612. L’abstraction de la Vérité et sa réception.
On pourrait croire que le jeu consiste à couper le lien que la pensée abstraite veut tisser avec la culture qui la reçoit sous le terme de philosophie. Mais entrer dans un dialogue avec Badiou serait par là tomber dans le jeu de l’abstraction qui capture et n’en finit plus. Il n’y pas de compromis possibles avec les forces réactives, celles de la Tarentule qui après avoir tissé sa toile indiscernable dans l’air, inocule son venin aux mouches qui s’y collent, pour reprendre une image de Nietzsche. Deleuze à la suite de Nietzsche indique que ce n’est pas le nœud de la pensée avec la culture qu’il faut couper, que ce n’est pas cette toile abstraite qu’il faut balayer d’un geste mais bien le lien posé comme une évidence entre pensée et vérité qui cependant n’est que l’inoculation d’un venin. On dénote là une paroxystique volonté de s’inscrire dans l’Histoire BdC_76, de tisser la toile d’un système pour y prendre quelques ouailles. De cette volonté, naissent les désastres et autres fatwas criminelles. La visée est crépusculaire 25 novembre 2006 : il faut en finir avec ceux qui font plus qu’ils n’œuvrent en secret ou opèrent selon la Vérité, sécrétant ainsi leur venin. S’il n’y a pas l’antidote par la critique, l’effet prétendument bénéfique est mortel. Pour le dogmatique, il faut établir un lien de droit entre la pensée et la vérité BdDE_108. Pour le dogmatique, il faudrait remiser au garage tout ce qui s’écarte de la « vérité » : tout ce qui ne sait ce pourquoi il marche, tout ce qui n’a pas de valeur doit être démonté et révisé, il est presque assuré qu’on en changera le moteur BdC_173. Ceci n’est pas exempt de métaphore. Le nouveau moteur fonctionnera au venin de la Vérité, ce venin est le vide négatif qui la « fonde » — le Bien impropre — mais il s’encrassera vite et pour l’éternité. Avant de capturer, de toute autorité, le premier moteur venu, on pourra simplement se dire qu’il ne sert à rien de mépriser ce qui existe et qu’il vaut mieux stimuler ce qui est à venir. Là est l’antidote face à ce qui n’est pas viable et l’on peut dire que c’est le poison abstrait qui pousse à produire l’antidote, comme ce fut le cas pour Héraclite et Empédocle. La réception de l’œuvre de Badiou dans la culture est tout ce qui l’occupe BdC_84, il sait qu’il doit la faire entrer de son vivant dans l’histoire : elle n’est pas tenable, hormis à l’envers, dans l’abstraction. C’est la prétention à saisir pour les autres ce qu’est le « Bien ». Le « Bien » est l’impropre et n’a pas de propriétés contrairement aux idées. Il n’est la propriété de personne. C’est sur lui que se fonde le trajet à l’envers de Badiou, l’envers n’étant qu’un nom renouvelé du négatif, pris au sens large. Si toute fondation a supposé la préparation d’une expédition comme le comprenait le terme grec, il n’en est rien pour le philosophe pris dans la décadence d’énergie de son « fondement ». Il ne fonde un système que pour se maintenir dans la moindre action et ne pas s’orienter vers la vie active, où il s’effondrerait. C’est bien le principe du Bien sans propriété, qu’il faut battre en brèche, puisque ce principe « fonde » l’appareillage crépusculaire de la pensée et de la vérité et non pas le nœud de cet appareillage avec la culture. En outre Badiou, ou plus exactement le vide de son système, ne prend de l’ampleur qu’à mesure qu’on cherche à le contredire et que son interlocuteur régresse en arguments « non fondés ». Vouloir interrompre la réception de cette œuvre ne conduit qu’à l’effet inverse et aussi à enfoncer l’interlocuteur dans la satire. Il ne faut pas être indifférent à Badiou mais le laisser aller jusqu’au bout de son système. Une fois le principe atteint et le système clos, il suffit d’en révéler l’imposture, car tout philosophe dogmatique se couvre de plusieurs peaux, la plus communicative étant la conscience. La conscience est l’imposture professionnelle du philosophe MpS_293. C’est, comme nous le verrons, sous l’habit d’un coucou qu’il peut par exemple entrer dans l’histoire de la philosophie, comme celui qui a cherché à usurper une lignée, à la fonder là où il n’y avait qu’alliance contre nature. C’est bien une fois le principe de son système atteint que son trajet se renverse en un endroit peu réjouissant, endroit fait de crépuscule qui le pousse à produire un désastre. Ce thème est récurrent chez Badiou. Le désastre consiste à force de voir l’espace des vérités s’étendre, de prétendre détenir la vérité et de produire ensuite les lois criminelles — prescriptions, fatwas philosophiques — contre la diversité des existences. Mais Badiou devra, s’il veut se tenir loin du désastre, taire ce qu’il pense et produire encore plus sa propre « imposture » BdC_74/325 sous la forme d’une immanence 974. Cette imposture ne sera plus seulement celle du nœud de la pensée et de la vérité mais celle qui consiste à ne pas tirer jusqu’au bout les conséquences de sa pensée. Mieux vaut un combat déclaré qu’une imposture qui, par l’abstraction, tente de cacher le mépris et la vengeance qu’elle contient ou encore un désastre civil qui viendrait de la vision trop crépusculaire d’une époque, où l’on ne relève que les dégénérescences. Ces crises sont pour le philosophe des prétextes à ce que les choses passent sous sa gouverne ou par son « garage ».