peur. Elle se répand à la vitesse de la lumière. J’étais récemment en Grèce, en Espagne, en Lituanie : des journalistes m’ont interpellé à ce sujet ! J’ai rencontré à Dallas un collègue qui connaissait le nom de Renaud Camus, qui a popularisé l’expression, et même celui du romancier Jean Raspail, l’auteur du Camp des Saints.
Ce « grand remplacement » a-t-il une réalité ?
C’est une thèse à deux jambes, quantitative et qualitative. Elle se veut d’abord objective, en invoquant les données sur les écarts de fécondité. L’Ined et l’Insee ont publié cet été une mise au point sur la France (bulletin Population & Sociétés, n° 568) : les immigrées, toutes origines confondues, ont 2,7 enfants en moyenne, alors que les natives en ont 1,9. Mais ces dernières pèsent bien plus que les immigrées dans la moyenne nationale, si bien que le taux de fécondité de la France avoisine seulement 2. La fécondité reste encore élevée chez les immigrées d’origine algérienne (3,6), tunisienne (3,5), marocaine (3,4) ou turque (3,1). Elle dépasse même celle des pays d’origine (respectivement 3 ; 2,4 ; 2,2 et 2,1) parce que les couples attendent souvent d’être en France pour avoir leurs enfants. Une erreur fondamentale est de figer ces écarts de fécondité sur le long terme. On obtient alors une croissance exponentielle de la population immigrée. C’est comme si l’on prophétisait à la fin du siècle la domination démographique de la Guyane sur la métropole, au motif que les Guyanaises ont 3,8 enfants en moyenne. D’où vient l’erreur ? Les amateurs de projection oublient d’introduire dans le calcul une tendance observée de longue date : la convergence des comportements de fécondité entre immigrées et natives au fil du temps. Cet alignement s’explique à la fois par la chute de la fécondité dans les pays d’origine et par l’influence du pays de destination, d’autant plus forte que les femmes sont entrées jeunes en France. Les projections statiques qui omettent cette dynamique se fourvoient : en figeant le réel, elles produisent un résultat irréel. Une minorité n’envahit pas la majorité sur la base de sa natalité.
Les enquêtes régulièrement menées montrent que le sentiment de se sentir étranger dans son propre pays, de vivre dans un pays comptant « trop d’étrangers » ne dépend pas du poids réel de l’immigration dans la population
Que dire de la «deuxième jambe» de ce récit, l’idée d’un remplacement qualitatif, du passage à une société multiculturelle et métissée ?
La composition de la population française a changé, c’est certain. Faut-il s’en étonner ? En 2018, près d’un quart de la population de la France était soit immigrée, soit née d’au moins un parent immigré. Il est vraisemblable qu’un tiers des Français ont au moins un grand-parent immigré. Au recensement de 1975, 20 % des immigrés fixés en France venaient d’Afrique, principalement du Maghreb. La proportion a dépassé 40 % désormais (2,8 millions, selon l’Insee), à cause du recul des migrations espagnole et portugaise. C’est un mouvement observé dans tous les pays occidentaux. Avant la guerre de 1914, nous avons industrialisé le pays avec les migrants des pays voisins (Flamands, Italiens, Espagnols…). Dans l’entre-deux-guerres, nous avons recruté des Polonais pour nos mines et commencé à mobiliser les populations des colonies. Depuis la Libération, les migrations sont venues surtout du sud de l’Europe et de l’Afrique, mais aussi d’Asie. La nouveauté est que la migration est désormais mondiale et plus visible que jamais, physiquement et religieusement, avec chez nous les effets en retour de la colonisation. Ce changement est perçu par l’opinion publique et plonge les gens dans le désarroi, d’où des réactions épidermiques, voire xénophobes. Le métissage est une tendance générale, qui ne devrait même plus retenir l’attention. Je ne suis ni pour ni contre l’immigration ; il faut « faire avec ». Et, surtout, y préparer les esprits. Ceux qui rêvent de revenir en arrière dans une France repliée sur elle-même se font une piètre idée des capacités de notre pays.
La France est-elle davantage sujette à la peur démographique, comme l’explique Hervé Le Bras ?
Les enquêtes régulièrement menées dans le cadre du European Social Survey ou par le Pew Center montrent que le sentiment de se sentir étranger dans son propre pays, de vivre dans un pays comptant « trop d’étrangers » ne dépend pas du poids réel de l’immigration dans la population. Les plus forts taux de rejet s’observent en Pologne, en Hongrie, dans certains pays baltes, qui sont justement les parties de l’Europe comptant le moins d’immigrés. Notre taux d’immigration se situe sous la moyenne des pays de l’OCDE (9,7 % de la population vivant en France en 2018 est immigrée selon l’Insee, contre 7,4 % en 1975). Quant à la demande d’asile, c’est une pression qu’il faut rapporter au nombre d’habitants et au PIB par habitant. La Suède dès 2014, l’Autriche et l’Allemagne ensuite, ont pris leur part de l’accueil des demandeurs d’asile. Après l’accord avec la Turquie, l’Italie a pris le relais en 2016-2017. Aujourd’hui, et toujours en proportion, la charge retombe surtout sur la Grèce et les Etats les plus exposés : Malte et Chypre. La France n’a jamais été en première ligne tout au long de la crise. Et la montée récente de la demande d’asile (+ 25 % depuis janvier 2017) correspond au fait que nous rejoignons la moyenne européenne. Mais il y a une crispation forte en France car le fond, c’est la peur de l’islam et des musulmans.
Cette perception provoque des controverses chez les démographes. Sont-elles toujours vivaces ?
Ces controverses sont anciennes ; elles remontent aux années 1990. Les jeunes chercheurs n’ont que faire de ces vieilles querelles. Aujourd’hui, grâce en partie aux efforts des anciens, ils disposent de meilleures données sur le sort de la seconde génération, l’observation des parcours au fil des décennies, les projections de population, les comparaisons internationales… Une évolution frappante, mais encore partielle, est la diversité croissante des origines dans le monde de la recherche. On ne le voit plus quand on travaille ensemble ; le véritable sujet est peut-être l’éloignement de catégories de population qui ne se côtoient plus entre elles. A l’Institut des migrations, la diversité des origines a le grand mérite de croiser les points de vue, de décloisonner les idées, sans détruire pour autant les référents nationaux. En conclusion de mon livre Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir (La Découverte, 2017), je décris une scène vécue dans un gymnase de la banlieue nord de Paris, où l’Établissement français du sang convoque les donneurs bénévoles. On y voit affluer le monde entier, avec les tenues et les couleurs de peau les plus variées, y compris chez le personnel médical. Le sang collecté sera trié sur des critères purement médicaux, pas sur le prénom d’origine viking. Il sauvera des vies « sans distinction d’origine, de race et de religion ». Le métissage est déjà là, au service de l’intérêt collectif. On ne parle pas assez de ces choses-là.
J’entends dire communément que «les statistiques ethniques sont interdites en France». C’est inexact. Ce qui est interdit, ce sont les classifications ethnoraciales
Manque-t-on en France de statistiques dites ethniques ?
J’entends dire communément que «les statistiques ethniques sont interdites en France». C’est inexact. Ce qui est interdit, ce sont les classifications ethnoraciales (blanc, noir, asiatique, etc.) comme celles que l’on coche sur les bulletins de recensement en Grande-Bretagne et en Irlande. Ce qu’on appelle «ethnique» en Europe, c’est la référence à une origine différente. Conformément aux exigences de la Commission européenne, nous avons en France une statistique à la fois ethnique et républicaine. Elle porte sur des données d’état civil qui remontent à la génération précédente : le pays de naissance et la première nationalité des parents. Ce qui est interdit, c’est le traitement de données individuelles risquant de faire apparaître des appartenances ou affiliations politiques, religieuses, ethniques, sexuelles, etc. Mais la loi Informatique et liberté de 1978 prévoit aussitôt une dizaine de dérogations pour la statistique publique. La majeure partie du savoir accumulé par l’Ined ou l’Insee relève de ces dérogations, comme les études sur le vote, les pratiques de santé ou le comportement sexuel des Français. Depuis 2003, les grandes enquêtes de l’Insee comportent des questions sur les origines migratoires des personnes. Plusieurs enquêtes conjointes Insee-Ined ont été autorisées à poser des questions en clair sur la religion, notamment le degré d’importance dans la vie quotidienne. La dérogation ne sape pas le principe. C’est comme la circulation automobile. Elle est réglementée : il y a un code, une signalisation, des gendarmes, etc. Dans le cas des enquêtes statistiques, l’enjeu est de pouvoir mesurer l’écart qui sépare la réalité de l’idéal républicain.
La science peut-elle contrecarrer les représentations radicales, dont celles portées par Eric Zemmour ?
J’en doute. On se situe là hors de toute argumentation rationnelle. Ce qui me frappe, c’est que lorsqu’une personnalité aussi médiatique accuse les immigrés d’origine musulmane de travailler à « l’extermination de l’homme blanc », on n’entend pas la voix des immigrés eux-mêmes. Peut-être jugent-ils, par prudence, que tout ce qui est excessif est insignifiant. Ayant vécu aux Pays-Bas, je puis vous dire que de telles déclarations auraient suscité un tollé chez les minorités visées et, certainement, des actions en justice. Edouard Philippe, en sa qualité de Premier ministre a fermement condamné ces propos. La minorité musulmane (très diverse, très éclatée dans le cas de la France) est accablée par tant de haine mais fait le dos rond. Les jeunes chercheurs, j’en suis sûr, feront entendre leur voix.