Michel ONFRAY / L'événement dans la vie du philosophe (l'hapax existentiel)
« Dans un moment précis de la vie d’un philosophe, en un lieu déterminé, à une heure repérable, quelque chose – le je ne sais quoi de Benito Feijoo – a lieu qui résout contradiction et tensions accumulées précédemment dans un corps. La chair enregistre cet ébranlement, la physiologie le montre : transpiration, pleurs, sanglots, tremblements, suspension de la conscience, abolition du temps, abattement physique, libérations vitales. Après cette mystique païenne suite aux transes du corps, le philosophe effectue un nombre de variations considérable sur ce matériau accumulé. Généalogie de l’œuvre…
Des exemples ? Ils abondent… Quand les philosophes se sont un tant soit peu confiés, que la correspondance témoigne, qu’une biographie consigne l’événement, on trouve ce genre d’ébranlement dans leur existence. Non pas quand leur grand œuvre est écrit et que l’essentiel de leur production se trouve derrière eux, non à l’origine, avant, de manière généalogique. Cet éclair, dans lequel se manifeste le destin en puissance, trouble, troue, perce, abat, assassine et dope ».
Sans viser à une exhaustivité – qui requerrait probablement l’encyclopédie… - voici quelques moments forts, Augustin pour le plus célèbre… Ancien bambocheur et noceur, futur Pére de l’Eglise, le docteur de la loi catholique se trouve au fond d’un jardin, à Milan, quand la grâce le visite – larmes, flots de larmes, cris à fendre l’âme, voix venues d’ailleurs – les mots mêmes des Confessions -, à quoi fait suite évidemment, la conversion, au catholicisme ; Montaigne et sa chute de cheval en 1568 après quoi il dispose de sa théorie épicurienne de la mort ; Descartes et ses trois rêves une nuit de novembre 1619 qui enclenche la génèse du rationalisme (!) ; Pascal et sa fameuse Nuit du mémorial entre vingt-deux heures trente et minuit le 23 novembre 1654 – Des larmes là encore… ; La Mettrie est la syncope qui, sur le champ de bataille du siège de Fribourg, lui enseigne le monisme corporel ; Rousseau en octobre 1749, sur le chemin de Vincennes où il vient visiter Diderot embastillé, qui tombe à terre puis dans des convulsions, découvre la matière de son Disours sur l’origine des inégalités parmi les hommes ; Nietzsche en août 1881, sur les berges du lac de Silvaplana, où il a la vision de l’éternel retour et du Surhomme ; (…) et tant d’autres… OnfPE_69-70
OnfPE = Michel Onfray, La puissance d'exister - Manifeste hédoniste, Paris, Grasset, octobre 2006.