215. Dissoudre les nœuds de l’esprit : en finir avec le chiasme.
Pour Merleau-Ponty, celui qui pense perçoit avant tout, plus qu’il n’agit ou ne s’immerge dans une activité, un métier. Il choisit d’emblée la voie de la négativité de l’esprit, plutôt que l’affirmation cellulaire du cœur et de la vibration. Si la première idée de l’« esprit » est le corps, la voie négative est ouverture de l’esprit par le corps au monde et non la dynamique de la vie avec ses transmutations. Tout Le visible et l’invisible vise à nous amener vers une notion qui n’est qu’ébauchée : le chiasme. Le chiasme n’est point l’ultime nouage du visible et de l’invisible, du corps et de l’esprit même s’il préfigurait une philosophie de la chair. Mais le décès de Maurice Merleau-Ponty a eu le travers de précipiter ce que les croque-morts de la philosophie nomment les conséquences, les conclusions. Face au constat subjectif de non-philosophie qui caractérise les années 50, Merleau-Ponty précise : la crise n’a jamais été aussi radicale, est-ce la fin de la philosophie ou sa renaissance MpVI_217 ? Il pose à sa manière le thème de la mort de la philosophie, récurrent depuis Rousseau et Hegel avec la tradition des « origines ». Mais il marque aussi une nuance en intimant au philosophe d’entreprendre une vraie réforme de l’entendement, de revoir et de redéfinir les notions les mieux fondées, d’en créer de nouvelles, avec des mots nouveaux pour les désigner MpVI_17, comme si une nouvelle pensée devait émerger et accomplir une « conversion du langage 716 ». Transformer non son approche du « réel », sa conception, mais davantage sa manière d’interagir avec le complexe. Merleau-Ponty cherche dans Le visible et l’invisible à indiquer comment passer d’une philosophie du regard distancié, de la représentation qu’il critique MpVI_301, à une philosophie de la vision, de la palpation de la chair MpVI_162/168, de l’être brut où les choses n’appartiennent plus ni à un ordre du symbolique ni à celui de la représentation. Le chiasme est précisément un nouage complexe qui permet à Merleau-Ponty d’éviter l’empiètement de la vie contemplative sur la vie active, par l’enjambement de la chair du corps sur le monde. Le chiasme cache la vérité d’une harmonie préétablie. Le chiasme est un dispositif « général » d’entrelacement, qui tel un écheveau de lignes, fait coexister de l’hétérogène. Cette part d’hétérogène est la jointure de tout type de visible avec son corrélat invisible MpS_39, VI_311-312. Il y a là beaucoup de moralité, c’est pourquoi nous parlons de rompre avec le chiasme.
Il y a chez Merleau-Ponty toute une aspiration au silence qui n’est en rien le fait de se taire définitivement mais la lassitude d’avoir toujours à s’expliquer. Le silence c’est non seulement pour Merleau-Ponty, l’absence de parole due VI_311, mais surtout un absolu de présence qui détient le secret du monde, des autres et du vrai S_278. Ne pas avoir à s’expliquer c’est ce que recherche Merleau-Ponty, mais il n’y parvient pas par la voie de la négativité et de la contemplation. Le chiasme apparaît dès lors comme un tiraillement, une mise en abîme, une fuite plutôt qu’une synthèse VI_309 qu’il faudrait encore expliquer. Rompre avec le chiasme va plus loin que le simple débordement de notre conscience, rompre avec lui, c’est comprendre que la conscience n’a pas seulement un point aveugle mais qu’elle soit tout simplement aveugle. Elle ne constitue aucun réel mais elle est constituée par le réel, comme « ce qui est pensé », comme ce qui le serait. Si la conscience est centrée sur le champ de la perception et de la vision par la réflexion de nos illusions, les événements, eux, arrivent hors-champ, à pas de colombe. La conscience est ce qui freine la dynamique de vie 934. Rompre avec le chiasme, c’est aussi rompre avec la pudeur toute enfantine chez Merleau-Ponty, celle qui protège de l’inceste. Il prend encore des gants VI_311. Cette pudeur, on la retrouve par exemple dans : sentir mes yeux, c’est sentir qu’ils sont menacés d’être vus VI_294. Il y a chez Merleau-Ponty cet attrait mystique pour le silence auquel il souhaite parvenir par la contemplation, là où c’est précisément l’activité qui vous y fait parvenir.
On pourrait trancher le chiasme selon trois grandes distinctions « classiques 411 » : la coupure entre le moi et le monde a, au travers du « regard », de cette vision narcissique qu’est la chair VI_181, la distinction entre les mots et les choses, b — sur laquelle repose la « parole », le discours en tant qu’il nomme — et enfin la relation plus spécifique d’un Dedans et d’un Dehors c — le virtuel et l’actuel qui permettraient de « penser ». Cette triple décomposition provient de ce que ces distinctions ne se superposent pas. Le chiasme non plus ne se superpose pas à elles puisqu’il les englobe et l’usage qu’en fait Merleau-Ponty les mêle trop confusément. Ces écarts ou césures en réciprocité, qui rendent possibles le « penser » ; la « parole » et le « regard », sont à notre avis trois des articulations récurrentes à la philosophie depuis ses origines : la finitude a, la crise b et la schize c. On peut les expliciter ainsi :
a. Au niveau pragmatique du regard ou du travail, on a le rapport entre le moi et le monde, entre ce qui est subjectif et ce qui est objectif. C’est encore la relation du pour soi (sujet) à l’en soi (objet) chez Sartre. Merleau-Ponty cherche à indiquer à son lecteur comment s’en débarrasser : la seule manière d’assurer mon accès aux choses serait de purifier tout à fait ma notion de la subjectivité : il n’y a pas même de « subjectivité » ou d’ « Ego » MpVI_76. « Purifier » la subjectivité pour Merleau-Ponty revient à barrer la route au processus d’égotisation* qui n’est pas le processus de subjectivation. L’un conduit à une projection d’un moi souvent passif sur le « monde » tandis que le second est la mise en place d’une capacité à transformer ce qui est plus large que son petit monde.
b. Le philosophe, donc, ne met en suspens la vision brute que pour la faire passer dans l’ordre de l’exprimé… MpVI_57. On se trouve alors au niveau de la parole. La césure tout en réciprocité n’est plus entre moi et le monde comme pour la vision mais entre les mots qui cherchent à exprimer un état de choses et ce même état de choses, entre ce qui relève de la théorie et ce qui relève de la pratique. C’est là aussi, la grande distinction entre esprit et matière, possible et réel que cherche à dépasser en philosophe Merleau-Ponty pour parvenir au plan du noème, de l’exprimé. On retrouve cela dans le mythe du chiasme. Grâce à lui, l’esprit déborde sur la chair du corps, empiète sur lui, se cache en lui VI_307, tout n’en étant pas insulaire.
c. Enfin plus difficile est la troisième distinction que cherche à mettre en évidence Merleau-Ponty dans la partie inachevée de son œuvre. Notons que la schize et la finitude ne se superposent pas du fait qu’entre les deux il y a le « je est un autre », la conscience réflexive. Le moi se partage suivant la schize, la fêlure de l’Ego, entre ce qui est à soi et ce qui est à l’autre, c’est ainsi que je trouve l’autre en moi, que je ne le rencontre pas à l’extérieur DzF : c’est que le rapport avec les autres se double d’un rapport à soi, c’est l’intériorisation de la conscience. Sans doute, ce qui fait le chiasme se trouve dans cette imbrication. Mais la différence la plus nuancée se joue au niveau de la schize, de la fêlure entre ce que Foucault nomme le cogito et l’impensé. Ce ne sont pas des distinctions mais des césures en réciprocité, des réciprocités qui peuvent parfois servir de frein à la pensée et conditionnent notre manière d’envisager la vie si on s’y accroche comme à une main-courante. Prenons un exemple, chez Kant, le fixisme vient de ce que le sujet dans les conditions de l’expérience ne sont pas poussées à leurs extrêmes limites. Il n’y a aucune transgression morale et sa manière transcendantale de penser garantit toujours un certain donné au sujet, puisqu’il a donné un certain cadre d’expérience. Mais ces réciprocités propres au transcendantal — par leur circularité — « conditionnent » la lente évacuation de la chose en soi. Au bout d’un long chemin de pensée, on parvient à assigner la chose en soi comme un « concept limitatif », un concept creux qu’il ne l’a pas complètement abandonné. Prêtez votre oreille à toutes les métaphores qui tournent de nos jours autour du vélo : on ne peut pas apprendre à en faire seulement en marchant à côté. À un moment il faut se lancer — produire au minimum ce mouvement circulaire qui va des données aux conditions et qui produit un mouvement linéaire. C’est pourquoi il faut appuyer sur certaines distinctions ou réciprocités qui ne sont pas les plus évidentes, mais sans doute les plus nuancées, les premières servent de tremplin aux pulsions de la connaissance.