HEGEL / Hegel franc-maçon
Le 16 novembre 1831 eurent lieu les obsèques solennelles de Hegel mort deux jours plus tôt. Sur sa tombe, le franc-maçon bien connu à Berlin, Förster prononce l'éloge funèbre : il qualifie Hegel de "Cèdre du Liban", de "Laurier qui décorait la science de sa couronne" ou encore "l'étoile du système solaire de l'esprit mondial".
L'assemblée ainsi rassemblée autour de la dépouille du grand Hegel comprit ainsi que le plus grand philosophe de la modernité était maçon. Qu'est ce en effet le Cèdre du Liban ? Le thème essentiel du 22ème grade du REAA, chevalier du Royal Hache ; Liban est le mot de passe de ce grade, le cèdre figure sur le tablier du maçon de ce grade que l'on qualifie d'ailleurs de prince du Liban. L'arbre est au quatrième grade, le symbole de la victoire que l'on doit remporter sur soi-même. Le laurier et la couronne de laurier signalent le 22ème degré du REAA. Quant à l'étoile, elle est soit flamboyante au grade de compagnon, soit le symbole du 20ème grade de ce même rite. A l'époque postérieure du Congrès de Vienne où Matternich avait réclamé l'interdiction universelle de la maçonnerie, Hegel ne pouvait officiellement faire état de ses convictions : Förster, le jour de ses obsèques, révèle le secret.
Un maçon philosophe
Dilthey, le grand historien du début du vingtième siècle, a été le premier [1] à révéler l'influence du maçon Montesquieu et du maçon Voltaire sur l'étudiant Hegel. Il écrira dans son essai sur La Religion des Grecs et des Romains que la multiplicité des croyances religieuses devrait nous inciter à critiquer, c'est-à-dire établir le fondement de nos propres jugements car ceux-ci pourraient être faux tout à la fois ou seulement vrais à moitié !
Hegel est un authentique fils des lumières, un "aufklärer". "Il a été réservé à notre temps de revendiquer comme propriété des hommes les trésors qui avaient été gaspillés au ciel, du moins en théorie" [2]. Dès ses jeunes années, il est tourné vers la liberté : avec l'être libre, conscient de soi, tout un monde surgit en même temps du néant ; la liberté est bel et bien la seule chose qui vaille ; la méthode maçonnique va être l'outil qui permettra d'accéder à la liberté.
Dans sa Leçon inaugurale de Berlin de 1818, il déclare : "Il n'y a qu'une étoile qui brille, l'étoile intérieure de l'esprit ; c'est l'étoile polaire. Mais il est naturel qu'une sorte de frisson d'horreur saisisse l'esprit tout seul avec lui-même : on ne sait pas encore à quoi l'on en viendra, dans quelle direction on ira!". Son parcours maçonnique est tout entier en filigrane dans le texte hégélien : il suffit de savoir lire. Face à l'hostilité de l'époque, Hegel parle à mots couverts : mais ceux qui savent lire et écrire recouvraient des éléments essentiels de la maçonnerie écossaise à plus haut niveau, de quoi ruiner le détournement d'auteurs géré depuis 1945 qui a voulu faire de ce philosophe le père du catholicisme le plus traditionaliste, en particulier dans la philosophie académique française qui a souffert ces dernières décennies de la prise de pouvoir d'un groupe informel baptisé "hégélien", contrôlant toute l'institution et imposant un glacis dans la lecture de Hegel.
Aujourd'hui, le Hegel libre nous apparaît dans toute sa lumière, en particulier depuis la chute du mur de Berlin qui a permis l'accès à des archives inédites jusqu'alors. Sa maxime préférée lorsqu'il était au séminaire de Tübingen, au Stift, était de "ne jamais faire la paix avec le dogme". Il avait fait sienne la devise de Rousseau : vitam impedere vero. Lorsqu'il était précepteur dans la famille des Steiger, il adorait chanter L'hymne à la joie dans sa maison d'accueil, code maçonnique pour se faire remarquer par la famille qui recevait tout ce que la maçonnerie allemande comptait de plus fin lettré et cultivé. Dans une lettre à Schelling [3], il écrit : "Raison et liberté restent notre devise et l'Eglise invisible reste notre point de ralliement". Kant avait déjà employé cette expression "d'église invisible", mais Lessing, constamment cité par Hegel, avait dans Ernst et Falk, dialogue maçonnique (1778) écrit que les "maçons", hommes exemplaires, "ne vivent pas dans un stérile isolement, qu'ils cessent d'être un jour une Eglise invisible". On retrouve les termes dans toutes les exhortations maçonniques de l'époque en Allemagne ainsi que dans les lettres que Hegel adresse à ces trois compagnons durant sa période suisse, même s'il se doit d'être prudent, à l'époque où la police tente d'infiltrer les sociétés savantes du temps.
Les mystères d'Eleusis
A l'époque grecque, Eleusis était célèbre pour être le lieu des initiations avec le bain rituel dans la mer Egée. Ce lieu mythique entre tous a été profané aujourd'hui par l'emplacement d'une usine de transformation d'hydrocarbure en lieu et place où Chateaubriand venait rêver en pensant aux philosophes grecs. Hegel, pour rendre hommage à ce lieu symbolique entre tous, à la fin de sa période suisse, écrit un hymne nommé Eleusis dédié à Holderlin. Cet hymne date de août 1796 au lieu de Tschugg : il commence par une évocation des lieux, déclame : "ne vivre que pour la vérité, ne jamais faire de paix avec le dogme qui régit l'opinion et le sentiment". Il s'adresse directement à Cérès elle-même, il lui demande d'ouvrir les portes de son sanctuaire afin de comprendre les révélations (offen barungen).
Le temple d'Eleusis demeure muet, les dieux se sont enfuis d'un monde profané. Le "fils de l'initiation" (der Sohn der Weihe) estimait trop sacré l'enseignement ésotérique (dit dans le temple) pour le rendre exotérique (en dehors). Les mots restaient trop pauvres et les initiés devaient garder le silence, sinon la sanction était terrible :
- "C'est dans leurs actes (les actes de tes fils) que tu vis encore.
- Cette nuit encore, je t'ai sentie, sainte divinité.
- C'est toi que me révèle souvent la vie de tes enfants.
- Toi que je pressens souvent comme l'âme de leurs actes.
- Tu es l'esprit élève, la foi fidèle.
- Qui comme Divinité, même quand tout périt, ne fléchit pas".
Manifestement, Hegel appelle au présent les enfants d'Eleusis actuels, les fils de l'initiation, c'est-à-dire les enfants de la veuve. Un signe qui ne trompe pas : il reprend presque mot à mot certain syntagmes des Dialogues maçonniques de Lessing. Or, pour une bonne partie de l'historiographie franco-hégélienne du vingtième siècle, on a voulu voir dans cet auteur le chantre de la trinité chrétienne, gérant à l'égard des textes le même détournement d'auteur que celui que Nietzsche a subi au cours du même vingtième siècle de la part des nécrophages de l'opus dei philosophique institutionnel.
Hegel n'évoque pas le mystère de l'eucharistie mais le secret maçonnique ; il n'évoque pas le passé mythologique de l'initiation d'Eleusis mais la foi eleusienne actuelle de lutte contre les dogmes conformément à l'époque de l'aufklärung. En 1796, lorsque Hegel compose Eleusis, il sait déjà qu'il va entrer au service de la famille Gogel. Cette famille a joué un rôle important dans l'Ordre des Illuminés de Bavière fondé en 1776 par Weisbaupt. Le futur "principal" de Hegel appartient à une dynastie de dignitaires de la maçonnerie de l'ordre des Illuminés. Ceux-ci avaient baptisé mythiquement Eleusis la ville d'Ingolstad où était né Weisbaupt, le fondateur de l'ordre. En choisissant ce titre, Hegel s'inscrit tout naturellement dans cette filiation : notons à titre historique que les Lettres à Constant de Fichte [4], recueil de ses planches maçonniques prononcées en Loge paraîtront dans les Eleusinien des 19 Jahrhundert.
Aucun maçon au début du 19ème siècle ne peut donc ignorer le contenu maçonnique de ce texte de Hegel, d'autant que l'ordre des illuminés dont le fondateur, le professeur Adam Weisbaupt, se fait appeler secrètement Spartacus, a pour objectif le prosélytisme en vue de défendre les idées d'égalité, de cosmopolitisme, d'hostilité au despotisme, auxquelles adhèrent nombre de ministres, de hauts fonctionnaires, de journalistes, d'intellectuels bavarois entre autres.
Le baron de Knigge convertit l'aristocratie aux idées nouvelles venues de Paris : Goethe, les philosophes Reinhold et Jacobi font partie de ses recrues les plus célèbres. Même si l'ordre fut interdit en 1784 pour des raisons politiques, les illuminés restèrent pendant la première moitié du 19ème siècle au pouvoir en Saxe Weimar, en Saxe Gotha et en Bavière. La fameuse querelle de l'athéisme qui atteignit Fichte fut en réalité une querelle contre la maçonnerie allemande et ses représentants les plus éminents, Reinhold, Fichte, Jacobi, Hegel, Schille et Lessing. Ce dernier dans Nathan le Sage assigne au "Templier" le rôle de restaurer l'ordre des Templiers du RER.
Niethammer, le proche collaborateur de Fichte, le co-rédacteur avec lui du Journal philosophique d'une société de savants allemands, dès 1796 devient un ami proche de Hegel et un protégé de Reinhold. Membre de l'ordre des Illuminés de Bavière, il traduit à la demande de Schiller L'histoire des chevaliers de St-Jean de Jérusalem suivant le conseil de Lessing. Comment ne pas reconnaître dans la Phénoménologie de l'Esprit telle ou telle allusion lorsque l'on connaît le corpus maçonnique de cette époque ? Autre exemple encore, Jean-Joseph Mounier, inspirateur du Serment du Jeu de paume, s'installe à Weimar après la Révolution française dans le château Belvédère à la demande du Grand Duc, maçon et Illuminé. Il publie son livre célèbre De l'influence attribuée aux philosophes, aux francs maçons et aux illuminés. Il semblerait qu'il y ait rencontré Hegel dès les années 1794-95 en Suisse, étant une relation assidue de Niethammer.
Toutes ces indications ne sont pas dues au hasard : la Eleusis moderne n'est autre que l'ordre maçonnique lui-même : la famille Gogel fut donc, selon toute vraisemblance, la clef qui a ouvert à Hegel le monde maçonnique des idéaux de la Révolution française. Schiller, le plus grand poète de langue allemande, est aidé au pire moment de sa vie par le Duc de Schleswig-Holtein, maçon et illuminé, Frederick Christian II : est-ce dû au hasard ?.
Le grand philosophe Schelling, dans une lettre à Hegel de janvier 1796, lui indique qu'on lui a posé la question de savoir s'il était démocrate aufklär et illuminé : hasard encore une fois ?
Phénoménologie du secret
La préface de la Phénoménologie de l'esprit, rédigée a posteriori comme toute bonne préface, fourmille des occurrences de sacré, profanation, initiation, peu courantes dans les textes philosophiques jusqu'à cette époque. La correspondance de Hegel, qui nous est accessible en français depuis la deuxième moitié du vingtième siècle, est encore plus explicite : il y est question de "fils de l'initiation", de l'enseignement vivant d'Eleusis qui "vivant, il se ferme la bouche. Ce que l'initié s'est ainsi interdit à lui-même, une sage loi lui interdit de révéler aux esprits plus pauvres ce qu'il a vu, entendu, senti dans une nuit
sacré" [5].
Le secret hégélien est le secret maçonnique où tout initié se doit de ne pas révéler ce qu'il voit en Loge, "la loi du silence" qui clôt les tenues ordinaires. Le silence est le thème de prédilection du quatrième grade du REAA, celui de maître Secret.
Lisons la Phénoménologie de l'Esprit [6] : "On peut dire à ceux qui affirment la vérité et la certitude de la réalité des objets sensibles, qu'ils doivent revenir dans les écoles élémentaires de la sagesse, revenir précisément aux anciens mystères d'Eleusis et qu'ils ont d'abord à apprendre le secret de manger le pain et de boire le vin. Car l'initié à ces mystères n'aboutit pas seulement à douter de l'être des choses sensibles, mais encore à en désespérer ; pour une part il accomplit l'anéantissement de ces choses, et pour l'autre il les voit accomplir cet anéantissement. Les animaux mêmes ne sont pas exclus de cette sagesse, mais se montrent plutôt profondément initiés à elle ; car ils ne restent pas devant les choses sensibles comme si elles étaient en ……….., mais ils désespèrent de cette réalité et dans l'absolue certitude de leur néant, ils les saisissent sans plus et les consomment. Et la nature entière célèbre comme les animaux ces mystères révélés à tous qui enseignent quelle est la vérité des choses sensibles".
Que l'on traduise "offenbare mysterien" par "mystères on ne peut plus transparents" (J.P. Lefebure) ou par "mystères révélés" (Hyppolite), l'allusion à la révélation maçonnique est patente (offen barung). Nous faisons grâce au lecteur libre et de bonnes mœurs d'autres traductions de l'historiographie hégélienne officielle française qui, pendant trente ans, a imposé à des générations de thésards et d'agrégatifs les expressions de "mystères de la révélation christique" ou "du mystère de l'incarnation de la triologie".
Or dans les mystères d'Eleusis, il n'y a rien de révélé : "Dans les mystères éleusiniens, il n'y avait rien d'inconnu" [7]. Si Eleusis présente des rapports avec la "nouvelle église", il s'agit bien du terme qui servait à définir les illuminés et la franc-maçonnerie allemande dans son ensemble, expression que l'on retrouve chez Lessing entre autres.
En conséquence, on peut affirmer qu'Hegel était franc-maçon. Il faudrait, maintenant que les historiens ont enfin accès aux archives d'Allemagne de l'Est depuis une dizaine d'années, établir combien la pression politique, pour ne pas dire policière du début du dix-neuvième siècle, a multiplié le cryptage des sociétés secrètes et l'extrême discrétion de ses éléments les plus en vue. En ce qui nous concerne, les textes ne peuvent avoir été par hasard à ce point remplis d'allusion maçonnique des plus hauts grades du REAA à une époque où n'existaient pas les revues, encyclopédies et autres manuels de franc-maçonnerie en vente libre dans n'importe quelle librairie.
La tradition maçonnique allemande fait remonter à William Sinclair de Roslin en 1736 la fondation même de la maçonnerie anglaise qui possède toujours ces "St-Clair charters".
Or, quel est un des mentors de Hegel, amoureux un temps de Christiane Hegel elle-même ? Issac von Sinclair, révolutionnaire et maçon émérite. Ses trois auteurs de prédilection resteront les maçons Lessing, Goethe et Fichte dont il assurera la succession universitaire et auprès duquel il voudra reposer éternellement. Il faut attendra 1954 pour voir apparaître pour la première fois l'appartenance de Hegel à la maçonnerie dans un article du Grand Brockhaus en 1954 [8] où son nom est mentionné en compagnie de Fichte, de Kraus, d'Humboldt, de Wieland, de Haydn.
Si l'on interprète le discours de Forster devant son tombeau, il semblerait que Hegel se soit affilié à la grande Loge de Berlin à la fin de sa vie. Il est vrai que Frédérick Guillaume III lui-même en faisait partie, comme Napoléon était le protecteur es qualité du grand Orient de France. Le vrai problème aura été tout au long du vingtième siècle et principalement en France, l'occultation de l'appartenance maçonnique de Hegel par le provincialisme universitaire, celui-là même qui exclut des rangs de l'université Foucault, Derrida ou De Leuze au profit de l'ordre néo conservateur chrétien.
par Christophe Vallée
[1] Histoire de la jeunesse de Hegel. Berlin Reimer - 1905 - p. 8 -
[2] Ecrits théologiques de Hegel - Herman Nohl - Tübingen - 1907
[3] Correspondance de Hegel ; traduit par Jean Carrière - Gallimard - Tome III - 27me édition - 1967
[4] voir notre article sur Fichte dans la chaîne d'Union de L'Hyver - 2004-2005
[5] Correspondance de Hegel - traduction Jean Carrière - Tome I - 2ème éd. 1962 - Paris Gallimard
[6] Phénoménologie de l'Esprit - tome I pages 90-91 - traduction de J.P. Lefebure, Paris Aubier - 1991
[7] Leçons sur l'histoire de la philosophie - introduction - traduction Gibelin
[8] voir notre article de la Substitution Hiver 2002-2003 in La chaîne d'Union
Der Grosse Brockaus - 16ème édition, Wiesbaden, 1954 - Tome IV - article Freimaurerer - p. 279