La Philosophie à Paris

716. Quelques traits pour une conversion du langage.

18 Février 2013, 22:29pm

Publié par Anthony Le Cazals

Notre langue n’est plus celle que parlaient Platon et Aristote et nous sortons du mode de représentation dans lequel pensaient Héraclite et Parménide. L’« être » et le « cosmos » ont disparu. Cela réclame plus d’audace intempestive, plus d’endurance sagace, plus d’inventivité ingénieuse, c’est ce qu’on pourrait réclamer. Mais c’est surtout une guerre aux réactions plus qu’aux conservatismes qu’il faut encourager. S’affecter les uns les autres, d’une constellation de penseurs épars. Ebranler et mettre en mouvement ce qu’il y a de « peuple » (imagination ou sensibilité) et non de plèbe (jalousie et amour-propre) en chacun de nous. Eperonner. Combattre froidement sans délire Il faut alors sortir de la sphère de la représentation et de la reconnaissance. Dépasser les forces « supra-historiques » ou extatiques que l’on retrouve en art ou en religion et qui ont pour dimension l’éternité figée et transcendante mais dépasser aussi les forces dites « anhistoriques » ou nomades propres aux processus qui ont pour dimension l’oubli. Bref, dépasser l’oubli et l’éternel pour simplement inscrire d’autres valeurs. Les processus et les extases ne sont que les deux formes du délire, parfois conjointes dans la folie. Survient alors un simple état en mouvement, dont l’accélération nécessite un effort sur soi. Cet état revient à surmonter la résignation qui plombe toute action, à travers la haine et la honte, à travers le dépit et l’orgueil. C’est alors seulement que l’on dépasse le délire, que celui-ci perd de sa démesure pour devenir régime actif. On peut toujours dire que  toute grande chose naît d’un délire, mais l’on devrait ajouter que tout naît aussi d’un combat. C’est dans la durée que le délire et le combat se concilient, s’alimentent l’un l’autre et qu’au fond une énergie inouïe apparaît. Le moteur initial n’est pas la volonté qui se désagrège mais bien le délire qui s’affine dans la lame d’une pensée incisive. Pour qu’une transmutation d’une partie de l’humanité ait lieu, la voie à suivre et la direction 412c à tenir ont été différemment indiquées en Inde — qui en est resté au spirituel avec Krisnamurti et Sri Aurobindo — et en Europe — avec Spinoza, Schopenhauer et Nietzsche — ou même au Japon et en Chine  — avec quelques maîtres zen d’art martiaux, pour un nombre plus restreint d’adeptes. Mais ce passage à une surhumanité abandonne bon nombre des vieilles valeurs morales qui renvoient toutes à un dieu transcendant ou immanent. Ce passage par un premier nihilisme, cette transmutation est marquée par l’abandon tant de la matérialité que de la spiritualité. La première dimension a été très tôt vue par Nietzsche et allait contre l’idéalisme ; quant à l’abandon de l’esprit comme forme de jugement pour un régime différent, cela s’opère au travers d’un renversement technique. Nietzsche montrera au final qu’il existe un dieu caché dans toute tragédie, le demi-dieu Dionysos, celui porteur d’une affectivité dionysiaque ou démonique. Il est tout à fait concevable qu’une société soit capable de se donner une plus grande liberté collective d’entreprendre sans coercition ni dissuasion. C’est souvent ce que l’on a dénommé progrès. Pour s’en donner les moyens, il faut avoir décuplé techniquement l’accès aux ressources énergétiques et matérielles. Que l’on passe alors qu’une hiérarchie graduelle — comme celle des entreprises lucratives et institutions étatiques — à une hiérarchie faite d’abîme où coexistent les autonomies les plus diverses, les plus complexes, cela est envisageable dans les domaines les plus créateurs. C’est parce qu’une société est résiliente qu’elle admet moins de gaspillages, qu’elle est capable d’une plus grande puissance de création et d’invention et admet des individus sans haine ni honte qu’on qualifie traditionnellement de « semi-divins ». Le semi-divin, les philosophes l’ont nommé plus récemment « temps authentique » ou « création » quand l’existence est désentravée de sa dimension divine et humaine. On retrouve cette tonalité effervescente chez Goethe, Nietzsche, Bergson, Einstein sous les formes du démonique, du dionysiaque, du mystique, du sosie mythique. On comprend mieux la connexion qu’il peut y avoir avec les génies de la nature ou les daimona grecs.

 

a.   Goethe et le démonique. » Cela nous rappelle le démonique qui fait de l’homme ce qu’il veut, et auquel l’homme, sans le savoir, s’abandonne tout en croyant suivre ses propres inclinations. Goethe cité par Eckerman EckCG_555.


b.   Einstein et le sosie mythique. » Mon petit doigt, seul et faible témoin d’une opinion profondément ancrée dans ma peau », Lettre à Max Born, 3 décembre 1947. « Mon homonyme mythique qui me rend la vie singulièrement dure. … Ce détachement est si complet qu’il faut parfois se souvenir que l’on a affaire à lui. On croit frayer avec un sosie… Il m’est venu même l’incroyable soupçon qu’il se croit pareil aux autres, Einstein dans sa réponse à Bernard Shaw, cité par Antonina Vallentin : Le Drame d’Albert Einstein, p. 9.


c.    Nietzsche et le dionysiaque. » Le Non dans le Oui. Le plaisir à « dire non » et à « faire non » à partir d’une force et d’une tension immenses du « dire oui » — propres à tous les individus et à toutes les époques caractérise la richesse et la puissance. Un luxe pour ainsi dire ; également une forme de courage qui affronte l’effroyable; une sympathie pour ce qui est terrible et problématique parce que sous certains rapports l’on est soi-même terrible et problématique (la coexistence de deux tonalités) NzFP°XIII. Ce serait la définition du dionysiaque dans la volonté, l’esprit et le goût. 


d.   Le syndrome Kleist. » Continuant sur le semi-divin, mais sur le versant non-accompli, on a les génies fracassés dans leur quête d’absolu. On peut penser à Kleist qui marque l’impossible conversion à des absolus et la nécessité pourtant de leur « conversion », de leur substitution. Les absolus participent d’un sens divin qui échappe à tout sens de la Terre822. Kleist constitue en cela non un symptôme mais un syndrome. Le syndrome Kleist, c’est une façon de nier le rebond dans l’existence, la capture métaphysique laissant des traces. La transfiguration des valeurs, c’est-à-dire le fait de les porter par-delà les formules et les figures jusqu’aux forces qui occupent la Terre, passe avant tout par une substitution des valeurs. Ce n’est pas seulement une substitution des mots que l’on emploie mais une conversion des valeurs puisqu’elle induit une transmutation des métabolismes 919. Des trajectoires comme celle de Kleist s’aperçoivent aussi chez le « Van Gogh suicidé de la société » d’Artaud et chez le « Mozart assassiné » de Saint-Exupéry A. de Saint-Exupéry, Terres des hommes in Œuvres complètes, tome I, Pléiade, 1994, p.285. Le syndrome Kleist, c’est l’épisode de Kleist rejeté par Goethe et dont la lecture de Kant avait signifié l’impossibilité d’accès à l’absolu. Même Goethe dans sa correspondance avec Schiller en fait état : Je ne rentrerai pas avant de m’en être donné jusqu’à satiété de l’empirisme quotidien, puisque l’absolu nous est interdit Goethe, lettre du 14 août 1797. Goethe, vingt ans après la disparition de Schiller, trouve fâcheux le penchant que Schiller a eu un temps pour l’abstraction. Schiller est le premier à rendre compte de la Critique de la Raison Pure dans ses Lettres sur l’éducation esthétique (1795). C’est pour Goethe une malheureuse période de spéculations EckCG, 14-11-1823 mais qui ne gâche pas leur relation future. Kleist est représentatif de l’impasse de la première vague de romantisme. Il est symptomatique de l’épuisement que provoque chez certaines sensibilités le fait de ne plus avoir accès à l’absolu 532.

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