La Philosophie à Paris

232. Eternité de succession et durée porteuse de nouveauté chez Bergson.

14 Février 2013, 21:38pm

Publié par Anthony Le Cazals

Il est intéressant de voir que Deleuze calque sa propre méthode de différenciation sur la durée de Bergson devenue différence. Deleuze greffe sur la posture de la contingence radicale propre au Bergson de la durée, un déterminisme acharné fixé par les circonstances, plus proche de Spinoza. Les circonstances sont le fruit des intensités qui les traversent. Ce qui explique que le lien ou la sélection entre les deux se faisant par ce qu’il appelait « éternel retour ». Deleuze avait maille à partir avec la durée qu’il trouvait trop « hégémonique » chez Bergson. Celui-ci reconnaît d’ailleurs, dans un entretien, que si la durée était au centre de son système, sa définition évoluait avec ses livres.  La durée prend des sens bien différents, notamment celui d’être à la fois conservatrice et créatrice. Toutes ces déterminations ou négations de la durée mises en système, cela donne justement quelque chose d’hégémonique : le bergsonisme et non plus la contingence radicale de Bergson, son parcours de vie. Deleuze aborde d’abord la durée comme ce qui diffère en nature, ce qui diffère par nature. On peut se rappeler la phrase de Gabriel Tarde : « exister c’est différer », que Deleuze reprend à son compte. De cette hypothèse de la durée ou existence comme différence, il s’ensuit un jeu abstrait de distinctions, propres à ce que l’on appelait encore au début du siècle l’« expérience pure », mais qui était avant tout une expérience abstraite. On pouvait séparer la durée qualitative à droite d’un mixte encore impur à gauche, l’espace ou la matière, mais à la différence que la matière ne change pas de nature quand on la divise : elle n’a pas de durée ou virtualité. C’est ainsi que les choses fonctionnaient. On parlait encore de « matière » 431, la physique quantique n’était pas passée par là.


Après ces abstractions inaugurales (1956), vient pour Deleuze le temps du dialogue implicite avec Foucault, autre philosophe précritique — c’est-à-dire qui distingue et associe théorie et pratique — qui, pour sa part, entrevoit la transgression de la Limite chez Bataille et l’attirance du Dehors chez Blanchot. Puis vient sa rencontre avec Guattari, et là se produit quelque chose d’étrange comme si on était passé des multiplicités pures aux multiplicités impliquées, comme si Guattari, le fleuve changeant, avait érodé la colline précritique — c’est-à-dire qui croyait encore que le sens était langagier —, qu’est Deleuze. Il se produit alors comme une expulsion au Dehors, une explosion d’inventivité, ce à quoi en appelait tant Foucault quand il parlait de définir les « catégories » de cette nouvelle pensée. Deleuze et Guattari explorent les multiplicités, mais elles n’ont plus rien de « pur ». Bien au contraire car elles ont un malin plaisir à mélanger qualité et quantité, comme Alain Badiou a eu un certain plaisir à le relever. La série des mots et la série des choses se sont mêlées en de multiples intensités. Celles-ci, remarquons-le, déterminent le rapport de l’Idée encore non-pensée (Dedans) à la multiplicité qui s’implique au Dehors 225/533. Deleuze et Guattari ont entamé une philosophie, qui  abandonne le flux de la conscience qui s’ouvre sur les forces impersonnelles toujours au Dehors. La bêtise sous la forme de la finitude 215a était détrônée car c’est de la vie non-organique et impersonnelle dont il était question. La philosophie perd ses privilèges, son sens purement langagier. Cette pensée, Nietzsche en est le « prophète » selon Foucault, mais elle ne contenait aucune ontologie tant que l’on en restait à la figure des devenirs. Le problème est que tôt ou tard on se met à regarder en arrière et que le jugement de l’être ou de l’histoire tombe :


Jugement de l’histoire.La honte c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci » DzP_234.


L’expérience pure qui n’admet pas d’intensité DzB_93 s’abandonne dans une expérience du Dehors, une expérience de la limite négligée. Beaucoup de faux-problèmes — ces problèmes qui n’ont pas résolu la crise de la pensée et du monde — disparaissent alors, comme celui de bien détacher quantité et qualité. La futilité n’est pas dans le monde mais dans les faux-problèmes qui servent d’excuse pour dires des inepties à n’en plus finir. Deleuze avait maille à partir avec la durée bergsonienne. Cette notion, selon l’aveu même de Bergson, a beaucoup évolué, et n’est pas la même d’un bout à l’autre de son œuvre. Deleuze, depuis son article sur le concept de la Différence chez Bergson DzID, a toujours maintenu une confusion entre la durée comme immortalité et la durée comme nouveauté. Pourtant, Deleuze lui-même, dans Image-Mouvement DzIM, fait cette distinction entre immortalité et nouveauté sans voir que celle-ci recouvre les deux sens principaux de la durée chez Bergson. C’est qu’un synonyme de la durée peut-être donné par le terme d’éternité ou, plus exactement, il existe deux définitions possibles de l’éternité, l’une platonicienne, l’autre nietzschéenne : l’éternité comme immortalité, d’une part, et l’éternité comme nouveauté, singularité, intensité inédite, d’autre part. Mais nous ne faisons que reprendre ce que dit Deleuze : « expérimenter que nous sommes éternels ». Deleuze étudie là une proposition de Spinoza SzE°V,23 qui permet de faire une nette distinction entre immortalité et éternité — voir le cours de Deleuze sur le CD Spinoza : immortalité et éternité. Mais l’éternité se trouvait cette fois de l’autre côté de la barrière, comme nouveauté et non plus immortalité, l’éternité signifiant ici que l’on peut accéder de son vivant à des intensités inouïes, à ce que Deleuze nommera des singularités, qui marquent la relation entre un virtuel (sujet) et un actuel (degré de puissance). Ainsi les singularités sont le pendant des multiplicités. Singularités et multiplicités générées sont donc les principales « catégories » de la pensée du Dehors 900. Aussi, la durée n’est plus la multiplicité qualitative des Données immédiates BgDI, aussi, la durée n’est-elle plus la seule Mémoire de Matière et mémoire BgMM. Elle est à la fois conservation et création, c’est le grand pas opéré dans l’Evolution créatrice BgEC. On ne se pose plus la question solipsiste de savoir s’il existe une durée en dehors de notre conscience : la durée est à la fois « gardienne » et « surgissement », pour reprendre vos termes. Alors la distinction réelle n’est pas numérique mais formelle (Différence), car chez Bergson tout s’embraye à présent, le « pur » métaphysique s’accélère, s’emmêle dans des élans, des pressions et des appels spinozistes, bref disparaît. Conservation et création coexistent comme deux tendances d’une même substance, qui est cause et effet à la fois. La cause n’est plus séparée de l’effet et contient l’effet qu’elle produit. Immanence, dirait-on métaphysiquement.


Si la philosophie veut aider à voir, elle doit être au service de ce qui surgit, de ce qui surgit dans le visible, de ce qui est toujours paradoxal et fragile. Deleuze.


Si la philosophie n’a pas d’objet propre, elle a un horizon qu’elle scrute, une aurore qu’elle envisage ou comme dit Merleau-Ponty un « haut lieu du négatif » qu’elle travaille plus ou moins sans relâche. Son propre objet si elle en a un, c’est sa limite. Cette limite dans l’histoire de la philosophie, « objet » philosophal, a beaucoup changé : autrefois finitude et crise (Kant-Husserl) du « Je pensant », elle est à présent tout autre : différence ou schize entre un Dedans jamais pensé et un Dehors toujours à vivre, à travailler et à repenser. Cette différence n’est pas visible et pourtant elle est une fêlure dans la réalité. Cette différence, Merleau-Ponty se retournant (1961) et Foucault amorçant (1966), présageait pour chacun d’eux une « nouvelle philosophie », une philosophie qui ne repose plus sur la différence entre le Moi et le Monde, avec comme couronnement la bénédiction de Dieu, mais sur le point de surgissement d’une nouveauté. Notre époque n’est plus à se questionner sur l’accessibilité au monde, l’ouverture de la conscience. Nous sommes passés d’une philosophie précritique de l’Ouvert et de la conscience à une pensée du Dehors naïve et cruelle à la fois. Nouvelle aurore. Que présage-t-elle ? Beaucoup de violence pour celui qui ne sait intensément rebondir 326c, pour celui qui ne sait éternellement revenir, et en même temps une certaine torpeur NzVP_IV•244. Il y a deux genres de philosophes : ceux qui, « naïfs », vont jusqu’au bout de leurs intuitions et ceux qui pensent maîtriser la réalité — en fait le verbe et la matière, l’esprit et la nature MpS_268. Au fond, cette réalité, nos idéalistes la méprisent sous la forme distincte du verbe et de la matière. On pourra toujours parler de visée égalitaire et deviser dessus, mais la différence « essentielle » n’est pas là. Si l’on néglige autant « la vérité » du négatif et des abstractions pour les fictions concrètes que « le secret » d’une adéquation plus grande avec la vie, c’est pour une meilleure pertinence et impertinence  de l’exercice d’une activité ou d’un métier. Laissons de côté pour l’instant l’action et les opérations. À trop vouloir l’égalité, on en oublie la vie, ce qui existe et sans cesse bifurque, vie d’autant plus locale qu’elle est répandue, vie d’autant plus distordue que la théorie est droite. Cette vie n’est que la contingence radicale, l’affectivité primordiale d’une époque et d’individus qui refusent les idées préconçues. Multiple diriez-vous. Pleinement rétive dirait-on. Radicalement contingente loin de tout déterminisme même si on en met à jour les nécessaires mémoires. Exercer sa pensée, agir sa pensée — c’est bel et bien sortir de la philosophie, évacuer en elle ce qu’il y a de pensées tristes, d’affects passifs. La philosophie vise, question de point de vue, son auto-suppression pour l’affirmation de la pensée elle-même, l’activation de cette dernière, sa libération. Nietzsche appelle cela esprit à propos de Voltaire et Goethe et voit en eux des libérateurs. Kant est le premier à déclarer comme non-avenu tout ce qui précède dans sa critique de la métaphysique : la chose en soi devient, au fur et à mesure de ses critiques, un concept limitatif à défaut de parvenir à dire que la chose en soi n’existe pas tout simplement puisque le mot vide de sens demeure :


Foucault le rappelle. — Cette pensée dont tout jusqu'à présent nous a détournés, mais comme pour nous mener jusqu'à son retour, de quelle possibilité nous vient-elle, de quelle impossibilité tient-elle pour nous son insistance ? On peut dire sans doute qu'elle nous vient de l'ouverture pratiquée par Kant dans la philosophie occidentale, le jour où il a articulé, sur un mode encore bien énigmatique, le discours métaphysique et la réflexion sur les limites de notre raison. Une telle ouverture, Kant a fini lui-même par la refermer dans la question anthropologique FcDE1_239. Mais l’activation eut lieu, il suffit d’en retrouver sans cesse la brèche.

 

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