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SUR LE TRAVAIL / article de Jules Leroux

18 Mars 2008, 20:37pm

Publié par Paris8philo

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Le travail selon Jules Leroux article in L’encyclopédie Nouvelle, 1841

 

TRAVAIL. Nous ne suivrons les économistes, de quelque école qu'ils soient, disciples de Quesnay, d Adam Smith Say sur l'étroit terrain où tous se tiennent soigneusement renfermés, qu'au préalable nous n'ayons résolu la question métaphysique, philosophique, religieuse, que soulève le mot, à savoir : Qu'est-ce que le travail? Ce sera l'objet de notre premier paragraphe.

§I. De la vraie nature du travail.

A cette question première : Qu'est-ce que le travail ? Je ne vois pas d'autre réponse à faire que celle-ci : Le travail est un acte émanant d'un premier être, agissant sur un second être, engendrant, produisant un troisième être; c’est là, si je ne me trompe, dans son essence comme dans sa généralité, ce que c’est que le travail. Et si nous nous renfermons dans la sphère humaine, si l'être dont le travail émane est l’homme, il sera de cet homme le verbe, la parole.
Le travail dans l'homme peut-il être autre chose? Plus nous creusons en nous-même la question de sa nature, et plus nous sommes convaincu qu'il n'est rien que cela. L'exemple qui pourrait un moment nous faire douter sur ce point, c'est celui du travail émanant d'un de nos organes, agissant d'une façon particulière sur un instrument de production, et n'engendrant en définitive qu'une certaine modification de cet instrument ; mais cet exemple, loin de nous ébranler dans notre conviction, ne fait, au contraire, que nous y raffermir davantage.
En effet, dans cet exemple, l'être dont le travail émane n'est pas un être réel, mais un organe, mais une propriété ; agissant donc sur certaines propriétés d'un second être, et produisant, engendrant dans cet être des propriétés nouvelles, qui dès lors constituent réellement ce second être un être nouveau, un troisième être, ce travail de l'être partiel, ce travail de l'organe, de la propriété, se trouve encore et toujours fidèle aux conditions que nous disons être celles-là même du travail: émanant d'une propriété, il ne saurait avoir puissance que sur une propriété, et ne saurait également encore engendrer qu'une propriété; de même que, lorsqu'il émane d'un être, il agit sur un être et en produit un troisième.
L’idée que l'on doit se former du travail est donc celle d'un acte déterminé dans les natures de son résultat et de l'objet sur lequel il s'exerce par la nature même du sujet dont il émane.
Mais à quoi bon cet acte? Pourquoi le travail? C'est là la plus haute question de la métaphysique. Or l'esprit humain, que rien n'arrête dans ses demandes, peut se poser cette question, mais il ne lui est point donné d'y répondre autrement qu'en la transformant aussitôt dans cette autre question plus humble : De quelle importance est le travail dans l'existence de l'être ou de l'organe dont il émane?
Cette importance est grande, comme on va le voir.
Supprimez, en effet, dans le sujet toute vertu, tout besoin de cet acte, et dès lors ce sujet vit solitaire près de l'objet, et nul résultat n'est produit.
Qu'est-ce à dire?
C'est-à-dire, 1° que le sujet vivrait donc de lui, pour lui, par lui ; qu'il serait sans aucun lien avec l'objet, sans aucune manifestation; que le résultat lui serait inutile et jamais produit. Or, cette manière d'être, ce mode d'existence n'est point évidemment à l'usage d'aucun être ; le sujet toujours se manifeste, toujours il a besoin de l'objet, toujours besoin du résultat, et ce résultat est toujours produit;
C'est-à-dire encore, 2° que la vie n'embrasserait du temps que l'espace matériel; qu'elle serait dépouillée de toute vertu créatrice d'êtres nouveaux ; que le passé, le présent, l'avenir se confondraient en un seul temps. Or, la vie ne nous apparaît pas ainsi: le présent se distingue aisément du passé, aisément de l'avenir: des Êtres nouveaux. nés du travail, du sujet et de l’objet jaillissent incessamment devant nos regards étonnés, charmés, confondus.
Pourquoi donc le travail ? Parce qu'il est dans les êtres l'instrument, l'ouvrier, le démiourgos par le moyen duquel Dieu engendre le présent du passé, du présent l'avenir, du sujet et de l'objet, êtres présents, fruits d’objets et de sujets passés, des résultats, êtres nouveaux, objets et sujets d'avenir.
Pourquoi donc le travail? Parce que le sujet ne vit pas de lui, pour lui, par lui, d'une façon exclusive ; qu'il a besoin de l'objet, qu'il a besoin du résultat ; que l'essence de sa vie est de se manifester, -1° à l'objet dans lui, 2° à lui-même dans l'objet, 3° au résultat dans l'objet et dans lui en même temps.
Le travail, dans le vaste ensemble des créatures, est donc le Verbe divin, la parole de Dieu, parole créatrice, parole de vie; et dans la créature, il est le verbe, la parole de cette créature, parole également créatrice, parole également de vie.
Ce premier point épuisé, passons à un second, celui des conséquences théoriques et pratiques du travail.
§ II. Conséquences théoriques et pratiques du travail.
Sans travail, la créature meurt, c'est-à-dire ne se manifeste plus d'une façon patente; et si la masse immense, infinie, éternelle des créatures se trouvait par hasard, l'espace d'une seconde, dépouillée de la vertu du travail dont elle est imprégnée, Dieu lui-même, durant cette seconde, serait sans manifestations patentes.
Quelle idée donc devons-nous nous faire de la créature vivante, que cette créature soit un homme, un animal, un végétal, une pierre? Evidemment, l'idée que nous devons nous en faire est celle d'être un foyer, une source plus ou moins profonde d'où le travail jaillit en ondes rayonnantes. Ces ondes vont en tous sens, pénètrent tout, sont infinies, éternelles, modifient l'essence de tout ce qu'elles rencontrent.
Et vivre, c'est travailler, travailler constamment, sans relâche ; être vivant, c'est être travaillant. La pierre travaille! N'est-elle pas impénétrable et dure? N’arrête-t-elle pas la lumière? Ne décompose-t-elle pas cette lumière? Etc. Il n'est pas une propriété, pas un organe, pas une façon d'être qui n'atteste et ne soit le signe du travail. Nous travaillons en respirant l'air, nous travaillons en marchant, nous travaillons en dormant, en digérant, en pensant, en scrutant le ciel de nos vastes regards.
Mais de là irons-nous conclure que l’essence du travail est d'être individuel! Qu'il relève uniquement de l'individu, de la créature; que cette créature a seule droit et jouissance sur lui ? Non.
Nos astronomes ont dépouillé le soleil de sa lumière ; ils disent que cette lumière se produit dans l'espace, loin de son corps, mais sous son influence, par des vibrations incessantes ; ainsi doit être également comprise la production du travail individuel de la créature. Sans l'objet et le résultat, que serait le sujet ? Rien : le sujet est donc le corps noir, opaque du soleil; son travail, c'est sa lumière, mais celte lumière qui se produit sous sa seule influence a néanmoins encore ses deux autres sources, sources postérieures, si je puis m'exprimer ainsi, dans l'objet et dans le résultat. Le travail individuel de l'individu ne lui appartient donc pas tout entier ; il relève encore de l'objet et du résultat : or le sujet, l'objet et le résultat lui-même ne sont-ils pas chacun sous le coup, et comme le produit, de l'immensité des travaux, des ondes rayonnantes de l'infinie multitude des créatures passées, présentes et futures! Donc, si l'essence du travail de l'individu est d'être individuel, cette essence le fait encore universel.
C'est-à-dire que la créature ne vit pas, ne brille pas, ne travaille pas pour elle seule, par elle seule, d'elle seule; qu'elle travaille, qu'elle brille, qu'elle vît pour elle et pour tous, par tous et par elle, d'elle et de tous; qu'elle n'est pas toute au présent, qu'elle relève du passé, qu'elle appartient à l'avenir.
Au sein des ondes rayonnantes de l'infinie multitude des créatures passées, présentes et futures, chacun de nous rayonne et se trouve différemment limité. Dans la sphère immense, totale, éternelle, infinie, chacun de nous engendre donc sa sphère particulière : c'est là proprement dit son travail, sa vie. Mais sous l'empire de quoi forme-t-il cette sphère ? Sous l'empire de la sphère infinie au sein de laquelle il la produit ; de quelle matière la compose-t-il ? De celle même de la sphère infinie : l'essence de ces deux sphères est donc de se pénétrer sans cesse, d'être l'une à l'antre élément.
Le travail infini se retrouve comme élément du travail fini, et dans le caractère de ce dernier entre pour quelque chose ; de même le travail fini se retrouve comme élément du travail infini, et concourt pour sa part à la caractérisation de ce dernier.
Ce sont là des principes féconds, des vérités incontestables, qui, tôt ou tard, doivent produire au sein des sociétés actuelles des changements immenses.
Car, il faut le reconnaître, l'homme ignore ou méconnaît ces principes, et sur cette ignorance reposent ses sociétés actuelles.
Se méprenant sur la nature du travail infini, il s'est tenu et se tient encore grossièrement renfermé dans son travail fini. Sa vie entière, dès lors, s'est vue employée à purger ce travail fini de toute participation du travail infini, à rompre la participation réciproque des sphères de ces deux travaux, à rendre inaccessible à la sphère du travail infini la sphère du travail fini; à matérialiser, à immobiliser cette dernière.
II poussa même si loin son ignorance sur ce point important, qu'il alla jusqu'à rompre non seulement tonte communion vivante avec la nature, ses forces, ses minéraux, ses végétaux, ses animaux, mais même avec l'homme son semblable, avec sa femme, avec son fils, avec son père, avec sa mère, avec ses frères et ses soeurs.
Il prit ainsi la vie au rebours, et pratiqua de cette vie surtout le phénomène de solitude, de consommation, de destruction, de mort.
Il fut maître, il fut tyran, il fut roi ; l'aveugle et impitoyable destin fut le Dieu qu'il encensa.
Vivre devint donc alors synonyme de propriétaire; travailler, c'était jouir du droit de posséder.
Et l'on vit, chose horrible ! Des hommes vivre sans biens, sans capitaux, sans argent, sans terre, sans instruments. Assimilant leurs propres organes, leurs propres facultés, à toutes ces choses étrangères à l'homme, ces hommes, sous le nom d'esclaves, d'ouvriers, de pauvres, de mendiants, se mirent à en vivre, les prêtant, les vendant, les donnant, les exploitant de mille et mille manières différentes.
Et la ligne de démarcation profonde que Dieu lui-même traça entre l'homme et le reste des êtres, entre les facultés de l'homme et les facultés des cailloux, de la brute, du végétal, de l'instrument, s'effaça tellement devant ces faits accomplis d'esclavage et de dégradation, qu'une sorte d'égalité, égalité monstrueuse, parut s'établir et régner tout à coup au milieu des nations !

Au sein de ces nations on ne voulut plus voir, en effet, que des hommes, que des égaux, que des propriétaires : et la  seule différence entre le pauvre et le riche, entre le prolétaire et le bourgeois, entre les capitaux de l'un et les facultés de l'autre, que l'on consentit encore à reconnaître, ce fut une différence de quantité, non d'essence. Mais si ces choses que nous appelons biens, capitaux, argent, terre, instruments, sont réellement des appendices de nos organes, des organes supplémentaires et complémentaires, en quelque sorte, de ceux dont notre corps se compose, sommes-nous donc en droit, dès à présent, de ne point établir de différence dans l'usage que nous avons à faire et des uns et des autres? Peut-être un jour, plus instruits, plus éclairés, plus sages, les hommes auront-ils à pratiquer ces appendices de nos organes, ces organes supplémentaires et complémentaires de ceux de notre corps, d'une façon aussi sainte que celle dont ils feront usage dans la pratique de leurs propres organes; ils auront conscience de celle vérité, qu'une mauvaise gestion de biens, de capitaux, d'instruments, est une attaque aussi directe à la vie de l'individu, que le développement anti-normal de certaines passions, de certaines idées, de certains organes constitutifs de cet individu : mais, à coup sûr, établir ici le contraire, pratiquer nos organes, user de nos idées, de nos passions, comme nous usons des biens, des capitaux, des instruments, c'est là une erreur grossière, qui n'a besoin que d'être exprimée pour paraître telle à tout le monde.

Or, la cause réelle de cette erreur, c'est la faiblesse de notre esprit, qui jusqu'à ce jour nous tint cachée la vraie nature du travail. Les biens, les capitaux, l'argent, la terre, les instruments, ne sont autres que des appendices de nos organes, que des organes supplémentaires et complémentaires, pour ainsi dire, de ceux qui composent notre corps. Du moment donc que l'homme se conçoit terminé par l'adjonction d'un certain nombre de ces organes supplémentaires et complémentaires, de ces êtres dont la foule immense, infinie, éternelle, compose son non-moi; que cet homme, dans le but d'être maître, propriétaire de ce petit nombre d'êtres et de choses, renonce aux droits de sa nature sur la totalité des choses et des êtres moins ce petit nombre dont il s'est entouré, dont il se nourrit; que cet homme, désormais au centre de sa propriété, se réserve le droit de la modifier, soit par adjonction, soit par suppression, soit par échange; du moment, disons-nous, que l'homme conçoit ainsi sa vie, le corps de cet homme lui-même, ses propres organes, deviennent forcément les égaux, les semblables des êtres et des choses du non-moi : ce ne sont pas ces choses et ces êtres du non-moi qui, dans ce cas, changent de nature, s'élèvent, s'humanisent: ce sont, au contraire, les organes et les facultés de l'homme qui s’abaissent, s'atrophient, s'altèrent, se naturalisent, si je puis me servir de ce mot dans le sens que je lui donne ici. Nulle barrière dès lors ne s'élève qui puisse protéger l'homme dans son corps, dans ses organes, dans ses facultés, contre ces phénomènes d'adjonction, de suppression, d'échange ; sous l'empire de ce régime propriétaire, l'homme pourra donc se composer un corps sans intelligence, une intelligence sans corps.

Mais pour détruire ce régime propriétaire sous lequel l'homme actuel gémit; pour délivrer cet homme, et dans son corps, et dans son âme, ignominieusement soumis aux lois dures et cruelles d'un faux droit de propriété, qu'y a-t-il donc à faire? Peu de chose : constater la vraie nature du travail.

Hé bien ! Constatons la cette vraie nature du travail, et proclamons la à haute voix partout où le hasard nous placera. Que ceux qui ont des oreilles entendent, que ceux qui ont des yeux voient. On a dit ; Le travail donne droit au salaire... Tout travail, toute peine mérite salaire...

Travaillez, prenez de la peine;

C'est le fonds qui manque le moins.

Et par contre, on a dû dire, on a dit en effet ; D'autres fonds produisent encore... Le travail de l'homme ne produit pas seul... La terre, l'instrument, le capital travaille, prend de la peine; or, toute peine mérite salaire : heureux donc celui qui possède la terre, l'instrument, le capital; car, sous le nom de rente, il en récoltera le salaire.

Et les hommes se sont dit à eux-mêmes: il n'est pas étonnant qu'en dépit de l'égalité de notre nature, nous ayons ici-bas des sorts contraires; que les uns y soient pauvres et les autres riches; que les uns y travaillent et les autres s'y reposent ; car c'est le fond même des choses qui le veut ainsi. Celui qui possède une terre vit de sa terre; celui qui travaille vit de son travail; l'un est oisif, l'autre est travailleur; mais c'est le même principe qui les engendre l'un et l'autre, et ce principe est certain.

Erreurs sur erreurs ! Faute sur faute ! Il n'y a de certain que le principe de la liberté, de l'égalité et de la fraternité des hommes; tout le reste est faux. Vous donnez au salaire, pour origine et pour cause le travail de l'homme ; à la rente, pour origine et pour cause le travail du capital; en d'autres termes, au salaire le travail ; à la rente le capital : eh bien! Vous vous trompez cruellement; car voyez :

Qu'est-ce que le travail ? Un acte; un acte qui, partant du sujet, frappe l'objet, engendre le résultat. Supprimez donc ou l'objet ou le résultat, ou l'un et l'autre à la fois, que devient ce travail ? Une vaine action, le vain mouvement, l'agitation frivole de notre être! Comment donc le travail pourrait-il engendrer le salaire du pauvre!

Et le capital, quel est-il? D'où lui vient sa vertu productive des fruits actuels? N'est-il pas précisément l'objet, cet être intermédiaire et nécessaire entre le sujet et le résultat? Il a besoin du sujet dont l'acte émane pour que le résultat soit : supprimez donc ce résultat, supprimez le sujet, ou mieux encore supprimez à la fois le sujet et le résultat, que devient l'objet, que devient le capital ? Sa loi n'est-elle pas dès lors la loi naturelle et commune des êtres barbares et sauvages ? Des fruits acerbes et rares sont encore produits, mais ces fruits ne sont point fruits du capital; car, sans sujet, ce capital n'existe pas. Comment donc le capital, l'objet, de lui-même, par lui-même, pourrait-il engendrer la rente du riche ? Cette rente se compose de fruits dus à l'objet, au sujet, faisant partie du résultat.

La rente du riche, le salaire du pauvre, joignons-y même l'impôt du gouvernant, ont une seule et même origine, le sujet et l'objet reliés par le travail, le moi et le non-moi indivisiblement unis par leur rapport; et tous trois, rente, impôt, salaire, forment un tout dont le nom scientifique est résultat ou produit net : voilà la vérité. Or, s'il en est ainsi, la distinction des hommes en pauvres et en riches, en oisifs et en travailleurs, est donc sans aucun fondement, sans solidité aucune ; car il appert ouvertement que le pauvre, par son salaire, est, en fait, propriétaire de l'objet, du capital du riche, de toute la partie de ce capital, de cet objet, qui concourt à la production de son salaire; que le riche est, en fait, propriétaire du sujet, c'est-à-dire du travail du pauvre, de toute la partie de ce travail ou de ce sujet qui concourt à la production de sa rente; enfin que le gouvernant est, en fait, propriétaire, 1° de l'objet, du capital du riche, de toute la partie de ce capital, de cet objet, qui concourt à la production de l'impôt, sa rente, son salaire, à lui gouvernant ; 2° du sujet, du travail du pauvre, de toute la partie de ce travail, de ce sujet, qui concourt à la production de l'impôt, sa rente, sou salaire.

Gouvernant, riche et pauvre; roi, bourgeois et prolétaire vivent tous des mêmes fruits, que font naître les mêmes sources productives, que réclament les mêmes besoins.

L'un ne se nourrit pas de son travail, l'autre de son capital, l'autre de sa fonction, comme l'on a coutume de le dire; mais le premier vit des fruits du travail et du capital ; le second, des fruits du travail et du capital; le troisième, des fruits encore du travail et du capital : en d'autres termes, ils vivent tous les trois du résultat de l'action du sujet sur l'objet. Ce qui rend le prolétaire différent du bourgeois, le bourgeois et le prolétaire différents du roi, c'est uniquement le mode, divers pour chacun, en vertu duquel ils sont tous trois propriétaires du résultat de l'action du sujet sur l'objet. Le titre de propriété du prolétaire sur le résultat est d'être possesseur, maître du sujet et de son action, c'est-à-dire du travail, d'en pouvoir user et abuser à son aise ; le titre de propriété du bourgeois sur ce même résultat est d'être possesseur, maître de l'objet, c'est-à-dire du capital, d'en pouvoir user et abuser à son aise ; le titre de propriété du roi sur ce même résultat est encore d'être possesseur, maître du sujet, de son action, c'est-à-dire du travail, et de l'objet, c'est-à-dire du capital, en ce sens que lui seul les rend possibles, que sans lui le bourgeois et le prolétaire ne sauraient exister.

C'est là, sans contredit, une explication fort simple, mais exacte, de ce que sont, au fond, les sociétés actuelles. La formule de ces sociétés est, en vérité, bien celle-ci : Association commerciale, industrielle, entre le prolétaire et le bourgeois sous la gérance du roi.

Nous demandera-t-on ici pourquoi ce tiers, ce roi, entre les mains duquel le prolétaire et le bourgeois déposent la gérance de leur société commerciale. Mais qui ne voit l'indispensable nécessité de ce tiers par suite même des droits exorbitants que dans leur association se sont réservées les parties contractantes ! Réellement sans lui, sans ce roi, point de société possible entre le prolétaire et le bourgeois. Le prolétaire apporte son travail, le sujet; le bourgeois son capital, l'objet : mais le bourgeois ne s'est-il pas réservé le droit inouï de disposer de son apport social quand et comme il lui plaira, sous le spécieux prétexte que cet apport est à lui, est sa propriété! Et le prolétaire, à son tour, dans les discussions relatives à son salaire, n'invoque-t-il pas, chaque jour, le même principe; ne déclare-t-il pas que la gestion de son travail le regarde tout seul, par la raison que ce travail est à lui, est sa propriété! Si donc entre deux propriétaires de ce genre l'association est possible, il faut avouer que ce n'est qu'à la condition même qu'un tiers vienne incessamment la rendre possible, en prévenant, jugeant et réprimant sans cesse les nombreuses et fatales discussions que le droit mal compris de la propriété tend à élever et élève incessamment entre eux. Ce droit mal compris de la propriété fait à la fois du bourgeois et du prolétaire deux associés et deux ennemis. Les deux associés repoussent assurément comme inutile, voire même nuisible, l'intervention de tout tiers, de tout roi; mais les deux ennemis cherchent aide, secours et puissance, chacun de son côté, près de ce tiers, près de ce roi.
Mais, en analysant ainsi la société actuelle, où prétendons-nous aller ? A quelle conclusion voulons-nous aboutir ? Nous venons, il nous semble, de dire d'une façon irréfragable ce que sont en eux-mêmes, et dans leur société : 1° le prolétaire, 2° le bourgeois, 3° le gouvernant. Ce sont trois hommes égaux que la croyance dans un même principe, celui de la propriété, groupe et divise, associe et repousse, rend amis et ennemis. D'abord la force musculaire de l'un, le capital de l'autre, les jette malgré eux dans les bras l'un de l'autre, les forcent à s'associer; mais leur principe commun, le droit d'user et d'abuser chacun de son apport social, de sa propriété, crée pour le prolétaire un intérêt hostile et rival de l'intérêt qu'il crée également pour le bourgeois; et dès lors, de cette hostilité flagrante et permanente de l'intérêt du prolétaire et de l'intérêt du bourgeois, naît une nécessité sociale nouvelle qui devient pour un tiers, pour le gouvernant, pour le roi, une base assez solide, une propriété assez forte pour être exploitée par ce roi, selon le régime d'exploitation du travail par le prolétaire, du capital par le bourgeois, et pour donner ainsi lieu de naître à un troisième intérêt, intérêt royal, monarchique. La société se trouve donc être sans unité! Trois forces la déchirent en trois sens divers; et nulle de ces forces ne peut triompher des deux autres. Or, dans cette occurrence, ne pouvons-nous nous poser ce problème : Une société ainsi organisée, se composant : 1° d'un roi revêtu de la seule puissance exécutive, applicateur passif de la loi, ou bien encore co-propriétaire du travail et du capital, du sujet et de l'objet, mais exclu de la gestion active de cet instrument complexe de production; 2° d'un prolétaire associé au roi et au bourgeois par son apport du travail, du sujet, mais privé de toute voix délibérative ou consultative, exclu de tous droits actifs au bénéfice de l'association ; ou bien encore co-propriétaire du capital, de l'objet, avec le bourgeois, de l'autorité souveraine avec le roi, mais exclu de la gestion active, soit de ce capital, de cet objet, soit de cette autorité souveraine, et par suite, et comme conséquence, exclu même de la gestion active de son propre apport social, du travail, du sujet; 3° d'un bourgeois associé au prolétaire et au roi par son apport du capital, de l'objet; maître de cet objet, et par cet objet du sujet, du travail; revêtu de fait, sinon de droit, des énormes prérogatives de faire les lois et de déterminer la production, en décidant, lui tout seul, quand et comment, à quelles conditions, le travail, le sujet du prolétaire aura action sur son capital, à lui, sur son objet : une société ainsi organisée, disons-nous, présente-t-elle les caractères, je ne dirai pas de bonté, de société véritable, mais de durée, de stabilité ? Qu'elle puisse être, qu'elle soit en effet fille aînée d'une autre société ; que la société monarchique de Louis XIV l'ait engendrée, telle n'est pas la question. La question, c'est de savoir si cette société n'est point grosse, à son tour, d'une autre société : or, les signes de sa grossesse sont trop évidents pour être niés, même des plus ignares.

En effet, nous avons constaté plus haut la grossièreté de celle erreur commune, qui tendrait à établir, 1° que le salaire du pauvre est le résultat de je ne sais quelle productive du travail ; 2° que la rente du riche est également le résultat de je ne sais quelle vertu productive du capital ; 3° que l'impôt du roi est également encore le résultat de je ne sais quelle vertu productive de la fonction royale. Il n'en est rien, avons-nous dit ; le salaire, la rente, l'impôt, sont trois parties inégales d'un entier que l'on appelle ou que l'on doit appeler produit net, lequel produit net est le résultat de l'action du sujet ou du travail sur l'objet ou le capital. Mais cette rectification du langage constate donc que le prolétaire, le roi et le bourgeois vivent en vertu du même procédé, qui est l'action du sujet, du travail, sur l'objet, le capital ; de telle façon : 1° que si le bourgeois se dit propriétaire de sa rente, il se dit par cela même propriétaire de l'action du sujet sur l'objet de toute la quantité de cette action qui entre dans la confection de sa rente; 2° que si le prolétaire se dit propriétaire de son salaire, il se dit par cela même propriétaire de l'objet sur lequel agit le sujet de toute la quantité de cet objet qui entre dans la confection de son salaire; 3° enfin, que si le roi se dit propriétaire de l'impôt, de sa liste civile, il se dit par cela même propriétaire de l'action du sujet sur l'objet, et propriétaire de l'objet sur lequel agit le.sujet de toutes les quantités de cette action et de cet objet qui entrent dans la confection de l'impôt, de sa liste civile. Or, la vérité patente, avouée de tous et partout, n'est-ce pas, en effet, que le salaire est la propriété de l'ouvrier, de la même façon que la rente est la propriété du bourgeois, et l'impôt, la liste civile, la propriété du roi; donc, en vérité, le moment n'est pas loin où le prolétaire, le bourgeois et le roi, ouvrant leurs yeux à la lumière, diront :

l'ouvrier.
Si mon salaire est à moi, si ma force musculaire m'appartient, la partie du capital qui, fécondée par mon travail, me donne mon salaire, est également encore à moi, m'appartient. Mon droit sur cette partie du capital doit être et est égal, au fond, au droit que j'exerce sur mon travail et sur mon salaire : que personne ne vienne donc, sous aucun prétexte, me le nier davantage, ou seulement essayer d'entraver plus longtemps dans moi son exercice. Je ne dépouille personne, en m'emparant ainsi de cette partie du capital qui m'appartient pour l'exploiter à mon gré; je ne fais que rentrer dans un droit légitime, sacré, imprescriptible, et reconnu de tous ceux mêmes qui jusqu'à ce jour ont entretenu la vie dans moi par le salaire;
le bourgeois.
Si ma rente est à moi, si mon capital m'appartient, la partie du travail qui, fécondant mon capital, produit ma rente, est également encore à moi, m'appartient. Mon droit sur cette partie du travail doit donc être évidemment et est égal, au fond, aux droits que j'exerce et sur ma rente et sur mon capital : que personne ne vienne donc, sous aucun prétexte, me le nier ou y apporter des entraves. Je ne dépouille ni ne violente personne, en rentrant ainsi en possession d'une chose qui m'appartient bien réellement, et tous ceux qui jusqu'à ce jour m'ont reconnu le droit d'user de ma rente en sont par là même les augustes garants ;

LE GOUVERNANT.
Si l'impôt est à moi, si gouverner m'appartient, la partie du travail et du capital dont l'impôt est le fruit m'appartient également, est encore à moi. Mon droit est donc le même sur cette partie du travail et du capital que sur l'impôt, que sur ma fonction : que personne, sous aucun prétexte, ne vienne donc me le nier ou entraver son exercice. Nul ne peut se plaindre de l'exercice de ce droit que j'ai jusqu'à présent négligé; car nul en mon absence ne pouvait en user, et tous me l'ont, au contraire, précieusement conservé.

Or, quand le prolétaire, le bourgeois et le roi tiendront ce langage, n'en sera-ce pas fait, dites-moi, de la société actuelle ? Entre le prolétaire-capitaliste, le capitaliste-prolétaire, et le roi capitaliste-prolétaire à la fois, est-il possible de concevoir les mêmes rapports sociaux que ceux qu'ils ont en ce moment, en ce moment où l'un est prolétaire, l'autre capitaliste, et l'autre simplement fonctionnaire!
Et d'ailleurs, à quelle condition le roi, le bourgeois et le prolétaire pourront-ils tenir ce langage? n'est-ce pas à la seule condition qu'ils abjureront tout aussitôt leur folle croyance au dogme actuel de la propriété, qu'ils auront de cette propriété une idée plus large, que le Tien et le Mien auront des expressions différentes de celles qu'ils ont actuellement? Or, quand la société reposera sur de pareilles modifications et de pareils principes, ressemblera-t-elle le moins du monde à ce qu'elle est aujourd'hui ?
Mais ce n'est pas à cette conséquence seulement que nous devons nous borner II est bien évident, par tout ce qui précède, que non seulement la société actuelle est grosse d'une société nouvelle, mais encore que cette société actuelle se trouve en ce moment même complètement dépourvue de principes forts et vraiment vitaux! En effet (je ne crains pas ici de me répéter), le salaire, la rente, l'impôt n'étant, en dernière analyse, que des parties inégales d'un seul et même tout, constituent donc forcément l'ouvrier, le bourgeois, le roi, co-propriétaires de ce tout et des éléments producteurs de ce tout, c'est-à-dire du travail et du capital : donc le travail et le capital sont, de leur nature, propriété commune, indivise, inaliénable ; or le régime actuel qui les régit les considère comme propriétés différentes, inféodant l'un au prolétaire, l'autre au bourgeois : donc ce régime est vraiment absurde et préjudiciable aux intérêts réels du bourgeois comme du prolétaire, du prolétaire comme du roi : donc le roi, le prolétaire et le bourgeois, en d'autres termes les hommes, ne tarderont pas, ainsi poussés par le fond même des choses sur lequel, après tout, ils ont coutume de s'appuyer, à reconnaître la fausseté de ce régime sous lequel sont actuellement le travail et le capital : donc le fond réel de la société présente ne répond pas à sa superficie.
Mais la superficie de la société actuelle ne répondant point à son fond, il est de toute évidence que l'état habituel et profond de cette société doit être alors la lutte, la souffrance, la misère. Et en effet, il y a dans cette société deux tendances vraiment faciles à constater : celle du fond et celle de la superficie. La tendance du fond est de produire sa superficie véritable ; la tendance de la superficie est de produire son fond véritable. Dès lors deux doctrines, et comme deux religions, de se faire jour parmi les hommes : les uns s'inspirent de la superficie des choses, et sentant à cette superficie le néant pour base, essaient de changer cette base en éternisant, en rendant immortelle cette même superficie des choses dont ils parlent toujours; mais les autres s'inspirent, au contraire, du fond des choses, et sentant peser sur ce fond une superficie hostile, vaine, frivole, essaient de la détruire pour lui en substituer une autre. Or, de quel côté se trouve la vérité ? Mais poser cette question, c'est la résoudre. Ceux qui, comme nous, appellent à grands cris une réorganisation complète de la société, qui désirent ardemment que la liberté, l'égalité, la fraternité se réalisent dans leur unité vivante parmi les hommes; qui conçoivent une société sans prolétaires, sans bourgeois, sans rois ; ceux-là, dis-je, que veulent-ils, sinon l'accomplissement, le développement de choses actuellement vivantes et fondamentales ? Je ne viens pas pour détruire la loi, disait Jésus, mais pour t'accomplir: de même, nous ne venons pas pour renverser la loi qui, au fond, préside au salaire, à la rente, à l'impôt; mais nous venons pour faire accomplir à cette loi ses justes conséquences.
§ III. De la querelle des économistes touchant la vraie nature du travail.
Aucune solution métaphysique, philosophique, religieuse, touchant la vraie nature du travail, n'étant venue, jusqu'à ce jour, éclairer les économistes, les économistes des temps passés ont dû naturellement se prendre de querelle à l'occasion de cette nature du travail. Demandez à Quesnay, demandez à Smith, demandez à Say, ce qu'ils en pensent; le premier vous dira que le travail est improductif; le second, que lui seul produit; le dernier, qu'il ne produit pas seul, mais avec le concours des agents naturels et des capitaux. On ne saurait être, il nous semble, d'avis plus opposés.
Lequel de ces avis est vrai ? A priori, nous devons les condamner tous trois : il est trop évident que leurs auteurs, en l'absence de la seule lumière qui put les éclairer, se trouvaient dans des conditions trop défavorables pour que le hasard même en favorisât un des trois à ce point de lui faire toucher du doigt la réalité tout entière. Ce n'est donc pas cette question qui doit nous occuper ici, mais bien la question de savoir en vertu de quelles données diverses ces avis ont été tour à tour formulés par Say, Smith et Quesnay. Nous ne devons point prouver qu'en effet Quesnay, Smith et Say se sont chacun, et tour à tour, trompés, mais nous devons dire ce qui manque à Quesnay, ce qui manque à Smith, ce qui manque à Say. Leurs erreurs ainsi démontrées viendront en quelque sorte prouver la vérité que nous venons d'exposer tout à l'heure dans notre premier paragraphe, et doubleront d'autant la force des conséquences de tous genres qui jaillissent nécessairement de cette vérité.
L'erreur commune à Say, à Smith, à Quesnay, c'est de n'avoir vu le travail que dans l'acte du prolétaire sur l'instrument qui lui est confié. Sans doute le travail est dans cet acte, cet acte est du travail; mais le travail n'a-t-il que ce genre de manifestation ? Et le désir, le besoin, la volonté, ne sont-ils pas encore des manifestations différentes du travail ? Immobile, impassible et parlant, le maître ne travaille-t-il pas au même titre que l'esclave, agissant, craintif et muet ! Si l'acte matériel de l'esclave est du travail, l'acte spirituel du maître n'en est-il pas encore ? Pourquoi donc rompre ainsi, si je puis m'exprimer de cette manière, l'unité de nature de l'acte et de la volonté. Agir, c'est vouloir matériellement, vouloir à l'aide de son corps; mais vouloir, c'est agir spirituellement, agir à l'aide de son intelligence; et vouloir et agir, agir et vouloir, sont des modes divers d'une seule et même chose.
Quesnay, Smith et Say ont donc également rejeté ce principe de haute métaphysique, et c'est là leur erreur commune. Entre agir et vouloir, ils ont mis un abîme, et dès lors ils ont pu, sur la question ainsi déterminée de l'acte ou du travail, être d'avis différents.
En effet, si le travail est toujours l'acte, la volonté matérielle, la volonté du corps, et n'est jamais la volonté, l'acte spirituel, l'acte d'intelligence, comment savoir si ce travail est réellement producteur de richesses? Considéré dans lui-même, ce travail ne dit absolument rien ; il ne dit quelque chose que par son résultat ; mais ce résultat quel est-il ? N'y a-t-il au monde qu'une seule manière de l'étudier? Ne pouvons-nous l'envisager au point de vue de l'homme ou du maître, au point de vue du capital, de l'instrument ou de l'ouvrier, ou bien encore à son propre point de vue, au point de vue de la richesse ou du produit ? Or, de ces trois points de vue, Quesnay prit le premier, Adam Smith le second; le troisième échut en partage à J.-B. Say.
Le prolétaire agit : sur quoi agit-il ? Première question ; pourquoi agit-il ? Seconde question. D'accord, du moins en apparence, sur la première de ces questions dont ils s'occupent peu d'ailleurs, Quesnay, Smith et Say ne le sont plus sur la seconde : — Le but final du travail de l'homme, dit Quesnay, c'est l'homme ; — C'est l'instrument, l'industrieuse, machine au sein duquel il s'accumule et se conserve, dit Smith ; —C'est le produit, la richesse, la valeur, reprend aussitôt Say. — Donc le travail n'est point producteur de richesses, dit Quesnay : Dieu seul est producteur; — donc le travail est seul doué de la faculté productive : lui seul produit, dit Smith ; — donc le travail n'est point seul producteur, ajoute enfin Say.
Absolument parlant, tous ont tort; mais relativement parlant, tous ont raison ; et celui qui des trois a le plus beau rôle, le rôle philosophique, religieux, c'est encore Quesnay ; puis le rôle le plus ingénieux appartient à Smith ; à Say tombe en partage le rôle le plus étroitement près de la vérité.
Il est bien évident que l'homme n'agit, ne travaille que pour obéir à la loi de son être, que pour remédier aux dures nécessités de sa nature, que pour satisfaire à ses besoins. Mais quel est le type idéal du travail ? N'est-ce pas évidemment encore le travail qui engage le moins l'homme dans l'œuvre de production, et qui le rend par conséquent plus libre dans l'œuvre de consommation ? Absorbé dans l'œuvre de production, l'homme travaille, il consomme; mais cet homme ne serait-il pas mille fois plus libre, plus heureux, plus puissant, si, comme Dieu, il n'avait qu'à vouloir que cette œuvre même de production soit, pour qu'elle fût en effet ? Or, vouloir n'est plus travailler, disait Quesnay, ou du moins, c'est un travail essentiellement différent de celui du manœuvre ; ce n'est plus de modifier, c'est créer : donc le travail n'est point productif de richesses. En effet pouvait-il encore ajouter, si le travail produit des richesses, il en consomme; or, ce qu'il en consomme se trouve être précisément l'équivalent de ce qu'il en produit; la main-d'œuvre ou le travail de l'ouvrier nécessite une avance, une consommation préliminaire : or le prix de cette main-d'œuvre, de ce travail, le salaire en un mot, n'est autre que la représentation postérieure de la consommation préliminaire, de l'avance : rien donc de créé, nulle augmentation réelle des richesses. Ce qui crée les richesses, ce qui les produit, c'est Dieu ; quant à nous, nous n'en sommes que les récolteurs. Voilà Quesnay.
Mais si Dieu produit toutes richesses, si nous ne sommes de ces richesses que les récolteurs, à quoi bon le travail ? Laissons le fer reposer éternellement au sein des pierres et des mines ; laissons les animaux errer à leur caprice dans la forêt obscure ; laissons produire au végétal ses fruits âpres et sauvages. Que les cités s'écroulent, que les ans et les sciences remontent au ciel d'où sans doute ils nous sont descendus ! Déchirons nos vêtements, mangeons l'herbe du chemin et la chair palpitante de la proie; car Dieu produit ces seules choses; elles seules sont par nous récoltées, les autres choses (et elles sont nombreuses!) portent en elles toutes l'empreinte ineffaçable du travail de l'homme, et tels que nous sommes, enfants dégénérés, nous ne saurions même faire usage que de celles-ci, non des premières. Nos mœurs, nos habitudes, notre constitution, reposent tout entières sur leur existence. Les richesses naturelles que nous récoltons pour être immédiatement consommées sont en petit nombre ; nous leur faisons subir à toutes, au contraire, des modifications telles qu'elles cessent d'être naturelles pour devenir humaines, artificielles. Ce sont là réellement nos richesses. Or ces richesses sont le résultat du travail; il semble que le travail se soit fixé dans elle et leur ait communiqué le goût qu'elles ont : plus la quantité de ce travail, se trouve être considérable au sein d'une richesse naturelle, et plus celle richesse naturelle se trouve être humaine, artificielle, plus elle est recherchée de l'homme : donc le travail humain est le seul producteur; donc lui seul est la mesure du prix des choses, etc. Voilà Smith.
Ainsi l'opposition de Smith et de Quesnay se trouve être celle-ci. Partant tous deux de ce principe qu'il existe un abîme entre vouloir et agir, Quesnay proclame le seul vouloir comme étant productif, ce qui fait immédiatement de l'homme un être essentiellement récolteur, agriculteur; Adam Smith, au rebours, proclame, comme étant productif, le seul agir; ce qui fait de l'homme va être essentiellement travailleur. Avec Quesnay, nous avons donc le sauvage sans explication profonde de la nature, du mode de vie de ce sauvage ; avec Smith , nous avons au contraire l'homme civilisé, mais ici encore nous sommes également privé d'une explication suffisante de la nature, du mode d'existence de cet homme civilisé. Smith, évidemment, n'appelle richesse que la modification apportée dans la matière première, par suite du travail humain ; Quesnay n'appelle de ce nom que celte même matière première sur laquelle s'exerce le travail. Dans la pensée de l'un et de l'autre, vouloir c'est créer, agir c'est modifier ; mais Smith identifie la richesse dans la modification; Quesnay refuse de l'y voir, et la place hardiment dans la création.
Cependant Mercier de la Rivière, disciple de Quesnay, trouvait l'objection suivante : Si la main-d'œuvre (ou le travail) est productive de richesses, on doit pouvoir multiplier ces richesses en multipliant inutilement la main-d'œuvre. Au fond, cette objection n'était autre que la négation des machines. Smith l'avait en quelque sorte prévue d'avance en s'attachant d'une façon toute particulière à ce point même des machines; mais son explication, que toute machine, tout capital, est du travail accumulé, quelque ingénieuse qu'elle puisse paraître au premier abord, ne répondait pas à l'objection. C'est pourquoi Say le sentant d'une façon instinctive, pour repousser l'attaque de Mercier, s'empara de l'objection et la dirigea contre Quesnay lui-même. Mais qu'importé à cette objection qu'elle soit également forte et concluante contre le système agricole de Quesnay! Qu'importe qu'elle suppose l'absurde! L'absurde n'est-il pas toute sa valeur ? Il n'est pas vrai qu'en multipliant en vain le travail on multiplie la richesse ; mais, au contraire, il est vrai qu'en multipliant vainement le travail on détruit la richesse : donc le travail n'est point seul producteur.
En effet, il faut encore le concours de la matière première, de la richesse, de l'agent naturel, et le concours d'une avance, d'une certaine quantité de richesses accumulées, du capital. Sans ce capital, qui pourvoit aux besoins du travailleur durant le temps nécessaire à la formation de la richesse par le travail et l'agent naturel, comment ce travailleur pourrait-il être! Et partant, que seraient, et le travail, et l'agent naturel, et le produit de l'un et de l'autre ou la richesse ? Or, cette même argumentation peut être faite également, soit pour le travail, soit pour l'agent naturel : donc le travail, le capital et l'agent naturel sont, dans la formation de la richesse ou du produit, trois éléments indissolublement unis ensemble; donc le travail est productif, le capital est productif, l'agent naturel est productif. En d'autres termes, l'industrie agricole, l'industrie manufacturière et l'industrie commerciale sont également productives de richesses. Voilà Say.
Ce dernier économiste nous aurait-il donc mis, par hasard, en la possession tout entière de la vérité ? Aurait-il trouvé le joint entre Smith et Quesnay? Comblé l'abîme entre vouloir et agir ? Hélas! Non. Esprit peu philosophe, c'est en se plaçant au point de vue de la richesse, du produit, qu'il a découvert cette haute vérité de l'union indissoluble du travail, du capital et de l'agent naturel dans l'œuvre de formation de ce produit, et partant la qualité productive dont chacun de ces éléments se trouve être nécessairement doué. Mais, fatalement dominé par ce même point de vue, il renie aussitôt sa découverte, 1'interprète, la change, l'altère, et lui fait hardiment produire les fruits les plus étrangers.
Comment, en effet, l'union indissoluble du travail, du capital et de l'agent naturel, dans l'œuvre de formation du produit, est-elle tombée sous l'intellect de Say? Hélas! pour arriver à cette haute vérité, Say n'a fait autre chose que ce raisonnement : Le capital se vend, l'agent naturel se vend, le travail se vend; le produit du travail, de l'agent naturel et du capital indissolublement unis ensemble dans l'œuvre de formation de ce produit se vend; or, l'argent est le signe représentatif de la richesse : donc le capital est richesse , l'agent naturel est richesse, le travail est richesse, le produit est richesse; donc les causes en vertu desquelles sont, et le produit, et le travail, et l'agent naturel, et le capital, ces causes sont toutes douées de la vertu productive.
Alliage pitoyable d'erreur et de vérité ! Il se peut faire que le travail soit, dans certains cas, un produit, une richesse; que l'agent naturel soit, dans certains cas, un produit, une richesse ; que le capital soit, dans certains cas, un produit, une richesse, et alors l'homme qui donne ce travail, Dieu qui donne cet agent naturel, l'épargne qui donne ce capital, sont trois sources diverses de productivité ; mais certes quand le travail, l'agent naturel et le capital sont indissolublement liés ensemble dans le but d'émettre au monde un produit, une richesse, ce capital, cet agent naturel, ce travail, cessent d'être des richesses, des produits, et leur faculté productive est une faculté commune, indivisible. Eléments d'un seul tout, ils ne sont quelque chose que parce tout, et ce tout seul est doué de la vertu qui produit. Séparés les uns des autres à l'heure même où leur plus grande union devrait être, ils ne sont absolument rien, et les causes en vertu desquelles ils demeurent sont complètement dénuées de productivité. Loin donc de conclure, comme le font Smith et Say, que le travail est productif; loin de conclure, comme le font et Quesnay et Say, que l'agent naturel et le capital sont productifs, il faut nier de toute nécessité cette productivité du capital, de l'agent naturel et du travail ainsi comprise : on ne peut, on ne doit admettre de productivité que dans le tout indivisible dont le travail, l'agent naturel et le capital sont les éléments constituants. Prise séparément, l'industrie agricole, non plus que l'industrie manufacturière, non plus que l'industrie commerciale, ne sont point productives de richesses; ce qui est producteur de richesses, c'est l'industrie agricole, plus l'industrie manufacturière, plus l'industrie commerciale.
Ainsi, pour s'être abstraitement placés aux points de vue divers de l'homme, de l'instrument et du produit, Quesnay, Smith et Say n'ont rien compris à la nature véritable du travail. Ils avaient devant eux un tout complet, une machine industrieuse et vivante, un être composé du capital, du travail et de leur produit ; et prenant de cet être un de ces éléments, le travail, ils se sont demandé si ce travail était à lui seul l'être tout entier.
Qu'importé le produit, dit Quesnay ; le capital n'est-il pas, lui aussi, un produit, une richesse? Par le travail, vous créez le produit, mais vous détruisez le capital ; à quoi bon dès lors vous donner tant de peine? Usez du capital que Dieu seul vous donne, et ne pensez point vous être enrichi en obtenant à force de sueurs et de misères le produit ; ce produit n'est autre que le capital, plus votre travail , votre propre substance. Le travail, à proprement parler, n'est donc point producteur; il s'ajoute à l'œuvre de Dieu, au capital en le modifiant ; mais vous le retrouvez au produit : reprenez donc de ce produit ce qui vous appartient, ce que vous y avez mis: qu'avez-vous, que vous reste-t-il ? Le capital, l'œuvre de Dieu, la vraie richesse.
J'admets, reprend Smith, votre explication du produit ; ce produit est le capital, plus du travail ; le travail s'est fixé, accumulé dans le capital, et cette fixation, cette accumulation du travail dans le capital constitue la modification de ce capital, constitue le produit; mais votre erreur est de déclarer inutile à l'homme celle modification même du capital, et de l’appeler fausse richesse. Elle seule est vraie, au contraire; et votre capital lui-même n'est pas d'une autre nature que le produit. Ce qui le constitue capital, et partant richesse, c'est encore l'accumulation, la fixation d'une certaine quantité de travail. Le fruit de l'arbre demande de ma part un certain travail pour me devenir denrée, et ce travail seul le constitue réellement tel. Donc le travail est seul producteur.
Mais, reprend à son tour J.-B. Say, si le travail était seul producteur et constituait par son accumulation diverse les divers produits, lui seul serait échangeable, vendable, achetable, et le capital proprement dit, l'œuvre de Dieu ; la vraie richesse de Quesnay, serait sans valeur, appartiendrait à tous, et n'aurait point de maîtres particuliers. Or, il n'en est pas ainsi, et le capital, au contraire, se trouve être doué d'une valeur plus grande que celle du travail. Donc Smith se trompe dans son explication du produit, et le travail n'est point seul producteur. Il est producteur, il est richesse ; c'est pourquoi le prolétaire le vend, et le bourgeois l'achète ; mais le capital à son tour est également producteur et richesse ; car il se vend, il se loue, il se prête.
En repoussant d'une façon absolue l'erreur de Smith, qui est l'incarnation, si je puis m'exprimer ainsi, du travail, de l'acte, dans la richesse, dans la faculté qu'on certaines choses d'assouvir certains désirs, certains besoins de notre nature, Quesnay se trouve donc avoir complètement raison. Mais Smith, à son tour, n'a pas moins raison contre Quesnay en repoussant d'une façon absolue son erreur, qui est l'incarnation, si je puis m'exprimer ainsi, de la richesse dans le capital, c'est-à-dire dans le produit naturel, sauvage; et Say, faisant rentrer, pour certains cas du moins, le produit et Ie capital au nombre des richesse, a raison tour à tour contre Smith et contre Quesnay ; mais il se trouve avoir tort contre eux, quand, en vertu de son erreur, qui est l'égalité absolue du travail, du capital et du produit, il conclut, contre Quesnay, que le travail est productif; contre Smilth, que le travail n'est pas seul productif.
Pris isolément, considéré en lui-même, le travail n'est point productif; c'est le vain mouvement de nos lèvres et de nos bras s'agitant dans le vide; mais intimement unis au capital (avance, instrument et matières premières), il produit, c'est-à-dire concourt pour sa part à une œuvre de production. Sa vertu productive est donc une vertu collective, une vertu qu'il partage indivisiblement avec le capital. L'opinion contraire est une de ces grossières erreurs dont l'esprit humain se paie quelquefois en facétie certains problèmes. Pourquoi, par exemple, J.-B. Say l'a-t-il prise pour base de son système, lui qui la réduisait au néant par cette observation si simple, que les valeurs (ou la richesse) sont dues à l'action du travail, ou plutôt de l'industrie de l'homme, combinée avec l'action des agents que lui fournit la nature, et avec celle des capitaux. (Discours préliminaire, p. 53,4ème édit.) Si ce n'est évidemment parce que Say croyait voir dans cette l'explication simple et facile du salaire, de la rente, du bénéfice, de l'impôt, etc., etc. Mais cette explication de Say est-elle fondée, est-elle, légitime? Voilà la question. Quant à nous, nous croyons avoir démontré dans cet article combien cet te explication est erronée. Nul salaire ne repose sur le travail, telle est notre conclusion.

 
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