415. Les pensées ne sauraient être dites Esprit.
Exergue. On est en droit de considérer toutes les folies de la métaphysique d'abord et toujours comme symptômes de corps déterminés. Nietzsche NzGS°2e préface, §2. Ce que peut le corps personne jusqu’à présent ne l’a déterminé SzE°III,2,sc.
Les pensées ne sauraient être dites Esprit, c’est-à-dire réduites à une somme ou une concaténation d’idées car on pense aussi avec le corps, à l'exemple du grain de sable, du calcul dans le rein de Cromwell, la guerre contre l'Irlande lui serait-elle venue à l'esprit sans cette douleur ? Jusqu’ici, le corps a influé sur la manière dont l'esprit pense par exemple en favorisant des morales doloristes. Le corps influe sur les idées qui parviennent à l'esprit et l’encombrent. Il en va tout autrement avec les pensées, elles n’ont pas d’existence si elles ne sont pas mises en œuvre ou accompagnées d’un mouvement, si elles ne sont pas rassemblées et ruminées pour enclencher sur un « style » et sur un « exercer » : nous appellerons ces derniers plus tard métabolismes 919, car ils donnent de l’envergure au simple « corps » et le transmute en audace et en fortune 811/829. Cela va plus loin que la dalectique du petit corps et du grand corps chez Bergson en ce que le langage même se transmute, sinon il n’y aurait que simple transfomation. Tout peut se vivre intensément et porté au vif mais rien n’est permanent, pas même l’éternité selon la nouvelle définition qu’en donnent Nietzsche et Spinoza. Il faut consentir à la perte et alors le corps acquiert une aptitude déterminée pour penser via les intensités d'affects qui le traversent et l'animent. C'est aussi toute la synthèse du corps-sans-organe ou corps intensif chez Deleuze et Guattari. À l’inverse, la « conscience » donne l'impression « subjective » à l’« esprit » de pouvoir de taire ou de dire les souvenirs et les pensées. Il n'en est rien : il n'est ni au libre pouvoir de l’esprit de se souvenir ou d'oublier, ni de dire ou de taire ce dont on se souvient SzE°III,2 sc.. On viole à la limite la séparation classique (chorismos) entre esprit et corps, mais dire que ce que l’on a appelé de manière chrétienne corps influe sur la pensée comme capacité et non comme simple attribut, c’est rompre le parallélisme typiquement français et libérer la pensée vis-à-vis de l’esprit. Tout d’abord rappelons que pour Spinoza « l'esprit et le corps sont une seule et même chose » ou que « L'Esprit et le Corps c'est un seul et même individu » SzE°II,21 sc., tout est une question de point de vue (les fameux attributs) et sans l'intellect ou esprit, comment concevoir deux attributs (pensée et étendue) comme réellement distincts, c'est-à-dire l'un sans l'autre SzE°I,10 sc.. Ensuite on n’hésite pas à dire à présent que c'est le cerveau qui a la capacité de penser, c’est-à-dire la capacité d’intégrer et de différencier de manière classique et celle de computer le savoir de manière quantique avec l’hypertexte externalisé 817 hors des mémoires humaines 419. À moins d’être spiritualiste, il semble bien que ce soit le cerveau-cœur, le « génie du cœur 938 » NzBM°295, avec tous les affects qui pense, ce que les Anglo-Saxons nomment le cognitif et qui est perçu comme une pensée affective et contemporaine 331+/532, mêlant pensée et ressenti. Le corps influence le cerveau de multiples façons : production d'hormones du cerveau reptilien, alimentation des cellules gliales, ingestion de narcotiques — comme le monoxyde de carbone. Ainsi on rejoint les spiritualistes qui disent que le « mental » est plus que le cérébral. Sauf que l’expression de mental, que l’on relie au souffle grec, la psychè, indique une mauvaise piste, on ne peut pas réduire la pensée à un organe quand c'est tout le « grand corps » via l’audace et la fortune, via la dimension énergétique du système glial ou le magnétisme qui entoure le génie du cœur 938 qui pense. Le mental est l’impulsion, l’entrain avec lequel on conçoit les choses. Dire le cerveau pense n'a rien d’extravagant mais reste incomplet. Le cerveau fait tout simplement partie du corps comme support des énergies et des forces qui traversent toute une personne. Son intéraction avec la pompe à magnétisme que constitue le cœur apparaît de plus en plus, d’où l’expression de mal-être que l’on recouvre de l’expression de « cœur brisé » quand l’eurythmie n’est plus là. D’où aussi l’expression de « génie du cœur » pour parler de ce qui est noble aux yeux de Nietzsche NzBM°295.
Illustration. Un philosophe disait : vous aurez beau explorer le cerveau, vous n'y verrez nulle pensée. Vous visiterez cette machine, vous y verrez des roues, des leviers, des pignons, des mouvements - pas la pensée. - On peut lui répondre : visitez la pensée, même la vôtre - et vous n'y verrez pas trace de - pensée. Vous y verrez des images, des sensations aussi closes, aussi positives, aussi impénétrables qu'un morceau de fer, des résonances, des chocs et des déclenchements, - - des engrenages comme dans la machine, et des hasards comme dans la rue. - Cette pensée insaisissable, serait-elle une illusion d'optique, tenant à un certain point d'où l'on se voit ? Paul Valéry dans ses Cahiers I, nrf Gallimard <Philosophie p.525>.
On pense au travers du corps, de manière bien souvent inconsciente. Ce qui détermine l’esprit à penser, c’est une manière de penser SzE°III,2,dém. Cette manière de penser se fait par des idées engagées dans des circonstances. De manière plus large, l’esprit est une manière de penser, de penser par idées qu’elles soient tournées vers des essences ou déjà engagées dans des circonstances, la première de ces circonstances étant le corps SzE°III,3,dém. Cette façon de penser demeure subjective, car il existe une autre manière de penser par époques et par peuples que l’on rencontre avant tout dans la lettre des textes et qui ne naissent pas de délires pleins d’illusions. De même, l'esprit abstrait du prêtre 518f a servi de caution à la hiérarchie à travers une économie religieuse du sens, c’est l’hétéronomie qui fait que l'on doit choisir un sens ou un autre, face à une situation de rareté et à son urgence : la pénurie est induite par le pouvoir ou l'urgence d'une situation. Les vérités d'une époque ne sont-elles pas que les erreurs irréfutables parce que métaphysiques que l’on nous martèle dans le crâne, qui s’inscrivent via la complaisance des « prêtres » rabougris de tous ordres dans les corps ? Incorporation des vérités qui reposent principalement sur le lien induit par la morale entre ce qui est inférieur et ce qui est supérieur. La vérité, idéalité morale s’il en est, n’est qu’une corde suspendue à une potence : quand on s’en réclame avec trop de sérieux, cette douce mélodie d’un joueur de flûte vous amène à une falaise. Il y a d’autres manières de danser et de faire danser. S'occuper plus de santé des corps que de vérité de l'esprit, esprit qui veut toujours revenir au même, plutôt que de se transfigurer. L’esprit repose sur l’illusion des idées éternelles qu’il suffirait de dévoiler et c’est pour cela qu’on dit que l’esprit est uni au corps comme les idées le sont aux affects et aux percepts.
S’il y a une somme, un recueil de toutes les pensées fulgurantes, c’est sous la forme d’une synthèse d’éléments épars. Il faut se moquer de la forme : ce qui compte c’est de faire ressortir les forces. La synthèse, dernier prétexte à l'emploi du terme d’« esprit » chez Nietzsche, est un corps intense qui pense, une grande raison, un cerveau en plein bouillonnement que l'on ne peut pas séparer des instincts — induits par le bulbe rachidien — et du corps où il baigne. Bouillon d’instincts et d’hormones, notre cerveau les utilise comme transmetteurs d’informations dont il ne contrôle pas lui-même la production. Penser affole tout cela et dépasse largement la computation des excitations et des inhibitions par une dynamique qui excelle à vif. On ne peut pas maîtriser l’afflux de signes et les affections qu’ils déclenchent. Ce choc de pensée modifie durablement la personnalité. Les plus improbables comme éléments déclencheurs, ce sont les rencontres qu’elles soient physiques avec les corps étrangers — attraction et pression comme forces — ou de l’ordre du changement de destin avec les personnes. Viennent enfin les narcotiques en tous genres, qui comme à l’exemple du monoxyde d’azote ont des effets euphorisants ou anesthésiants immédiats sans passer par les hormones ou les neurones. Ceci requiert un art de la rencontre et du chemin : une éthique. Il faudrait aussi maîtriser les éléments nutritifs qui parviennent de tout le corps jusqu’au cerveau. Mais plutôt que de se pencher sur les conditions, on verra que l’important c’est la synthèse car plus qu’une éthique, c’est une diététique de ce avec quoi on est en sympathie ou en allergie. Les hormones corporelles modifient l’intensité avec laquelle un individu pense, ce sont-elles qui font que notre cerveau est affectif. C'est par les intensités énergétiques qui traversent notre corps que de nouvelles pensées nous viennent intuitivement en tête et nous affectent. Les idées sont laissées de côté, elles appartiennent au paradigme « homme », alors que ce sont des pensées qui sont mises en œuvre pour le dépassement de ce paradigme. On parlera de combat plutôt que de science ou de connaissance. C’est là qu’intervient l’éducation 635, qui se moque de l’esprit de géométrie ou de la nuance interminable, puisqu’il s’agit de trancher, d’être incisif. Cette éducation des corps requiert une diététique sémantique qui débarasse le langage de tous les concepts creux, notamment la matière, l'esprit, l'âme, la substance, etc. ... On a beau en changer le sens, ces mots restent attachés à la manière antique de poser les problèmes, toujours du point de vue de celui qui gouverne, de celui qui domine et qui pense que voir c’est faire, alors qu'effectivement c'est autrement que les actes, les procédures s'effectuent. Face à l’imprévisible, s’insurge la dimension terrible, celle qui ne cèdera pas. La synthèse à laquelle étaient parvenu Platon et Aristote, appelée science, n'est plus valable ou adaptée aujourd'hui même s'ils sont indépassables dans leurs perspectives, leurs perspectives elles sont dépassées. Et pourtant nombres de théoriciens et fieffés analystes continuent de momifier les sciences et les arts avec ce point de vue de surplomb, ce goût du savoir trop sérieux, c'est la volonté de dire la vérité plutôt que de signaler ce qui à notre époque a de l'importance. Au lieu de cela on s'invente de vieux problèmes, on assoit son pouvoir en parlant d'abstractions, car dans les abstractions personne ne vient déloger celui qui s’y réfugie. Bien au contraire on se prosterne, devant cet « esprit », devant son érudition. Mais, par ailleurs, les problèmes continueront à se présenter dans les sciences et dans les arts. Les créateurs dans ces domaines auront du mal à voir qu'au niveau de la pensée quelque chose s'est passé parce le ciel est obscurci par les mots établis, par les vérités anciennes (génériques ou dialectiques) inscrites dans vos corps, par les habitudes que nous avons prises d'être inertes ou passifs face aux événements 643. Méfiez-vous de tous ceux qui vous parlent d'origine, d'après-coup, de crépuscule, de vie qui erre ou se corrompt, simplement parce que pour asseoir leur pouvoir ils auront besoin de vous couper de votre puissance, de votre capacité à changer collectivement les choses. Cela s'appelle attrister. Peut-être suis-je obscur mais c'est alors que votre corps est ralenti, n'approche pas ce dont je parle avec suffisamment d'intensité. Si vous n'en restez pas aux formes et aux présupposés métaphysiques, vous entrez en affinité avec ce qu'il y a de dynamique dans les forces telluriques ou physiologiques. Dès qu’elle embraye sur la réalité et sa complexité, la pensée n’est plus spirituelle comme elle l’a été par le retournement réflexif de Platon, le jugement des principes obscurs qui fit naître la philosophie. Nietzsche n'hésite pas à dire de lui-même, qu'il pense avec le nez, phrase qui pourrait paraître saugrenue ou incongrue, mais on peut penser que l'afflux sanguin qui dilate les vaisseaux capillaires en période de grande intensité, lui servait à s'orienter vers les pensées les plus intempestives et audacieuses. Pour Nietzsche, l'essentiel de la pensée se fait, pour reprendre une expression de Spinoza sans « l'esprit conscient de son effort » SzE°III,9, bref de manière inconsciente. Nous allons le voir un peu plus loin.