614. L’hypothèse communiste ou le malentendu sur l’égalité.
Alain Badiou se donne l’autorité et l’auto-légitimité par son système de combattre les inégalités sociales, quand il prétend partir de ces inégalités pour produire un communisme mais il produit là une autre de ses impostures. Elles ne sont que prétextes à saisir l’indignation de l’interlocuteur pour entamer son discours. Toutes les « idéalités mathématiques » de l’égalité et de l’être ne servent que d’incise dans le discours de l’autre. Le communisme n’est qu’une posture spéculative, une hypothèse posée sans condition, une égalité prononcée sans jamais advenir. S’immiscer, contraindre. Répétons-le l’égalité n’est pour Badiou que ce qui ouvre à une stricte logique du Même BdC_247, à une logique abstraite qui ne tient pas compte des statuts et de la redistribution des richesses : l’égalité, c’est quand chacun est renvoyé à son choix et non à son statut BdLM, choix qui consiste à suivre ou non Platon et la politique du commun. Cette politique communautaire n’est qu’une fois de plus la tactique du coucou pour se faire accepter. Le coup de l’après coup de la politique du coucou est gagnant, il transit l’homme mal armé. Que fait Badiou ? Saisir l’adversaire, l’introduire dans son abstraction, lui couper toute dimension énergétique. Dans le cas de Deleuze, Badiou ampute toute dimension contemplative ou fabulatrice pour introduire ses propres idées. Les idées de Badiou et celles de Deleuze n’ont aucun rapport entre elles puisqu’elles n’ont pas le même cadre : la finalité pour les unes et la virtualité pour les autres. Badiou, par sa morale de la vie bonne, réveille bel et bien des forces réactives pour la simple raison que « les forces réactives ont toujours pour rôle de limiter l’action. Elles la divisent, la retardent, l’empêchent en fonction d’une autre action dont nous subissons l’effet » DzNP_127. Les discussions métaphysiques sur des questions abstraites sont des exemples d’atermoiement et de retardement dans l’action. Si, comme Badiou, on fait du discours sur l’être, le point dominant de la philosophie du xxe siècle, on entend par là que ceux qui ont eu la pratique de la pensée sérieuse — en fait spéculative — ont été des philosophes idéalistes pour qui connaître a priori importait plus que de vivre, c’est-à-dire d’appréhender tout ce qui arrive à travers des « idées », en suivant soit Platon, soit Aristote, soit Spinoza. Tout appréhender avec prudence plutôt que de tenter l’audace. La « connaissance » d’une chose n’étant que l’idée de l’affection qu’elle nous procure, l’idée de sa fréquentation. Ceux qui limitent leur existence à un désir « cognitif » se refusent à percuter, à introduire une accélération, à aller plus en avant dans la bataille. La bataille ou l’événement, qu’ils idéalisent, est par eux toujours conçu comme un excès, comme ce qui dépasse leur langage, alors que le combat est ce qui à l’inverse annule tout excès. Cette dimension de l’excès est présente tant chez Badiou que chez Deleuze, tant dans l’idéalisme transcendantal que dans l’idéalisme empirique. Si on parle d’une « imposture de l’engagement » chez un idéaliste transcendantal, les idées ne parvenant pas à se concrétiser finissent par produire du ressentiment. L’événement apparaît alors plus comme une incapacité physiologique à agir que comme un excès par rapport au langage qui ne pourrait pas tout dire. Plus une pensée est apte à rapporter ce qui s’est passé avec fidélité ou dignité, moins elle invitera à s’engager dans les conflits, mais bien dans la vengeance de l’abstraction. Certains préféreront énoncer la « combinaison », « nombre virtuel » d’une bataille plutôt que de l’engager ou de la provoquer. C’est en cela que le philosophe idéaliste est un décadent. Le philosophe idéaliste demeure celui qui, à défaut d’agir, contemple l’événement et la bataille comme un excès par rapport au langage. Il en tire la tension nécessaire à son système symbolique toujours en quête de sérénité et de béatitude, voire de grâce. L’événement n’est alors que la visitation d’une grâce, une extase que d’autres appellent hapax existentiel 412g. Mais, dans ce cas, celui que l’on nomme philosophe et celui que l’on nomme idéaliste, sont la même personne : aimer la sagesse c’est contempler « l’événement », et non défendre la sagesse bec et ongles. N’oublions pas que tout idéalisme ou tout réalisme des idées part d’une peur par rapport à l’« idée » de la mort et que ce qui fonde l’œuvre de Platon est bien sa stupeur et sa lâcheté face au suicide de Socrate, ce qu’Althusser, le maître de Badiou, reproduisit à sa manière et en son temps. De là naît l’œuvre de Badiou et l’étonnement face aux renégats de mai 68 est l’affect premier d’une pensée qui prétendait débuter avec le geste platonicien qui consistait à rejeter tous les affects. Autre imposture qui cache mal son ressentiment. Mais qui douterait de la dimension réactive et pleine de vanité de la philosophie de Badiou pourrait aussi se pencher sur ces quelques extraits : je suis amer, plus loin, je soupçonne… comme le font les jaloux BdDE_15. Est-ce par un geste que tout cela disparaît ou par l’effort ? La philosophie de Badiou n’est pas un appel à l’effort ou à la volonté mais bien un appel à l’abstraction pour noyer et camoufler le ressentiment, l’instinct de vengeance. La difficulté apparaît aujourd’hui pour Badiou qui ne cherche qu’à produire une œuvre, à platoniser en paix, avec le bon de sortie offert par Kant BdLM_559. Le désastre qui menace Badiou est de produire des prescriptions criminelles, une fois le principe de son axiomatique atteint. De là un second risque qui serait pour justifier ces prescriptions de nommer ce qui doit rester impropre, c’est-à-dire de désigner le Bien : l’« homme bon » devient le communiste. Il n’y a pas que la pensée du commun (koinos) ou communisme, il y a aussi la pensée du sage (sophos) qui s’en écarte. Il sera donc aisé si l’on s’en tient à l’opposition du philosophe et du sophiste de rater cette complexité et de laisser l’époque dans son crépuscule. L’hypothèse communiste reste la bonne hypothèse, je l’ai dit, je n’en vois aucune autre BdC_4. Comment peut-on en juger ainsi sans se baser sur un Bien fondé, comment émettre une telle « vérité » sans la fonder sur le bien fondé. Précisément c’est tout sauf une vérité ou sinon Badiou serait « excessif et douteux » BdC_71. Badiou fonde l’« homme bon » sur le Bien, comme il prétend que Deleuze fonde l’« homme libre » sur l’événement BdDE_44. Toujours est-il que le fondement est vide BdDE_81 et le Bien est la limite BdC_71 autour du vide de la Vérité. Dans l’abstraction où se déploie Badiou, le fondement c’est la limite et le forçage, l’incursion au-delà de cette limite. Cette limite, c’est le Bien car on ne peut rien dire de ce vide, ni en donner une propriété, le fondement est impropre tout comme le Bien. Le fondement est limite, toujours il défait ce qu’il fonde BdDE_95. Mais Badiou, en exhumant le principe que l’indécidable et l’indiscernable ne font que supposer, par là-même ne trouve par son Bien : la liberté. Il renvoie ainsi le commun des mortels à leur égalité errante et se garde pour le rare sujet philosophique la liberté que permet l’exigence de la Vérité. Seuls les vides et les abstractions permettent l’absolu inconditionné. Il est ainsi séparé de nous, condition sine qua non à la métaphysique. L’Un-Dieu-Liberté comme absolu occupe le vide de l’opération de Vérité derrière laquelle se cache le « philosophe », il est dans une opposition tout en tension avec le « vide ontologique » BdC_66 lequel, tel un curseur, permet l’égalité. Telle est la tension prescriptive du système de Badiou. Nous avons donc sous le nom d’Être (le Même-Egalité) l’idée que tout se vaut et que tout nous est égal et sous le nom de Bien (l’Un-Liberté) le principe comme limite qui « fonde ». L’Evénement — le Deux qui suppose l’Un — est ce qui « transit » le sujet au commencement et permet ce parcours à l’envers avant que le principe ne soit atteint et que le parcours ne se fasse à l’endroit avec ses lois et prescriptions pour l’« homme bon » ou le communiste. On touche avec la « bonne hypothèse » communiste ou en tout cas au « désastre » par le manque de rigueur philosophique BdC_72. On peut appareiller la Vérité et le Bien puisque le Bien est ce qui constitue la vérité comme limite BdC_71, c’est-à-dire ce qui la « fonde » puisque la vieille philosophie est obsédée par cette métaphore de la bonne assise. Mais ce n’est pas au niveau des pieds que le bas blesse, plutôt au niveau de la tête dans les nuages : appareiller idées et vérité au travers de l’idéation, de l’« incorporation au vrai » devient on ne peut plus douteux. La vérité aurait-elle à voir avec le rêve, avec ce qui n’advient pas ? Pour ne pas opérer une confusion entre idée et vérité il faut trouver un lieu spécifique pour cette idéation qui se détacherait du générique de la Vérité. Mais dès lors, s’il y a un lieu de la Vérité, il faut en donner une métaphore d’accès BdC_71 et tomber dans l’imposture.