428. L’envie et l’entrain aboutissent à la fougue.
La maîtrise du savoir a cette particularité de transformer l’information éparse et surabondante en connaissances par l’analyse et par la synthèse. La connaissance est apparue en même temps que l’imprimerie car elle s’appuie sur l’analyse de textes et le recoupement de leurs extraits pertinents. Si une société, trop marquée par l’abstraction — ce dérèglement appelé « hyperbole symbolique » 401/526 — et son pendant romantique, ne sait gérer l’afflux important d’affects alors elle cède au totalitarisme, comme la politique du xxe siècle nous l’a montré. La politique du xxe siècle est une politique de l’affect : de la crise et de la peur qu’elle engendre et qui contraint. Il y a donc d’une part les idéalistes qui obturent l’afflux d’informations et d’autre part ceux qui s’y engouffrent. Cela donne deux tonalités d’existence : l’obturation qui s’accompagne d’un discours obtus et parfois abscons et la béance. Déjà Heidegger parlait de fermer les bords de la faille. Cette faille, cette béance comme on la nomme au-dedans de la métaphysique est ce que, au xxe siècle, on nomme en reprenant Hegel, le Dehors 225. Cette béance telle qu’elle est perçue par les fixiste se trouve être une mouvance et une activité intense. La question devient alors, facilitée par l’envie et l’entrain : comment embrayer sur une mouvance ? La réponse est par la fougue, car tôt ou tard on prend de l’essor ou plutôt de l’envergure 412c. Cette fougue est l’andreia des Grecs.
Après Henri Bergson, Félix Guattari est peut-être le second philosophe à avoir embrayé sur une mouvance. Qu’est-ce que veut dire embrayer ? Embrayer touche à un moment de transmutation, de transmutation de la compréhension au travers de la signification que l’on nomme couramment résolution. Mais c’est une résolution de non-maîtrise, une résolution d’affronter le courant et la mer qui est plus grande que soit. La mouvance se joue quand la puissance d’effraction coïncide avec la puissance de déviation. Elle n’est pourtant ni la tendance ni la déviance. Dans cette antinomie dépassée, la tendance relève du parti BnsMM_101-104 pris entre deux polarités. Ce dépassement renvoie à une certaine jubilation comme lorsque l’on découvre les Indes ou que l’on franchit le Cap Horn pour aboutir à l’océan atlantique. Quand l’effraction et la déviation coïncident, on peut dire qu’il y a inévitablement mutation. On ne sait pas encore en quoi a muté la connaissance — qui est aussi naissance simultanée de l’imprimerie et la Renaissance. On sait juste que la synthèse a actuellement lieu. Comme la période classique qui succède à la Renaissance et en est l’analyse des représentations FcMC, sans doute baigne-t-on dans l’ère quantique où le minimum d’action est le minimum d’information.
A l’inverse, la fougue est un élan qui va au-delà de l’exploration par la connaissance qui a surgi avec la Renaissance, Renaissance qui dépassait de beaucoup le rabattement sur le triptyque de la création judaïque homme-Dieu-monde, revisité par Kant comme étant les « Idées » de la Raison pure. La Renaissance comme synthèse a bousculé les croyances d’avant la Renaissance : on ne savait plus où mettre les âmes, sauf à s’illusionner par manque de force nerveuse. La fougue encore explore pour l’observateur : « elle ne sait pas où elle va mais elle y va ». C’est que la passion a quelque chose du coup de chance impersonnel et inassimilable, la fortune 829. L’assimilation par la « loi du même » passe par une croyance en des vérités révélées qui, par idéation, disciplinent les corps. L’intégration des connaissances se base sur le principe de raison suffisante. Nous avons là les étapes antique et classique de la Pensée, pour grossir le trait. On peut donc se demander ce qui vient après, ce qui surgit avec l’internet et ce qui co-naît avec lui, si l’on pose le constat que la Renaissance connaît avec l’imprimerie. Constat par analogie ou simple question pour faire émerger l’évènement-pensée qui transforme notre rapport à ce qui nous entoure, ne serait-ce que notre langage et la prise sur les « choses » qu’il offre. Dès lors le cerveau et la Terre font que l’« homme » explore avec fougue, arpente et balise : ce sont deux des dimensions complexes. Ce sont là, les deux sens principaux de l’investigation, vers le microscopique et le macroscopique où l’étalon (scopique*) est l’œil humain logocentré. Jusque là, la pensée n’a pas vraiment à voir avec l’« homme » ou plutôt l’homme ne s’est pas pensé en ce qu’il réfléchissait un monde fini (cosmos). Ce monde a fait obstacle aux projections d’un dieu infini (théos). Une lecture rétroactive du xixe siècle fait croire que la Renaissance était une pensée de l’homme, que l’homme pensait à présent en réinvestissant les humanités c’est-à-dire la culture issue des textes antiques. L’intégration de la Terre comme exploration de la surface et de ses limites dérivées a succédé à l’assimilation réflexive de l’homme. Mais qu’est-ce qui succède au bouleversement de l’imprimerie qui nous amena à connaître par intégration (analyse et synthèse) avec le bouleversement que constitue l’internet ?
Si l’intuition comme méthode chez Bergson sert à dégager des tendances « pures », il n’y a pas d’élément pur. La partie d’un mélange ne peut être que mélange alors Bergson se tourne vers l’analyse de ce mélange via les tendances, ce qu’une pensée plus anthropomorphe appellerait partie sans renvoyer à la pureté. L’intuition est donc une manière d’extraire de la pureté et de réintroduire une dimension d’enchantement métaphysique qui relève plus de la croyance et de l’illusion que de la connaissance. L’intuition n’a rien de critique, elle est analytique, elle est l’analyse des tendances au sein d’un mélange. La seconde tendance est toujours de l’ordre de la durée intérieure et vécue, c’est un postulat métaphysique qui pose la variation du « Même ». Mais l’intuition est posée comme un « non » plus poussé, un « non » qui saurait percevoir en dehors de toute dimension métaphysique ou classique, c’est-à-dire de tout corrélat posé face aux existences, dont nous-mêmes. Cela vaut quel que soit ce corrélat, qu’il soit le « monde » (selon la tradition judéo-chrétienne) ou la « vie » (selon une tradition plus récente). On pense le « monde » comme « réalité » et la « vie » comme « complexité ». Mais ce sont là des limites du langage qui finissent par constituer des butées 211 face à la pensée. Et qu’importe s’il s’agit d’un univers (réel) ou de multivers (imaginaires), puisqu’au-delà de la dénomination, c’est tout le rapport à ce que nous créons qui se joue. C’est le point de basculement, le pont à bascule, le passage à gué de la compréhension comme transpréhension*. C’est là l’aporie de la pensée qui fait sens terrestre, en ce qu’elle donne le sens d’une phrase en même temps qu’elle done l’orientation d’une existence, ne serait-ce que de manière minime dans un premier temps (clinamen).
Les hommes de la Renaissance se concentraient sur des projets, qui n’auraient existé sans la dimension affective que constitue l’envie de faire les choses, quitte à réinventer l’Antiquité. Léonard de Vinci, dans ses carnets des alentours de 1510, le dit ainsi : J'ai imaginé toutes ces machines parce que j'étais possédé, comme tous les hommes de mon temps, par une volonté de puissance. J'ai voulu dompter le monde. Mais j'ai voulu aussi passionnément connaître et comprendre la nature humaine, savoir ce qu'il y avait à l'intérieur de nos corps. Pour cela, des nuits entières, j'ai disséqué des cadavres, bravant ainsi l'interdiction du Pape. Rien ne me rebutait. Tout, pour moi, était sujet d'étude. Que de recherches passionnantes sur la lumière, par exemple, pour le peintre que j'étais ! ... Ce que j'ai cherché finalement, à travers tous mes travaux, et plus particulièrement à travers ma peinture, ce que j'ai cherché toute ma vie, c'est à comprendre le mystère de la nature humaine. Tout le reste, hormis donc l’amour et l’existence, relèverait du détail c’est-à-dire d’un hémisphère gauche du cerveau qui tournerait à vide sans tenir compte de ce qui l’entoure. Si nous ne sommes plus dans la réalité classique — ni même dans la vérité antique —, mais dans la complexité quantique 710, alors il n’y a plus subjectivité 711 ni son pendant impossible l’objectivité, puisqu’il faudrait tenir compte du bouleversement actuel : l’obturation et le déni relèvent toujours de la subjectivité. On pense davantage en terme de neutre en ce que les différents points de vue et perspectives coexistent, révélant leur partialité par leur dissensus. La question demeurera toujours qui aura le plus d’entrain pour faire le coup ou suffisamment de « nerfs » pour produire son coup de chance. Ces nerfs solides ne valent que par la fougue.