713a. Ce qui coupe de l’action, l’idée.
L’intuition consiste en un « non » vis-à-vis de tous les symboles figés et hérités du passé, un « non » dans le « oui » NzFP°XIII. L’intuition, c’est quand on débute dans l’endurance de la pensée et que l’on est peu armé du côté d’un « oui » qui synthétise. L’intuition, c’est quand on ne veut tomber ni dans l’interprétation ni dans la formalisation — comme interminable analyse des mots creux forgés par les philosophes dogmatiques. Les mots creux n’ont guère résisté à l’ère de la connaissance (réalité classique) puis à celle de l’information (complexité quantique). Si nous procédons à présent par connaissances et par informations, la science, du temps où elle se confondait avec la philosophie première, procédait par croyance en l’Un et en l’Être. Ce nouvel usage de la pensée qui a gagné en assurance avec l’usage d’internet procède par recoupements d’accélérations, c’est par un « illettrisme 911 » classique qu’on pourrait croire l’inverse. S’il y a des pensées en dehors de la lettre classique et immanente du conservatisme de sens divin, elles viennent d’un usage tout à fait différent du cerveau, longtemps cantonné au registre artistique. Dans ce qui est pour l’instant une marge, le « sens » des phrases est contemporain de l’intégration des affects suivant leur intensité. La compulsion quasi exhaustive, non par le nombre, mais par la diversité extrême des situations et des affects, montre que chacun sélectionne dans sa mémoire sémantique en fonction de sa mémoire épisodique et donc en fonction des risques qu’il prend. Entre le cortex et l’hippocampe se jouent des interactions où notre attention et notre curiosité entrent en concurrence avec notre mémoire. On ne prête pas de valeurs à des détails qui peuvent changer une situation ou qui, additionnés, peuvent changer de manière intense une époque dans son fonctionnement au point de basculer dans une autre. À l’inverse donc, pour connaître cette décharge de fulgurances et ce débordement d’intensité, il faut être Asperger ou vivre l’expérience de la « madeleine » de Proust.
Ces accélérations reprennent le motif de la spirale ou des cercles orbitaux. Epuisement des possibles : on ne peut quitter le cercle sans avoir fait le plein du cercle, individuellement ou collectivement SatGS_15. C’est la nécessité chez Nietzsche de frayer tous les possibles et d’expérimenter toutes les successions de faits qui sont autant d’impasses avant de passer outre et de ne pouvoir revenir en arrière.
Illustration. — Pour désigner ces trois productions nécessaires [le moi, le monde et Dieu] — ou prétendument telles — de la raison pure théorique, Kant n’a pas choisi une expression heureuse : il les appelle Idées ; ce terme est pris de Platon ; or Platon s’en sert pour désigner ces types immuables, multipliés par l’espace et par le temps dont les choses individuelles et périssables ne sont que les innombrables, mais imparfaites images. Les Idées de Platon sont essentiellement intuitives ; d’ailleurs le mot même qu’il a choisi exprime d’une manière fort précise le sens suivant : choses perçues par intuition ou par vision. Malgré cela Kant s’est approprié le terme pour désigner ce qui réside en dehors de toute intuition possible… Le mot Idées, inauguré par Platon, a conservé pendant vingt-deux siècles, le sens que lui donnait Platon ; … Plus tard les Anglais et les Français ont été par la pauvreté de leur langue à abuser du mot. Arthur Schopenhauer SchMV_612-613.
Illustration. — ... Parce qu'un Schelling, un Schopenhauer et d'autres ont déjà fait appel à l'intuition, parce qu'ils ont plus ou moins opposé l'intuition à l'intelligence, on pouvait croire que nous appliquions la même méthode. Comme si leur intuition n'était pas une recherche de l'éternel ! Comme s'il ne s'agissait pas au contraire, selon nous, de retrouver d'abord la durée vraie. Nombreux sont les philosophes qui ont senti l’impuissance de la pensée à atteindre le fond de l’esprit. Nombreux, par conséquent, ceux qui ont parlé d’une faculté supra-intellectuelle d’intuition. Bergson BgPM_25/26.
C’est aussi parce qu’elle a pensé vingt-cinq siècles après Platon en terme d’idée que la philosophie s’est détournée du travail, de l’accomplissement d’une grande tâche politique. Avoir en vue pour tout platonicien, c’est faire la courroie de transmission entre les êtres supérieurs et les êtres inférieurs devant accomplir la procédure idéalisée. C’est même pour cela que ce qui fait signe pour une personne ouverte à la nouveauté sera mathématiquement ramené à une abréviation du signe, celle-ci ayant pour effet de retirer toute dimension affective. Pour preuve, l’emploi quelque peu galvaudé qui est fait du vocable « idée » en France : avoir une intuition dans un ensemble plus grand que ce que le présent offre et porter en sa tête une vision rêveuse, c’est avoir une idée, une chimère. Cette spécificité toute française vient de ce que, chez Descartes, existent deux définitions de l’idée, l’une au sens strict, l’autre au sens général, mais toutes deux étaient marquées de passivité. On retrouvera cela chez celui qui embraiera sur la métaphysique de Descartes : Spinoza. Car pour Spinoza il y a une idée de l’idée — par exemple l’idée de l’idée d’une affection. Or cela est impossible chez Platon puisque le Bien est notamment ce qui empêche la régression à l’infini de l’idée. Descartes et Spinoza, en posant l’idée de Dieu qui certes est unique et d’où suivent une infinité de choses SzEII,4 ont permis à Kant d’en faire l’une des trois productions de la « raison pure ». Or il n’y a pas d’idée de Dieu au sens strict et platonicien ou alors Dieu aurait une infinité de copies si l’on suit la doctrine de Platon dans ses conséquences. Ce passage des idées transcendantes aux idées immanentes ou problématiques est aussi entraperçu par Bergson BgEC_351. Cette substitution a permis l’advenue des concepts. Jusque là, de Platon à Plotin, on usait des idées qui transcendent les choses et du dieu comme premier moteur d’Aristote qui transcende les idées. Chez Platon, le Bien joue du principe divin. Pour relancer la puissance d’agir du corps et se débarrasser de ces idoles, Nietzsche oppose le pessimisme au mensonge idéaliste. Mais le pessimisme de Schopenhauer est déjà un idéalisme, par sa vision de la Volonté et de la Matière qui le sous-tend : « Tout philosophe est un idéaliste » SchMV. Quoi qu’il en soit l’idéalisme tombe en décadence et en déliquescence puisque le mouvement a pris son indépendance par rapport à la métaphysique de l’être et du devenir. Pour preuve de la déliquescence de l’idéalisme, son dernier avatar qui pose que la philosophie n’est ni immanence ni transcendance et qui pose l’idéation comme jonction des idées et de la vérité comme immanente. Cette dégénérescence de l’idéalisme, qui cherche à « sauver la pensée », se retrouve à d’autres niveaux : au regard de la lumière, il n’y a plus esprit ni matière. Ce qu’il reste d’esprit 412 n’est qu’une manière idéaliste de conserver une mesure sur la lumière alors qu’elle apparaît toute contingente, toute autonome par rapport à ladite loi de causalité de la matière. Comme le remarque très justement Feynman, il ne s’agit pas de décalquer le comportement de la lumière sur la matière, mais d’expérimenter la lumière pour ce qu’elle est. Nous sommes loin de tout esprit de mesure avec sa hantise de la démesure propre à notre hémisphère cérébral gauche. Comme il y a un état du mouvement, il y a un état de forces, qui de lui-même limite toute démesure, comprenez un conflit de forces avec la lumière. C’est le rapport de forces qui permet d’avancer et qui, par la nécessité de l’invention, oblige à ne pas se répéter. Nous avons basculé d’un monde tourné vers les essences et la vérité formelle et symbolique à une époque sensible aux forces et à ce qui a de l’importance 727-729. Se dépouiller des idées, pour pouvoir enfin penser, c’est-à-dire réembrayer sur les affects qui nous parviennent entre les pensées là où un « sujet » s’en départirait d’un geste.
Ne pas gaspiller son talent à répéter les œuvres du passé, se dit Pseudo-Denys, bref se désinhiber.