414. La douleur et notre corps dans tout ça ?
Exergue. Seule la grande douleur est l'ultime libératrice de l'esprit. Nietzsche NzGS°2e préf.,3. … J'ai toujours trouvé que c'était mon corps qui [philosophait] : il songe au moyen qu'il a de parvenir à la santé et, ce faisant, il anticipe sur la joie de la santé NzFP°IX,3[5].
Aujourd’hui accepter l’intégration à une société du tout communication et du tout information, c’est recevoir, en contrepartie, une promesse de bien-être comme art de bien vivre. Par le contrôle de la procréation via la contraception, l’humanité a modifié son rapport au plaisir et à la famille — le genre — ou encore, par les anesthésiques et les antiseptiques, la chirurgie a modifié le rapport au corps. Les médecins en pratiquant l’incise du « corps » ont tué le corps. Il suffit de voir les fêtes qui servent de défouloirs aux médecins et la frénésie dont ils font preuve, pour comprendre qu’ils ont perdu le rapport classique au corps. La question de la place sacrée du « corps » affleure d’autant plus avec la question prométhéenne des prothèses qui tentent l’hybridation d’un lien entre le vivant et le mécanique. Cette hybridation est la marque d’une négociation comme perte de sacralité — le sacré est ce sur quoi on ne peut négocier. Il n’y a pas de douleur en soi, elle n’est que sentie ou dépassée. Une douleur est toujours relative à une idiosyncrasie. C’est la marque qu’elle est à vif et qu’elle bouillonne du mauvais côté. Que la douleur soit l’ultime libératrice de l’esprit, montre les accointances de l’outil de domination qu’est l’Esprit avec les idées qui en sont les fruits. Cette affinité se retrouve aussi entre l’outil de domination et l’instinct de vengeance chers aux plaisirs du dominant (l’hégémonique), Mais si l’Esprit des sociétés féodales ou disciplinaires des corps a disparu, une certaine forme de douleur aussi avec la mise en place des sociétés basées sur le contrôle. Dans les sociétés féodales, quand on savait ne pas retourner la douleur contre soi en la retournant contre les autres, sous la forme de ponctions et de privilèges hérités comme le fameux droit de cuissage qui s’assimilerait à un viol aujourd’hui. Les sociétés de contrôle fonctionnent sur un autre registre qui n’est plus localisé comme autrefois les corps affichaient leurs stigmates. Il n’y a certaines manières d’échapper à la violence du dominant comme la pudeur affichée par l’enfant face à la prédation de l’adulte. La dimension symbolique des emblèmes du pouvoir royal ou féodal est diluée. Désormais, ce n’est plus elle que l’on cherche à acquérir, mais l’énergie au travers de l’information qui, par là, permet de contrôler les investissements libidinaux. Pour ceux qui acceptent ce système il y a une autre contrepartie : la suppression de la douleur, par toutes sortes de narcotiques et d’anesthésiants inhérents au système.
Illustration. « Hier, la douleur prouvait la faiblesse du blessé, aujourd’hui, elle révèle l'incompétence du technicien » CyrVC_47.
La douleur disparaît, peut-être parce que Camus dans la peste et Sartre le reprenant SarSG voulaient en faire une dimension abstraite. C’est aussi la marque qu’il manque une dimension de l’existence, propre au combat, propre au métier au sein des professions 922 ou, ce qui revient au même, la simple proximité des obstacles galvanisateurs cf. CyrMM_163-164. Dans ce cas, la croissance, n’est pas présente et la douleur finit par être intériorisée sous la forme d’une mauvaise conscience : c’est la honte des damnés et de ceux qui n’ont pas le droit de s ‘exprimer : comme les souffre-douleur, les boucs-émissaires. La douleur n’apparaît que pour ceux qui refusent le système ou qui tombent dans la disgrâce tels les sans-papiers, les sans-logis ou les sans-emplois comme résultat de ce dénuement. La douleur apparaît alors comme la marque de ce qui cherche à s’étendre par-delà le système et son dispositif de contrôle en refusant ainsi l’éventail des palliatifs qu’il met à disposition. Une douleur de temps en temps est la preuve que l’on touche au réel, que l’on s’y heurte, bref que l’on est bien vivant. Au contraire, si l’on parvient à dépasser l’effet anesthésiant propre à une société qui refuse la douleur ou l’effet dissuasif du discours dominant, c’est la preuve qu’on ne parvient pas à exprimer son propre discours tenu dans l’intimité et à manifester sa personnalité au travers d’un discours plus incisif. Le franc-parler (parrêsia) assume cette dimension de combat là où la société préférerait vous assigner à une place et vous y résigner. Si la volonté est capacité à se déterminer soi-même qui comme le dit Schopenhauer « n’a pas de loi », l’esprit ne surgit pas dans la volonté mais dans l’écart par rapport au système dont le centre est toujours auréolé d’une récompense. Aussi le changement dans le rapport à la douleur est la substitution d’un corps de plus en plus désentravé à un corps pénitent. Ce n’est pas dans un « corps » sans entraves et un « esprit » sans peurs que surgit la question mais « que peut un corps » ? Pour cela, chacun doit affiner sa propre certitude quant à sa capacité d’agir et de ne plus s’appréhender comme un corps. Tout philosophe de la tradition « idiote » DzQP ou solipsiste 214part de l’idée première que l’âme est l’idée éternelle du corps. Pour lui le corps est périssable car porteur d’imprévus, contrairement à l’« existence » logique. C’est un grand voyant plutôt qu’un homme actif. Selon le préjugé bien ancré dans nos têtes, le corps est ce qui amène les problèmes, il faut mépriser le corps pour se détacher des imprévus. L’imprévu demeure le mal selon une vision primitive. Si la première idée est celle du corps, vite il y aura une part éternelle et une part mortelle. Les imprudences surgissent, le corps disparaît et l’âme demeure. Cette vue de l’esprit est précisément ce qui se love si bien dans le langage. C’est là le début de la décadence, car c’est preuve de faiblesse que de réfléchir ainsi. On ne peut si aisément discerner l’âme du corps ou l’esprit du corps. C’est bien pour cela qu’il faut s’écarter des idéalismes et de leur manque d’envergure. Ils se remarquent à leur goût pour les préceptes. La philosophie, en grande partie, est grevée par ce poids qui hypothèque l’avenir et surtout l’action présente. Nombre de philosophes le disent, ils prennent leurs lecteurs comme des adjuvants aux idées qu’ils n’ont pas eu le temps de mettre en place, ce qu’ils avaient appréhendé par idées et émis par préceptes. C’est cela la « précarité des vérités » dans la réalité. Ainsi il n’y a pas de lien nécessaire entre l’existence et les peurs qui surgissent inéluctablement : certains individus formulent en idées plutôt qu’ils n’oublient et ne passent à autre chose, par exemple, au travers de leurs activités. Donc l’exercice de sa propre pensée n’est pas greffé aux idées, mais bien à la manière dont on regroupe ce qui apparaît comme porteur. Il n’y a donc pas de nécessité à s’attrister, alors qu’on peut se doter d’une plus grande envergure 726, de nouvelles capacités.
Preuve de décadence. La mort est proprement le génie inspirateur ou le « musagète » de la philosophie, et Socrate a pu définir aussi la philosophie « thanatou meletè » préparation à la mort (Platon, Phédon, 81 a) SchMV_1203. Ceci n’est valable que pour ladite tradition idéaliste qui s’est imposée sous la forme d’hommes décadents et non d’hommes accomplis comme l’était la lignée des philosophes pré-platoniciens comme Héraclite, Empédocle, Anaxagore…