68 : VINCENNES DE SES ORIGINES A NOS JOURS
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Issue du mouvement de 68, l’université de Paris 8-Vincennes est transférée en 1980 à Saint-Denis, banlieue déshéritée de Paris. Elle peut être
comprise à la fois comme un témoignage de la révolte sociale, et comme une réponse du gouvernement à la crise de l’institution universitaire. La crise du monde universitaire a été à l’origine de
la révolte des étudiants, auxquels se sont joints les ouvriers — mais aussi des petits bourgeois en mal d’être, des intellectuels, et des jeunes gens rejetant le puritanisme vieillot de leurs
aînés. D’une manifestation étudiante pour l’accès aux chambres des filles, on en est parvenu à une sorte de révolution culturelle.
1. Pour comprendre la naissance de l’université de Vincennes, il faut sans doute revenir sur l’évolution du système éducatif en France.
En 1959 la réforme Berthoin supprime l’examen d’entrée au lycée. La totalité des élèves qui sortent de l’école élémentaire vont entrer en 6ème. Ce phénomène de 59 a déclenché ce qu’on a appelé
l’explosion scolaire. Il ne faut pas oublier que de 1960 à 1965, on construit un collège par jour. Jusqu’en 1959, la masse des enseignants sont des instituteurs du primaire, et progressivement il
y a plus d’enseignants dans le secondaire.
En 1968 l’université voit arriver la première génération de cette brutale irruption dans l’enseignement secondaire. Parallèlement, l’école est devenue obligatoire jusqu’à 16 ans. Or, quand les
gens vont à l’école jusqu’à 16 ans au lieu de 14 ans, ils vont jusqu’au bout. Cette massification de l’enseignement nécessite un plus grand nombre de gens qualifiés pour les besoins de
l’enseignement. Tout cela culmine en 68.
1968, c’est l’année où entrent à l’université des jeunes différents : avant 1959, moins de 20% d’une classe d’âge entrait dans les lycées. On est passé de 20% à 80%. Quand ils arrivent à
l’université, leurs modèles culturels, leurs attitudes, leurs repères socio-culturels sont à ce point décalés que le vieux lycée ne marche plus.
Pourquoi la révolte s’exprime-t-elle à l’Université et non au lycée? Parce que ça explose là où on a un peu de pouvoir. Dans le secondaire, les lycéens n’ont aucun moyen de réagir, à cette époque
en tout cas. Et c’est à l’arrivée à l’Université que ça explose : les jeunes gens sont adultes et le système est plus fragile que le lycée, lui-même organisé, repéré, structuré, etc. En 68, le
point faible de l’institution est l’université.
2. Pour expliquer l’importance du mouvement de 68, son extension dans d’autres pays, il faut sans doute dire un mot de l’évolution politique et idéologique.
Dans les années 50, on discute de classe contre classe, on discute d’organisation du monde, des luttes coloniales. En 1962, en France, avec le traité de paix en Algérie, les guerres coloniales se
terminent. Certes, les grands enjeux politiques restent présents, mais le quotidien, lui aussi, devient politique. Le débat porte d’abord sur la contraception : dés 56 on invente la pilule et
c’est une bataille. Elle est d’abord introduite secrètement. La loi Neuwirth, en 67, autorise la pilule mais il faudra attendre 1974 et les luttes du MLAC (Mouvement de Libération de l’Avortement
et de la Conception) pour qu’elle soit délivrable en pharmacie, sous prescription médicale, mais sans autorisation des parents, et que soit votée la loi Veil autorisant l’avortement. Plus
généralement, la conception du politique a changé. Le politique n’est plus considéré comme général, macro-social, mais il concerne le rapport entre les individus, la relation enseignant/enseigné,
la relation familiale, etc. Les gens découvrent que leur quotidien est politique, le rapport des hommes et des femmes, le rapport des adultes et des enfants, la façon de manger, de vivre, la
façon dont on traite son chien, son chat... Ce qui va aboutir à la formule de 68 : tout est politique.
Un décalage apparaît alors entre les pratiques des gens, leur pratique de vie, leur mode de vie — sexualité, relations interpersonnelles — et le discours moral, les règles sociales que le
Gaullisme accentue avec son côté vertueux. Ce décalage est accentué par la divulgation de la pyschanalyse : l’inconscient existe, les conflits, les contradictions, etc. 68, c’est une sorte de
remise en ordre : finalement on fait le discours de sa pratique. Après 68, il s’agira de trouver un accord entre une espèce d’apparence sociale et une réalité.
3. Je ne vais pas ici entreprendre de raconter le mouvement de 1968. J’essaierai par contre de préciser comment est né, en 1968, le Centre exprérimental de Vincennes, quels étaient les
objectifs du ministre de l’éducation nationale, Edgar Faure, qui l’a créé, et ce qu’en ont fait les “ usagers ” de l’institution : personnels, étudiants, enseignants.
Edgar Faure, à une majorité parlementaire qui réclame le retour à l’ordre, répond : “ C’est toute une société qu’il faut changer. Il faut une nouvelle conception de
l’homme et des rapports sociaux ”. Plus précisément, il s’agit de reprendre le contrôle de l’institution universitaire, représentée à Paris seulement par la vieille Sorbonne, de
l’adapter à la situation actuelle, et d’accueillir quelque 30 000 nouveaux étudiants.
Premier procédé : il y aura, à Paris, une douzaine d’universités pluridisciplinaires où se répartiront les enseignants en fonction de leurs affinités, ou de leurs choix politiques. Certaines
d’entre elles naîtront du démembrement de l’ancienne Sorbonne. D’autres seront des créations, avec un but précis, centré sur la modernité : Dauphine autour du droit, de l’économie, des sciences
politiques ; hors de Paris, Marseille-Luminy réunira la sociologie, l’informatique et les sciences exactes.
Le Centre Universitaire Expérimental de Vincennes sera ouvert sur le “ monde contemporain ” En plus des disciplines traditionnelles des facultés de Lettres, on y enseignera les
sciences politiques, le droit, l'économie politique, les mathématiques, les arts (tous les sept!), l'urbanisme et "ces petits bijoux de modernité que sont l'informatique et la psychanalyse". Ces
domaines sont conçus comme complémentaires et doivent former un nouveau moule idéologique de sorte que l'étudiant sortant de Vincennes soit moins un spécialiste qu'un individu ouvert au maximum
aux questions contemporaines et susceptible de s'adapter, sans trop de difficultés, aux problèmes posés par les bouleversements de la société capitaliste moderne.
Deuxième étape : Pour organiser ce centre, le Ministre de L’éducation nationale, Edgar Faure, nomme un chargé de mission, le doyen de la Sorbonne, qui s’entoure de cinq enseignants, le “ noyau
cooptant ”, chargés de préciser le projet . Par ailleurs, il réunit des personnalités éminentes, non candidates à Vincennes. Des accrochages entre clans politiques rivaux ne manqueront pas de se
manifester d’emblée. En novembre 1968, les cent enseignants volontaires pour l’aventure sont désignés. Le 7 décembre 1968, paraît au Journal officiel la naissance du Centre Expérimental
Universitaire de Vincennes.
Vincennes va être le conglomérat de quatre mouvements :
Le premier, s’inspirant du modèle des États-Unis, va être le mouvement de réforme universitaire que l’on peut appeler “ le modernisme pédagogique ”. Il s’agit de faire une
université ouverte, qui ne soit plus liée seulement à la formation des enseignants et dans laquelle on va travailler par petits groupes, dans laquelle on va modifier la relation
enseignants/enseignés, dans laquelle on va introduire l’audio-visuel. L’un d’entre eux s’adresse à la télévision nationale pour installer un studio TV. Toutes les salles de cours sont équipées
d’un circuit vidéo. Le principe est de créer un lieu de convivialité, un nouvel univers avec moquette, meubles design, salles de repos, et d’instaurer un système de “ crédits ” – que l’on
appellera Unités de valeurs– qui permettra des parcours multiples et réduira le taux d’échec. Au lieu d’un système par année, on instaure une licence en 30 unités de valeur que les étudiants
pourront choisir à leur guise et à leur rythme.
Le deuxième mouvement est celui de la gauche classique (Parti communiste, Parti socialiste) et d’une partie des trotskistes qui prône la démocratisation de l’enseignement et
l’ouverture aux travailleurs. Il devient donc nécessaire de créer des cours du soir et, comme pour les “ modernistes ”, de laisser aux étudiants la possibilité de faire leurs études sans
limitation de temps.
Le troisième courant introduit des formes de théorie, de concepts, de disciplines que l’université a jusque-là refusés. En littérature, Jean-Pierre Richard et la théorie des
textes, Michel Deguy, Michel Butor. L’histoire contemporaine avec Madeleine Rébérioux. L’entrée de la psychanalyse avec Lacan, des mathématiques et de l’épistémologie moderne avec Chevalet.
L’arrivée en masse des sociologues disciples de Bourdieu avec Passeron, Castel, etc. Parmi les philosophes, on voit arriver Michel Foucault, Michel Serres, Lyotard, Deleuze, Chatelet, qui vont
créer l’idée d’un institut polytechnique. La philosophie n’y est pas une sorte de discipline au-dessus du monde; au contraire elle travaille sur le quotidien. Ces enseignants sont mal vus dans
les autres universités et sont porteurs de théorisations peut-être plus complexes. Il s’agit donc d’amener à Vincennes des intellectuels de pointe qui y trouvent un endroit où l’on puisse
accueillir des pensées qui ailleurs sont complètement rejetées.
Le quatrième mouvement est celui des “ soixante-huitards ”, dont les maoïstes. Certains prônent la “ destruction de l’université ” et nous en parlerons plus en détail.
Toute l’histoire de Vincennes va être l’histoire des alliances multiples qui se noueront, se déferont entre ces quatre groupes porteurs de quatre projets : projet pédagogique, projet politique au
sens classique du terme, projet d’une autre politique, projet d’une autre intellectualité. La réalité est d’autant plus vivante qu’elle est contradictoire. Il va falloir un apprentissage ensemble
pour faire vivre des projets qui avaient chacun sa légitimité.
A cause de son côté moderniste et du fait que Vincennes est d’abord voulu par Edgar Faure, le premier réflexe des gauchistes est de dire : pas question que Vincennes existe. Le premier
discours de la gauche classique est d’être hostile à Vincennes. Vincennes apparaît tout d’abord comme une expérience pédagogico-intellectuelle. Ce n’est qu’au moment où s’ouvre
Vincennes, que la gauche traditionnelle, le PC surtout, et le PS pensent que quelque chose est peut-être à faire du côté de la démocratisation de l’Université. Mais surtout le PC est en perte de
vitesse et n’entend pas laisser le terrain à l’extrême gauche qu’il rend responsable de son déclin. Quant aux gauchistes militants, ils vont combler, au-delà de ses désirs, Edgar Faure qui
espérait que Vincennes constituerait pour eux une sorte d’abcès de fixation.
Lorsque le projet de Vincennes est annoncé à grand renfort de publicité, les militants de Mai viennent, pendant l'été, d'essuyer l'échec des universités populaires. Le terrain d'expéri
mentation qui s'ouvre les tente pour deux raisons essentielles : il peut, d'une part être le lieu de regroupement de forces gauchistes en vue d'une nouvelle offensive et, d'autre part, être le
point d'attaque privilégié des lois gouvernementales. Dans tous les cas, il s'agit pour eux d'édifier une "base rouge".
On ne peut cependant parler d’unité des gauchistes concernant leurs objectifs. Pour les groupes politiques constitués (trotskistes, marxistes-léninistes), Vincennes est le point de départ vers
l'extérieur ; l'utilisation de l'Université — recrutement et formation des militants — constitue l'aspect principal, la lutte idéologique visant à démanteler l'institution, ne vient qu'en second.
Pour les militants inorganisés ou en rupture d'organisation, qualifiés de spontanéistes ou d'anarchistes maoïstes, cette lutte représente l'axe principal de leur action ; leur but est la
dénonciation de la "vitrine" de Faure, bientôt reprise dans le mot d'ordre "destruction de l'Université". Ces derniers constituent le Comité d'action, visant une critique radicale de
l'institution, et le rejet de la participation.
Lorsque les cours commencent, le Comité d'action éclate en groupuscules concurrents, un noyau de militants se réclamant du maoïsme va constituer le point de départ du Comité de base. Ce groupe
s'élargira sans rigidité doctrinale ni sectarisme. Son champ d'action sera l'Université, et plus précisément Vincennes, et dans ce cadre volontairement limité il va tenter de développer une ligne
politique cohérente.
Pour le Comité de base, qui a joué un rôle important dans les débuts de Vincennes, la lutte contre l'appareil administratif et répressif des facultés doit être complétée et dépassée par une
bataille idéologique intense : attaque contre les mandarins, critique systématique des cours, dénonciation de la participation dans la perspective prochaine des élections du Conseil d’Université.
Provoquer des réactions violentes chez l'adversaire, c'est démasquer la fonction enseignante et délimiter clairement des positions de classe. Inspiré par la révolution culturelle chinoise, ce
travail de sape suppose, bien sûr, comme objectif à long terme la destruction de l'Université bourgeoise liée au renversement du système capitaliste.
Le 18 juin 1969 les élections universitaires prévues pour l’élection d’un Conseil d’université n'ont pu se tenir car le Comité de base, soutenu par des groupes maoïstes et anarchistes, s'y est
opposé manu militari et a détruit les urnes. Cependant elles se tiennent en janvier 1971 sous la pression du gouvernement qui menace de fermer Vincennes, et sous la pression du PC qui, de son
côté s'interpose entre le gouvernement et les gauchistes. La grande surprise, c'est l'entrée en scène brutale du PC pour assurer par la manière forte (service d'ordre, passage à tabac et barres
de fer) le succès des élections. Pour le PC investir l'Université, opération commencée depuis longtemps, est un objectif qui devient réalisable après Mai 68. Le PC ne cherchait pas à satisfaire
le pouvoir mais à défendre ses propres intérêts. Ce qui lui importe avant tout dans ces élections, c'est qu'une structure de gestion soit mise en place afin qu'il puisse y inscrire ses
projets.
Certains thèmes font alors partie de l'acquis commun vincennois : la participation a été dénoncée ; l'habitude est prise de discuter, dans chaque cours, du sujet politique du moment tant il est
vrai qu'on refuse les cloisons qui séparent les préoccupations universitaires et politiques, le rôle d'enseignant ou d'étudiant et celui d'individu social.
Le Conseil a été élu avec 5% de voix étudiantes et 35% des enseignants. Les gauchistes lui dénie toute représentativité. Dés lors deux tendances s’affrontent : les participationnistes et les
non-participationnistes. Les uns prônent l’action directe et s’appuie sur les assemblées générales, l’autre – le conseil – est sous l’influence communiste. En quelques mois la guerre
gauche/gauchistes mène au bord de la paralysie. De multiples incidents, souvent violents, émaillent ce conflit. Michel Beaud, économiste, catalogué comme gauchiste “ modéré ” qu’une majorité
contrôlée par le PC avait élu Président, devra démissionner quelques temps après suite à une grève dure menée par le personnel administratif. C’est Claude Frioux, membre du PC, Vice-Président,
qui prendra sa succession. Il reprend la politique esquissée par son prédecesseur : associer à la démarche de l’université tous ceux qui sont concernés, en dépassant le clivage entre
participationnistes et partisans du boycott des élections. Les structures officielles née de la loi Faure étant refusées par les gauchistes, on en invente de nouvelles, propres à Vincennes, qui
seront les lieux d’une concertation effective : les commissions.
Ces commissions seront au nombre de 4 : la commission pédagogique qui aborde tous les problèmes relatifs à l’organisation et au contenu de l’enseignement. La commission des services et personnels
administratifs qui sera remplacée en 1972 par une commission de défense du personnel. La commission du personnel enseignant délibère sur les postes, les recrutements, et l’épineuse question de la
répartition des heures complémentaires. La commission du budget et des locaux statue sur la ventilation des ressources.
En théorie, ces commissions n’ont qu’un pouvoir consultatif mais les élus du conseil s’engagent à prendre en compte leur avis. Les animateurs des commissions, traits d’union entre les différents
camps, interlocuteurs reconnus de part et d’autre, détiennent les clés de la coexistence et du pouvoir. Pour reprendre les termes de Gattégno : “ Dans le cadre de ces commissions ont été
élaborées en commun et de façon publique les solutions les plus adéquates aux problèmes les plus aigus qui se posaient (…). Dans la quasi totalité des cas, le conseil a scrupuleusement respecté
les orientations qui se sont dégagées des commissions ”. François Chatelet fera remarquer que la non-participation avaient eu des effets bénéfiques, c’est d’elle que sont issues les commissions
techniques “ que je considère, dit-il, comme une des plus remarquables innovations de Vincennes ”.
Université d’avant-garde, modèle offert aux autres universités, ou université-poubelle, où n’importe qui allait, ou des trafics de drogue animaient les couloirs,
ou l’on suivait des cours sur le sexe ? Université de luxe, apportant à des militants et des normaliens un lieu de confrontation intellectuelle, université refuge des opposants
et déshérités africains... Toutes ces images sont fausses, et généralement fournies par les adversaires de cette communauté bizarre. Elles contiennent aussi, chacune, une part de
réalité.
Que peut-on dire des “ acquis de Vincennes ” ou plus exactement de ce qu’ont pu apporter les premières années de Vincennes — et de ce qui en est resté.
Sur le plan pédagogique, la critique, amorcée dans les années soixante et, en particulier, en Mai 68, des aspects les plus figés de l'université française est reprise par tous
(au moins en paroles!) : cours magistral, programme figé dans le "polycopié", examen couperet donnant plus d'importance à l'élimination qu'au processus de formation, etc Elle marque une
rupture avec l'université traditionnelle : refus de la sélection à l'entrée, refus des programmes, refus des examens, refus de la discrimination des niveaux d'études (pas de connaissances
préalables requises), refus de traiter de façon différente les bacheliers et les non-bacheliers, refus du cloisonnement des disciplines du savoir. Souvent, les thèmes d'études portent
sur des aspects du monde contemporain, qu'ils soient ou non académiques. Sur ce point, l'image de Vincennes est perçue à l'extérieur comme l'expression d'un consensus.
Sauf exception, les étudiants choisissent librement leurs U.V., discutent les propositions des enseignants, les formes de travail et les modalités d'évaluation. Cela favorise l'autonomie des
groupes — qui se subdivisent souvent en petites équipes — l'apprentissage du travail en commun et l'auto-évaluation, l'enseignant devenant animateur d'un travail collectif au lieu de transmettre
des savoirs par le discours magistral
L'ouverture de Vincennes aux non-bacheliers a été imposée de façon violente par le Comité de base (vol de dossiers, grèves, etc.) ; et la question du numerus clausus et du niveau d'entrée est
sans arrêt reprise ; mais l’admission des non-bacheliers salariés reste une constante de la politique de l’université. À cette ouverture aux travailleurs (le pourcentage va de 50 à 85% dans
certains départements), il faut joindre l’inscription massive d’étudiants étrangers soutenue par des actions militantes au moment où apparaissent les lois visant à contrôler l’accès des étudiants
étrangers à l’université en 1974. Au bout de dix ans de fonctionnement, Vincennes comprend environ 34% de non-bacheliers et 47% d’étudiants étrangers, la quasi totalité venant soit, pour leur
majorité, de pays du Tiers-Monde — dans l’ordre : Maghreb, Afrique noire, Amérique latine, Moyen Orient—, soit de la périphérie européenne : Portugal, Espagne, Grèce.
Ces “ acquis ” de Vincennes ont pour une part survécu dans l’université d’aujourd’hui, et pour une part ont influencé d’autres institutions universitaires. Mais l’université Paris 8 de la
fin du siècle est loin d’être identique à celle des années 70. Il faut peut-être, à la fin de ce rappel des années héroïques, montrer comment à évoluer une institution profondément
originale.
A la création du Centre, l'élément dynamique est constitué par un ensemble comprenant des étudiants et de jeunes enseignants — pour une grande part, chargés de cours vacataires — soucieux de
continuer le combat amorcé en 68, et par quelques salariés - militants politiques et syndicaux - qui sont de plain-pied avec eux sur le plan du discours. La présence d’universitaires étrangers
(pour une grande part des réfugiés politiques) mettent en relation avec les questions culturelles et politiques du monde entier. Cette période, malgré (ou à cause de) ses conflits perpétuels,
est, pour tous ceux qui n'ont pas abandonné immédiatement, une période bénie sur le plan pédagogique, bouillonnement qui accompagne la création d'une université nouvelle, discussions, échanges,
remises en cause, et surtout créativité -–c'est ainsi du moins qu'elle vit dans les mémoires.
À cette époque, la France se trouve dans une situation de plein emploi. L’Université de Vincennes est en quelque sorte une université de luxe où les étudiants viennent pour se former,
pour penser, pour réfléchir. Ils ne viennent pas nécessairement dans un projet de promotion sociale (l’âge moyen est de 26 ans, de 22 dans les autres universités) mais à titre
individuel, à leur propre compte, prenant sur leur temps et sur leur vie. Alors qu’une loi sur la formation continue a été promulguée en 1971 permettant de faire financer ses études par son
entreprise (revendication des travailleurs en 68, lors des accords de Grenelle) en 73-74, 3.500 diplômes de licences ne seront jamais réclamés.
Rapidement, les effectifs gonflent, les "militants" disparaissent progressivement de l'université, la masse des étudiants salariés ou étrangers n'est plus composée de gens libérés dans leur
parole mais la plupart sont complexés par l'arrêt de leurs études ou leur manque de maîtrise du discours universitaire. L'hétérogénéité devient alors, pour certains, insupportable. Il n'est plus
question d'accepter les "analphabètes" : il faut remettre de l'ordre, trier, instaurer des "tests de niveau". Les cursus ont constamment tendance à se rigidifier, au nom d'une cohérence et d'une
exigence scientifique qui revient souvent à attendre des étudiants, au sein de chaque U.V., l'accumulation de connaissances, l'effort de mémoire, qu'on attendait d'eux avant 68 dans le cadre d'un
certificat. Le travail en groupe, quand il n'est pas rejeté comme masque de l'inégalité des rapports de ses membres, est utilisé comme moyen de démultiplier la parole et le contrôle magistraux
;...bref, les "acquis de Vincennes" sont sans arrêt soumis aux rapports de force.
Lorsqu’en 1975, Saunier Seïté, Ministre aux Universités, annonce la réforme du 2° cycle. La fac de Vincennes se mobilise. La grève durera plusieurs mois. Cette réforme met en
péril les “ acquis de Vincennes ” mais les étudiants ne sont déjà plus les mêmes et, avec la crise pétrôlière qui a commencé en 1973, le chômage devient de plus en plus menaçant. Ce qui importe
pour eux c’est l’obtention d’un diplôme. On se bat sur les deux fronts : le maintien des acquis et la reconnaissance des diplômes. Nous ne sortirons en fait jamais de cette dualité.
En 1978, Saulnier Seité consulte l’université sur un projet de transfert à Marne la Vallée. En effet, le terrain sur lequel nous sommes implanté a été loué à la ville de Paris pour 10 ans. Nous
apprenons quelque temps plus tard par le recteur de l’académie que seuls 12.000 étudiants pourront être accueillis et que certains département devront fermer. Le transfert est rejeté par toute
l’université en raison de son caractère de véritable démantèlement. Le Ministre déclare abandonner le projet. Les propositions de sites faites à la demande du Ministre ne seront jamais
examinées. C’est par la presse que nous apprenons qu’une “ décision de transfert ” à Saint-Denis a été prise. En Août 1980 Vincennes est démolie et l’université emménage dans des locaux inachevés
et exigus, quelques mois avant l’avènement de François Mitterrand au pouvoir en mai 1981.Les enseignants restent les mêmes, les étudiants sont moins nombreux : une grande partie des étudiants les
plus motivés, ou militants, désertent. Découragement, lassitude, incertitudes sur l’avenir ? Le gouvernement de gauche est moins hostile à “ Vincennes ”, mais malgré tout, quelque chose est
cassé.
En 1984, le Ministère de l’Education promulgue une nouvelle réforme instituant dans les universités un système de 3 Conseils : un Conseil des études et de la vie universitaire, un Conseil
Scientifique et un Conseil d’administration élus par les usagers de l’université, étudiants, personnel administratif et enseignant. Ces trois conseils élisent le Président. Sont
instaurés dans un même temps les Conseil d’Unité d’Enseignement et de Formation, élus eux aussi par les usagers. Pour les universités en France, c’est une véritable innovation. Pour Paris 8,
l’instauration de ces trois conseils est une sorte de reconnaissance officielle du système des commissions. Mais aussi un recul : les commissions n’ont plus lieu d’exister et, à moins d’être un
élu, on n’est pas autorisé à participer aux réunions et la participation des usagers à la vie de l’université se trouve limitée à quelques-uns. L’information ne circule plus, on se désinvestit.
Le pouvoir de décision n’est plus qu’entre les mains de quelques-uns.
Parallèlement, les UFR se referment sur elles-mêmes au nom d’une certaine scientificité, délaissent en partie la pluridisciplinarité. Les étudiants s’inscrivent, depuis 1978, à des
diplômes et non plus à l’Université ce qui réduit considérablement leur champ de manœuvre. S’ils veulent combiner deux ou plusieurs domaines d’études, ils sont obligés de s’inscrire à un
double cursus, ou alors de biaiser en s’inscrivant également dans une autre université, ce qui revient cher. Certains cursus se sont rigidifiés à l’extrême, les Unités de valeur à choix
libres ont pratiquement disparu, les cours magistraux sont plus fréquents.
Est-ce à dire pour autant que Paris 8 est devenue une université comme les autres ? Disons qu’elle leur ressemble un peu plus qu’elle ne le faisait dans les années 70. On
y est moins libre, les étudiants sont plus dociles et muets, la scientificité a remplacé le politique.Inversement, nous vivons dans une université plus grande et plus
propre, on n’y fume plus guère — hélas! — et vient de s’ouvrir une splendide bibliothèque, la plus grande de France nous dit-on. Et si elle ressemble un peu plus aux autres universités, c’est
aussi parce que les autres universités ont évolué, et pour une part à cause de l’expérience vincennoise.
Parmi les grandes gloires de Paris 8 peut-on dire que la directrice des enseignements supérieurs au ministère est notre ancienne présidente ? Oui et non. Mais il serait exagéré de dire que sous
un gouvernement socialiste nous faisons partie des opposants.
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Je tiens à remercier mes collègues et amis, Jacques Ardoino, Guy Berger, Maurice Courtois, Marcel Maarek, Colette Perrigault, qui m’ont aidé à remonter dans l’histoire et à analyser la réalité actuelle de Paris 8.
A. Couëdel
Annie. Couëdel, docteur en Sciences de l'Education, Maître de Conférences au département Communication/F.L.E. de l'université Paris 8.
Ouvrages et documents de référence :
Livres :
DEBEAUVAIS Michel (1976) L'université ouverte, les dossiers de Vincennes, Presses universitaires de Grenoble
Ouvrage collectif (1979) coordonné par Marie-Louise AZZOUG, Vincennes ou le désir d'apprendre, Alain Moreau
Revues
:
HAMON Hervé et ROTMAN Patrick (1980), "Vincennes ou l'anomalie", Le Débat n°12
XXX ...(1971) "Vincennes récupérée ?" article anonyme, Les Temps Modernes n°301-302 (directeur Jean-Paul Sartre)
Conférence
:
BERGER Guy (1982) "Universités de gauche et récupération des rapports de dépendance", contribution à la session 7 : Nouvelle division internationale du travail et politiques d'Education
permanente, 10 ème congrès Mondial de Sociologie, Mexico, 16-21 Août 1982
Pierre MERLIN ...