DE L'IMAGINATION / La chimère, la fantaisie et la poésie
L’imagination ou puissance créatrice imaginative, comprenez l’institution immotivée et spontanée de ce qui nous entoure en tant que culture se fait sous trois registres, que Kant déjà sépare, le
chimérique, le fantastique, le poétique (chimärisch KtRT_86/134, phantastich KtRT_94, dicheterisch KtRT_195 KtEMT_60). L’idéation de Badiou, la fantaisie de
Vinci, la poésie de Goethe. La première crée des concepts, la seconde des images visuelles, graphique et scénique, la dernière des compositions de vers. Le fantastique est l’investissement
imaginaire qui transforme la surface des choses. Vinci fait reposer sur lui sa peinture et son ingénierie, c’est peut-être pourquoi on retrouve aussi des êtres chimériques comme des dragons, sur
ses planches sur lui. C’est fantastique ! criera celui qui est saisi par la jubilation de la transformation, car celle-ci touche la dose sensible des nerfs aussi bien que la peau dans son «
apparence ». La fantastique se lit sur le visage car passer un certain âge, certains ne portent-ils pas leur visage comme un crime. Le Dionysos de Nietzsche n’est pas un personnage conceptuel
mais le personnage fantastique par excellence. On ne peut pas dissocier le chimérique de l’idéal comme le fait Kant, alors même que Kant défini l’idéal comme ce qui est fin car les philosophes
analytiques ont prouvé qu’a être trop précis, on en devient niais et chimérique. « Le courage s’est d’être précis » pensent-ils. La précision ne peut s’obtenir que par nuance, que par
l’exposition de la différence de plus en plus ténue entre les registres. Cette nuance n’est point à sauver, elle se retrouve chaque fois que l’on veut affiner son goût et non se idées. Penser
avec le nez et les papilles, puis faire naître l’envie dans les lèvres, ce petit picotement n’a rien de chimérique, c’est proprement fantastique. C’est par le nez que s’aiguillait Nietzsche,
c’est par le picotement des lèvres, amorce de désir et d’amour, que l’o so’irente vers l’investissement d’existence qui a le plus de débouchés. Est-ce étrange si les débouchés naissent à
l’extrémité des lèvres ? La chose paraîtra rugueuse et débile à l’esprit grossier, grand bien lui en face, car il a besoin d’être conforté dans ses convictions. Ainsi en a voulu l’éternel retour,
conforter chacun dans son propre avancement, dans ses propres envies de répétition, ne serait-ce que de la répétition de l’inattendu. Ce n’est déjà plus à lui que l’on s’adresse, mais à la
prochaine génération. La question est toujours comment on éduque ses nerfs et comment ainsi on passe le cap des grandes tensions. La philosophie n’aura été que cela, c’est pourquoi on voit
poindre à de multiples endroits la question de l’angoisse. De l’angoisse, les « philosophes », Heidegger jusqu’à son paroxysme, on toujours voulu faire un passage ordalique et une « épreuve de
vérité », bref le critère sous-jacent de leur philosophie. C’est pourtant quand l’angoisse est atteinte, que l’on perçoit la limites des nerfs et la nécessité d’investir le langage par un jargon
pour se protéger de ce qui entoure, le commun devenu angoissant. Avec leur « tétrasyllabie » avancée, cette maladie jargoneuse du langage, ce n’est pas un hasard si chez tous les angoissés
modernes, l’amitié est chimérique et non pas fantastique. A être trop précis alors qu’on pensait atteindre du magnifique et du sublime, comprenez du solide et du certain, on a atteint du
chimérique, mais rien de fantastique. C’est sur ce travers qu’a embrayé le poétique, comprenez le romantique. Le romanisch sensualiste KtRT_94 deviendra le romantisch allemand puis
français. Le romantique investira toute la poésie. Si cervantès investit le chimérique, Rabelais investit la fantaisie non sans une critique plus pointue et moins idéaliste.
On se trouve dès lors dans la concurrence entre expressionisme et impressionnisme. L’expressionisme suivi du symbolisme, du futurisme Maïakovski et du suprématisme Malevitch vise à imposer ses
vues au travers d’affects. Leur la capture d'un moment de l'évolution des formes et des symboles dans les dimensions transcendantales (espace et temps). On ira même jusqu’à retrouver cette
dimension chimérique dans le cosmisme né après la chute du communisme soviétique qui voulait prolonger l’idéal communiste dans l’espace. Aujourd’hui nous sommes passés à l’inesthétisme. Comme le
souligne Virilio « autant j’ai compris le passage de l’impressionnisme à l’expressionnisme qui vise à obtenir la plus grande émotion possible chez le spectateur ou auditeur, autant, lorsque nous
avons assisté aux productions des actionnistes viennois, j’ai considéré que le processus n’était plus possible, tolérable. J’ai compris le Guernica de Picasso, un chef d’œuvre, ou les productions
d’Otto Dix. Mais le néo-expressionnisme s’est prolongé pour devenir un académisme du dégoût » VirAP_57. Un inesthétisme, issu de l’esthétisme bourgeois et kantien. En fait sous-jacent
il y a un anesthétisme qui n’a jamais rejoint les catégories esthétiques et qui se base davantage sur le métabolisme dans sa forme productive ou expressive et de l’impressionnisme dans sa forme
intime et réceptive. En cela ce n’est ni une chimère du conceptualisme, ni une poésie du romantisme ou du symbolisme. Simplement une grain de folie, un coup de chance, une marque de la
connaissance. Connaissance de la couleur à travers Cézanne, connaissance de la nature à travers Van Gogh. Fantaisie chromatique. La fantaisie n'est jamais très loin de l'envie.
Bibliographie partielle :
KtEMT : Kant, Essai sur les maladies de la tête, Paris, Garnier-Flammarion, 1990.
KtRT : Kant, Remarques touchant aux observations..., Paris, Vrin, 1994.
VirAP : Paul Virilio, L'administration de la peur, Paris, éd. Textuel, 2010.