La Philosophie à Paris

214. Solipsisme et idiotie.

14 Février 2013, 21:05pm

Publié par Anthony Le Cazals

Il est une posture typique du contemplatif qui a perdu l’adhérence avec l’activité ; c’est le solipsisme. Il y a là toute une série d’exagérations que quelques écrivains non sortis de l’enfance poussent à l’extrême. Ils vont jusqu’à douter de l’existence du « monde » ou d’autres intelligences, jusqu’à ce qu’ils comprennent que leur « monde » ne tourne pas autour d’eux mais contient d’autres personnes et surtout de l’impersonnel. Et c’est là que le vécu débute. Pourtant le solipsisme n’a rien à voir avec le doute sceptique tel que Montaigne le pratique. Comme le relève Merleau-Ponty, pour un sceptique le doute est une action, le doute ne peut donc briser notre action, notre faire, qui a raison contre lui MpS_336. Quant au solipsisme, il rejoint le thème de l’intention chez Husserl et aussi chez Merleau-Ponty : c’est une « expérience en pensée », le solus ipse un « sujet construit », Cette méthode de pensée isolante est destinée à révéler du tissu intentionnel plus qu’à le rompre MpS_282-283. Ce sont toujours des postures crépusculaires qui s’affirment là, d’où des réflexions sur les symboles plutôt que des inflexions métaboliques de pensée qui transforment l’activité, d’où la notion de monde plutôt que de parler de la Terre. Si l’on était solipsiste, on en resterait à la moindre action. S’il y a un doute, c’est dans une confusion avec le solipsisme manifesté par les enfants : par leur prématurité conceptuelle, ils se perçoivent comme des « moi-tout » parce que toute l’attention est centrée sur eux. S’il y avait un doute compris dans le solipsisme, ce serait sur le grain de folie qui entourerait la pensée, sur l’enthousiasme des hautes intensités — de l’« air pur » comme disent certains philosophes, des matinées ensoleillées sur les ports de la Méditerranée. On en resterait à la raison dépréciative et dépressive que marque la descente de l’esprit de surplomb depuis la « fondation » de la philosophie. Si le solipsisme est un doute, c’est un doute de la transmutation de l’activité, du point de vue d’une conscience qui ratiocine avec la crainte absolue de la déraison, devenue « objet de connaissance ». Si un doute est permis, c’est l’idée malgré tout que le sommeil de la raison entraînerait des propos insensés, voire pire, des monstres alors même que les idées, les visées au-delà du vécu sont des chimères qui produisent leurs propres difficultés et problèmes. Si le solipsisme était un doute, un empêchement, ce serait d’en rester aux intentions plutôt que de porter à l’activité : ce serait par là la négation de tout ce qui ne correspondrait pas à la raison, au sens commun en fait, négation de la double spirale, des noces contre nature, des évolutions aparallèles. Ce style de singularisation constitue des constellations affectives entre une existence prise dans la vie active et une existence prise dans la vie contemplative. C'est par exemple la société prodigue (die fruchibigende Gesellshaft) dont rêve Nietzsche dans ses conférences Sur l'avenir des établissement d’enseignement et qu'il tente de perpétuer tous les étés au bord d’un lac pour que ses membres puissent partager leurs découvertes. S’il est un doute, c’est comme si en retour un interdit avait été franchi, celui des limites de la connaissance auto-suffisante, de la logique appliquée au calcul, élevée au rang d’idéalité — Descartes, Leibniz, Brunschwicq, Dessanti, Badiou — . En tant qu’idéalité ou irréalité, elle conduit à une déréliction face au « monde » contemplé. On se coupe des « origines » de fabrication et celles-ci acquièrent par conséquent une dimension de mystère et d’insatisfaction si attirante pour les névrosés. C’est une fois coupé de l’activité qui fait source que l’on entretient l’excès de contemplation. On recherche « l’origine » dit-on. Cela évite tout combat et permet de se venger en sa solitude du monde entier. C’est là la prison subtile de l’« égotisation* des individus ». S’il y a dès lors un problème avec l’origine, avec ce qui est la source d’énergie tarie, c’est que se constitue par ailleurs une tradition de la philosophie, spiritualisée à l’excès. La Substantificque Mouelle. La tradition est l’oubli des origines disait le dernier Husserl MpS. Avec la décadence dont le solipsisme n’est qu’un symptôme, une tradition vient en recouvrir une autre, la tradition de la vita contemplativa vient recouvrir la tradition de la vita activa. L’oligarchie républicaine des philosophes dogmatiques ne fait que rompre avec la tradition des grands sages grecs. Les premiers appliquent soit un scepticisme conceptuel soit la figure de l’idiot à l’endroit des savoirs antérieurs pour établir leur discours. Les derniers, les philosophes préplatoniciens ont l’immense générosité de ne laisser que peu de traces. Par leur « feu » ces derniers préparent davantage à la flamme que nécessite une vie active. La rupture avec la tradition active fait que l’on confond art de reprise et art d’imitation. On croit que la haine de Platon pour la mimesis touche aux arts d’imitation là où il s’agit d’art de la reprise (mimesis) par la nouveauté, d’un renchérissement par insatisfaction et intensification de l’existence. Cette inversion, cette substitution de tradition a entraîné le « mensonge idéaliste 824-826 » comme l’appelait Nietzsche et derrière lui la tartufferie morale. S’il y a « mensonge », c’est davantage par le geste de rupture avec ce qui constitue la source de capacité à savoir l’activité — la relation à la société des métiers — et qui vient travestir la manière d’enclencher dans l’activité. La tradition devient oubli de ce que l’on qualifie par impuissance d’« origine ». Par impuissance toujours, on en appelle à la « liberté » et par jalousie et fatigue du combat pour la vie, on chante l’« égalité ». Au lieu de pousser à la résolution des difficultés courantes, on pousse à l’aggravation de problèmes constitués hors du vécu, c’est-à-dire l’enrichissement du vécu à la manière d’un écrivain. La capture (spiritualisation) de la pensée, par ladite « philosophie » trop décadente pour être une sagesse, invite davantage à une préparation au « néant » ou à discerner l’« invisible », à sélectionner des initiés. Penser n’est pas se préparer à la mort, s’enfermer dans la réflexion qui admet le solipsisme, le doute hyperbolique à l’endroit des passions et la rupture avec les affects par idiotie. La tradition philosophique décadente s’est ainsi ancrée dans un esprit de vengeance. Elle s’est recouverte d’un excipient à suppositoire pour avancer masquée. Les termes de liber-té et d’égal-ité si faciles à l’emploi n’ont-ils pas été forgés après coup par la Substantificque Mouelle là où la majeure partie du vocabulaire venait des métiers 922. Car c’est méconnaître que par la pensée on forge le langage et qu’un langage par ses oppositions d’usage rend parfois impossible la grande synthèse 921,  non de la connaissance, mais des types : la grande synthèse de l’amour, du combat et de la création, la grande synthèse du destructeur, de l’amoureux et du créateur, la grande synthèse de l’artiste, du savant et du philosophe dont Goethe pouvait être une ébauche.

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