CINEMA / Inland Empire
Empire sans fond
Difficile de parler d’un monstre tentaculaire de près de 3 heures, orgie d’images et de sons, de références et d’autoréférences, d’ondes infralogiques et subliminales qui assomment le spectateur en quête de sens. Difficile sans recul, et sans avoir visionné le film au moins une seconde fois. Quoi d’étonnant puisque nous voilà devant le nouvel opus de David Lynch, INLAND EMPIRE (avec majuscules, s’il vous plaît). Nouvel opus, plus radical et tortueux encore que ses prédécesseurs. Et par là même, peut-être, moins séduisant à première vue parce que moins esthétisant et léché. La faute à la caméra DV diront beaucoup… Et pourtant. Cécile
On entre dans le film à tâtons, sommé de se laisser investir par une fiction déjà très fragmentée : un projecteur de cinéma qui creuse son sillon ; un couple de fantômes au visage flouté dans une chambre de passe polonaise ; une brune qui pleure à chaudes larmes devant sa TV où trois lapins absurdes se donnent la réplique… D’emblée, le ton est donné. Et puis, comme par magie, le soleil se lève, avec la promesse d’une petite heure de calme, de calme narratif avant l’inéluctable tempête. Une petite heure où l’on croit reconnaître l’amorce d’une intrigue que le synopsis du dossier de presse avait gentiment daigné nous résumer : « Une histoire de mystère. Au coeur de ce mystère, une femme amoureuse et en pleine tourmente. » Beau programme. D’autant que celle qui nous apparaît alors n’est autre que la lumineuse Laura Dern, campant une actrice en quête de gloire sur laquelle un réalisateur (Jeremy Irons, double raréfié de Lynch) jette son dévolu. Mais au fur et à mesure du tournage, le film se révèle être le remake d’une oeuvre inachevée dont les deux acteurs principaux ont été mystérieusement assassinés. Commence pour l’actrice Nikki Grace une angoissante odyssée dans les tréfonds de la paranoïa et de la culpabilité. Avec toute la prudence que requiert pareille tentative d’interprétation…
En fait, le film avait déjà depuis bien longtemps basculé. Le surgissement de l’inattendu au beau milieu du quotidien d’une Amérique sans histoires se fait dès le prologue, où la banale visite de courtoisie d’une voisine sortie tout droit de Desperate Housewives se mue très vite en diabolique oracle : «et si aujourd’hui était demain ?» Le film n’a pas eu le temps de s’installer qu’ainsi se creuse, dans l’espace-temps, une vertigineuse brèche où l’héroïne est happée, ouvrant sur une quatrième dimension qui emporte avec elle, à rebours, tout le début du film. A se demander si c’était bien «aujourd’hui» ce jour fatal qui précédait « demain », un « endemain bleu» (c’est le titre du film qu’il s’agit de tourner) bien trompeur qui de rêve se transforme vite en cauchemar. Si Mulholland Drive dépliait les facettes du rêve de toute-puissance et du désir de devenir l’autre, INLAND EMPIRE nous emporte plutôt du côté de l’autre, de celui qui possède et qui a peur de perdre, de perdre en fautant. Nikki Grace est rappelée à l’ordre à plusieurs reprises : à l’acteur tu ne succomberas point, et ton mari tu ne tromperas point. Evidemment, il suffit d’interdire pour créer un désir, un désir coupable qui va hanter les cauchemars de Nikki/Sue. Délirant sur les funestes prophéties d’un conte polonais, l’actrice se rêve en prostituée et se transporte en Pologne où se rejoue, comme en gigogne, maintes scènes de trahison et d’assassinat. Tout se démultiplie à mesure que la rêveuse progresse, entraînant le spectateur dans un kaléidoscope de saynètes et de personnages qui brouille tous ses repères.
Avec ce nouvel objet protéiforme, le maître de l’unheimlich («inquiétante étrangeté») poursuit en la radicalisant l’exploration obsessionnelle de l’âme humaine qui l’occupe depuis ses débuts cinématographiques. Loin d’amorcer un tournant dans la filmographie de Lynch, INLAND EMPIRE propose comme une synthèse de ses obsessions et névroses, un palimpseste-bilan, sans la rationalité préjugée de l’exercice : comme si l’on avait enfermé dans une boule de verre toutes ses précédentes fantasmagories, qu’on avait secoué énergiquement cette boule, et que l’ensemble anarchique de visions était retombé en flocons de neige sur la surface sensible du film. Une surface filmique régie par ses propres lois de gravité, qui sont les lois de l’univers lynchéen.
Des recoins et ruelles de Los Angeles aux rues désertes d’une ville de Pologne, on retrouve ainsi tous les thèmes favoris du délirant démiurge : goût pour l’étrange et les énigmes ; mises en abyme ; dédoublement de personnalité ; abolition des frontières entre fiction et réalité, présence et absence, rêve et cauchemar, espace et temps ; exploration du côté sombre d’Hollywood et du rêve américain ; attrait pour l’érotisme et les vices cachés ; obsession des rideaux et des décors de spectacle, etc. Mieux, INLAND EMPIRE regorge d’autocitations lynchéennes qui font du film une immense mise en abyme sans fond : exploitation presque vampiresque de Laura Dern, icône de Blue Velvet et Sailor et Lula ; réapparition de Justin Theroux après Mulholland Drive ; reprises fragmentées de Rabbits (série de courts-métrages diffusés par Lynch sur son site Internet en 2002, où parmi les trois lapins vivant, au dire de leur créateur, «dans un mystère effrayant», on retrouve les deux héroïnes de Mulholland Drive, Naomi Watts et Laura Harring) ; démultiplications de brunes et de blondes s’embrassant sur fond hollywoodien qui ne peuvent pas ne pas rappeler Mulholland Drive ; résurgences de Twin Peaks (depuis le parachutage de l’actrice Grace Zabriskie jusqu’à l’errance fantomatique du mari suspicieux, en passant par le retour d’Harry Dean Stanton, acteur également dans Sailor et Lula et Une histoire vraie) ; fugace apparition de The Amputee (l’unijambiste) ; reprise sous forme codée de l’énigmatique titre axxon.n, série destinée à être diffusée sur Internet qui n'a jamais vu jour… Longue descente aux enfers de l’imaginaire humain, INLAND EMPIRE est avant tout pour Lynch l’exploration de son propre empire intérieur. N’est-ce pas lui finalement le véritable rêveur ?
INLAND EMPIRE est donc aussi, effet de miroir inévitable, une interrogation sur son propre support. Un support dont Lynch radicalise l’utilisation en choisissant la DV, au détriment de la pellicule dont la «mort» annoncée n’est sans doute qu’un prétexte: abandonnant la rigueur esthétisante de ses deux précédents films (Lost Highway et Mulholland Drive), au prix peut-être de perdre une partie de son public (ceux que la beauté iconique des tableaux maintenait encore dans le confort de l’universalité du goût), Lynch explore les zones de flou, d’imperfection et même de laideur qui affleurent aux bords de l’image vidéo. C’est là intégrer, dans son support même, l’exploration des contradictions de l’être humain. Lynch semble ainsi chercher à imprimer les paradoxes du rêve aussi bien sur sa bande que dans le jeu de son actrice, proposant à l’écran une sorte de no man’s land où sans cesse l’image hésite, entre la sublimation onirique de la pellicule et l’agressivité réaliste de la vidéo. A l’image de son personnage féminin: guère ménagée par les rafales de gros plans, Laura Dern porte une grâce très paradoxale, étrangement menacée par la vulgarité (dans sa démarche et ses poses notamment), une beauté fragile que vient souvent creuser un visage grimaçant. Objet onirique sous toutes ses coutures, le film oscille sans cesse entre la négation des tabous et le déploiement de mécanismes auto-défensifs. Aussi est-il contaminé par toute la liberté, la vulgarité, le grotesque, la violence et l’absurde dont s’autorise le rêveur, acteur et spectateur tout à la fois. Si l’écriture du rêve est portée ici à son paroxysme, l’expérience cinématographique aussi.
Et si INLAND EMPIRE n’apparaît pas d’emblée comme un chef-d’oeuvre (sa longueur étant sur le moment pour le moins éprouvante), une digestion de quelques jours en fera ressortir toute la densité et le génie.