PASCAL ENGEL / La philosophie analytique en France : un bilan institutionnel
Je voudrais d’abord m’excuser de vouloir faire quelques remarques sur la
situation de la philosophie analytique en France, alors que celle-ci n’est que l’un
des pays francophones représentés dans cette société, et qu’il serait sans doute
utile également d’envisager sa situation dans les autres pays, comme la
Belgique, la Suisse ou le Québec. Mais même si les problèmes sur lesquels je
voudrais attirer l’attention sont spécifiquement français pour la plupart, ils ne
sont pas sans analogies avec ceux qu’on peut rencontrer ailleurs. Ils me
paraissent suffisamment sérieux pour qu’on y réfléchisse dans le cadre de la
SOPHA. Je voudrais aussi préciser que je ne m’exprime qu’en mon nom propre.
Je ne veux pas faire ici un bilan intellectuel. Si j’avais à le faire, je dirais
qu’il est plutôt bon. Après une période d’ignorance à peu près complète de la
philosophie de tradition analytique dans le contexte français, mis à part les
efforts pionniers d’une poignée d’individus, ce type de philosophie a au moins
acquis droit de cité. Les traductions se sont multipliées, des oeuvres de recherche
originales ont été publiées, et il y a une, sinon des écoles françaises de
philosophie analytique, ce qui ne manque pas de créer des tensions internes, et
nombre de chercheurs, enseignants et étudiants y font référence, écrivent et
publient à son sujet, en français et en anglais. Des colloques, des tables rondes et
une certaine quantité d’enseignements universitaires lui sont consacrés, des
sociétés comme la SOPHA existent. Il n’y a pas encore de revues, mais les
revues existantes lui ouvrent à présent leurs colonnes depuis une vingtaine
d’années. Ce n’est pas encore un raz de marée, mais la philosophie analytique a
des adversaires, ce qui prouve qu’elle existe. Tantôt on nous annonce qu’elle est
à la mode, on proclame son “ déclin ”, ce qui, compte tenu de la lucidité
légendaire de nos intellectuels, doit vouloir dire qu’elle ne se porte pas si mal.
Que demander de plus, compte tenu de la situation antérieure ? C’est bien là le
paradoxe : si la philosophie analytique se porte bien sur le plan intellectuel, elle
se porte fort mal sur le plan institutionnel, qui est sa tache aveugle. Un
chroniqueur faisait remarquer récemment que la philosophie analytique, sur le
plan mondial, n’existe pas, car elle est trop éclatée et variée pour qu’on puisse y
déceler la moindre unité, mais il regrettait néanmoins qu’elle contrôle tout,
revues, départements universitaires, cursus académiques et professionnels. En
France on peut dire que c’est l’inverse : elle existe, mais elle ne contrôle rien de
ce genre. Est-ce une situation enviable ?
[2] Ce n’est un secret pour personne qu’il existe en France des conditions
culturelles et institutionnelles qui rendent très difficile l’implantation d’un type
de philosophie comme la philosophie analytique, et que tout le monde connaît
bien, mais qu’il vaut peut être la peine de souligner à nouveau:
1) le fait que la philosophie soit enseignée en France au lycée depuis près
de deux siècles, loin d’être un avantage que d’autres pays pourraient nous
envier, est au contraire un obstacle très fort au développement d’une philosophie
qui, comme la philosophie analytique se présente sous forme essentiellement
universitaire et professionnelle. La nature de l’enseignement de la philosophie
français, le style des exercices comme la dissertation et le commentaire de
textes, fait que les élèves n’y apprennent, au mieux, qu’à maîtriser une certaine
rhétorique, à développer un discours de généralité, ou à se confiner dans la
lecture des auteurs les plus classiques. La structure des programmes du
baccalauréat, la formation des professeurs, les concours qui les recrutent, sont
presque entièrement tournés vers l’acquisition de ces aptitudes.
2) Le poids de l’enseignement secondaire et du modèle qu’il représente est si
grand qu’il s’étend en fait à l’enseignement supérieur universitaire. Les
concours de recrutement des enseignants du secondaire, Capes et Agrégation,
sont en fait la filière de sélection principale des étudiants, et leur débouché
quasiment unique. Ceux-ci sont donc invités, dès leurs premières années à
l’université, à préparer ces concours. Les enseignements universitaires s’y
consacrent directement pour au moins 30% du volume horaire, et dans la réalité
ils s’y consacrent indirectement à près de 60%, dans la mesure où les contenus
des cours sont la plupart du temps axés sur le programme d’agrégation et que les
exercices de dissertation et de commentaires de textes sont conçus sur le modèle
de ce qu’on attend dans ces concours. De plus nombre de petits départements
provinciaux, quand ils veulent garder un nombre d’étudiants suffisant pour ne
pas disparaître, doivent consacrer indirectement à la préparation au concours les
enseignements de 3ème ou de 4ème année. Enfin, les travaux de recherche des
étudiants sont souvent consacrés, par souci d’ergonomie, à des auteurs du
programme d’agrégation de l’année suivante, quand il s’agit de mémoires de
maîtrise, ou même quand il s’agit de thèses, entreprises en principe au delà de
l’agrégation. Il y a chaque année au total qu’un nombre très limité de places à
l’agrégation et au capes de philosophie. Au mieux un petit département ne peut
espérer voir qu’un ou deux étudiants au plus parmi ceux qu’elle forme obtenir
ces concours, et il y a, en raison du fait qu’ils sont les seuls à pouvoir assurer des
préparations complètes et compétitives, une disproportion alarmante entre les
départements provinciaux et les gros département parisiens, qui drainent la
plupart des candidats et des reçus. Mais cela n’empêche pas les petits
départements de continuer à consacrer une part majoritaire de leurs efforts à la
[3] préparation à ces concours et aux exercices et aux programmes qu’ils
commandent.
3) A cela s’ajoute le fait que l’enseignement supérieur français, du moins durant
les deux premières années, est coupé en deux : les classes préparatoires aux
grandes écoles, hébergées dans les lycées, et l’université proprement dite.
L’enseignement de philosophie des classes préparatoires littéraires –les khâgnes
- destiné aux meilleurs élèves de l’enseignement secondaire ( alors que les
moins bons vont directement à l’université), est conçu sur le modèle d’une sorte
de classe de lycée améliorée, où les qualités rhétoriques de la dissertation y sont
systématiquement cultivées. En fait c’est là que les possibles futurs étudiants de
philosophie apprennent à maîtriser cet exercice, dans lequel il excelleront au
moment où ils passeront les concours, alors que les étudiants des universités
n’auront pas reçu un aussi bon entraînement. Les professeurs de classe
préparatoire, parmi lesquels se recrutent aussi les futurs inspecteurs de
l’enseignement secondaire, ont le sentiment de former une petite élite, seule
garante de la vraie philosophie socratique (selon ce modèle, perpétué par Alain,
il n’est pas séant d’écrire et l’activité principale du philosophe se déroule au
sein de sa “ classe ”, composée de disciples potentiels d’un maître
charismatique). Ce sentiment est légitime : les professeurs de classe
préparatoire forment les meilleurs élèves triés sur le volet à la sortie du lycée,
ceux qui iront dans les Ecoles normales, ou ceux à qui leur maîtrise des
exercices scolaires leur permettra de passer plus aisément ensuite des concours.
Ce sont ces professeurs qui forment les futures élites de la nation, et qui
perpétuent les vrais modèles de l’enseignement français de la philosophie. S’ils
réussissent leurs concours d’entrée aux grandes écoles, les étudiants de classe
préparatoire se sentent d’emblée étrangers à l’université, et s’ils ne réussissent
pas ces concours, ils ont le sentiment de déchoir en revenant à “ la fac ”. Le
souci quasi exclusif de réussir ces concours oriente les efforts des étudiants,
pendant au moins les quatre premières années de leur cursus, vers ces
préparations. Ils ne peuvent s’engager en fait dans la recherche qu’après avoir
passé l’agrégation ou le capes, c’est à dire le plus souvent au moment où ils
quittent l’université. Il n’y a pas d’écoles doctorales dignes de ce nom, malgré
l’existence du label. Ce système gouverne une bonne partie de l’édition
universitaire.
4) Tout est donc fait pour que l’enseignement de la philosophie dispensé dans
les universités soit une sorte de parent pauvre de l’enseignement supérieur, alors
même qu’il draine les 4/5 des étudiants, et que son corps enseignant est, en
termes de diplômes, plus qualifié. Les départements universitaires sont en fait
doublement des parents pauvres, car ils le sont aussi vis à vis de la recherche,
qui ne se fait pas seulement dans les universités, mais aussi dans ce qu’on
[4] appelle les “ Grands Etablissements ” indépendants des universités: les Grandes
Ecoles, l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, l’Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, et surtout au Centre National de la recherche scientifique, le
CNRS, qui abrite une proportion de chercheurs à vie, déchargés statutairement
de tout enseignement, au moins égale à la moitié du corps des enseignants
universitaires en philosophie.
5) Comment s’étonner dans ce genre de conditions que la philosophie
“ universitaire ” apparaisse peu attrayante ? Les parents d’élèves font tout pour
retarder le moment où leurs rejetons étudieront à l’université, puisque celle-ci ne
pratique pas de sélection, et croule sous le nombre, incapable de gérer son
expansion et sa pauvreté ( les grandes écoles reçoivent plus du quart du budget
total de l’enseignement supérieur global pour seulement 1/5 des étudiants),
concurrencée dans sa recherche par le CNRS et les autres organismes. Les futurs
enseignants, en termes de salaire, ont plutôt intérêt à devenir professeurs de
classe préparatoire qu’universitaires, et les futurs chercheurs ont intérêt à entrer
au CNRS plutôt qu’à l’université, où ils crouleront sous le poids de cours et des
amphis bondés, et quand ceux ci ne le sont pas, dans la morosité. La seule
fonction traditionnelle de prestige qui demeure encore aux mains des
universitaires est la direction des thèses, et encore ce privilège est menacé par la
création croissante de diplômes de niveau doctoral dans les grands
établissements, et par la possibilité pour les chercheurs du CNRS, de diriger des
thèses s’ils sont habilités par des départements d’université. Pourquoi les
chercheurs, à salaire quasiment égal, iraient-ils troquer leurs conditions de
travail protégées contre un enseignement peu gratifiant (les obligeant, ô
scandale, à enseigner autre chose que ce qui fait l’objet de leur recherche), des
responsabilités administratives sans cesse accrues, et des locaux réduits, sans
bureaux individuels, sans secrétariats décents, alors même qu’ils peuvent obtenir
dans leurs “ laboratoires ” des conditions qui, sans être brillantes, sont malgré
tout moins mauvaises et moins déprimantes ?
6) Jerry Cohen, dans une conférence récente sur les causes du “ bullshit ”
(foutaise) en philosophie, donne parmi ces causes l’existence d’une culture
profane et non professionnelle en philosophie, le divorce de la culture littéraire
par rapport à la culture scientifique, et un enseignement secondaire fort de la
philosophie indépendant de l’université. Bien qu’il ne semble pas se rendre
compte que le système universitaire anglo-saxon a produit des quantités de
bullshit considérablement plus vastes que la France, et ceci malgré l’existence
d’un monopole universitaire pour l’enseignement de la philosophie, il faut
reconnaître qu’il a, au moins sur les deux premiers points, raison. Comment
s’étonner qu’avec une université faible, la France soit, de loin, le pays dans
lequel l’image du philosophe s’apparente le plus avec celui d’un rhéteur, capable
de parler de tout et de son contraire, plus soucieux de style que de rigueur
[5] intellectuelle, plus proche du complexe journalistico-médiatique que de la salle
de cours et des cénacles universitaires ?
Tout le monde sait tout cela. C’est la philosophie en général qui pâtit de
cette situation et pas seulement la philosophie analytique. Mais dans la mesure
où le philosophe professionnel en France est avant tout un historien de la
philosophie, il souffre moins de ce système, car les programmes d’enseignement
et de concours et l’organisation de la recherche sont majoritairement consacrés à
l’histoire de la philosophie. Au contraire la place accordée dans les
enseignements universitaires par tout ce qui n’est pas de l’histoire est
extrêmement réduite. Moins de 30% des enseignements sont consacrés à la
logique, à la philosophie des sciences, à des sujets comme la philosophie du
langage ou la philosophie de l’esprit, et la place de la philosophie
contemporaine, même quand il s’agit d’enseigner Husserl et Heidegger, est très
mince. De plus il est très difficile d’enseigner ces sujets sous forme
systématique et non historique. L’histoire de la philosophie elle-même est
enseignée dans un esprit conservateur. Etant donné que la philosophie
analytique n’est perçue que comme un type de philosophie contemporaine, un
enseignant qui veut donner à ses étudiants un culture de base en philosophie
analytique doit ou bien dépenser des trésors d’habileté pour les présenter sous
une forme historique (en donnant par exemple un cours le querelle du réalisme
moral à l’occasion d’un enseignement sur Hume) ou bien attendre les séminaires
de maîtrise et de doctorat, dont les étudiants ont déjà de toute façon choisi une
autre orientation. Et encore ces efforts demeurent-ils ultra-minoritaires. Le
résultat est que la plupart du temps, les étudiants qui abordent un doctorat et
envisagent de le faire en philosophie analytique, ne disposent pas des bases
minimales de leurs homologues dans les départements anglo-saxons. Il leur faut
quasiment tout apprendre par eux-mêmes, dans un contexte où la misère extrême
des bibliothèques universitaires ne leur donne pas accès aux publications
internationales, et où les séminaires qui discutent de ces sujets sont très rares.
Les quelques rescapés de ce système qui persévèreraient encore à vouloir faire
de la philosophie analytique ont en fait tout intérêt à partir à l’étranger, ou à
choisir des sujets oecuméniques (par exemple philosophie analytique et
phénoménologie). Qui les blâmerait ?
Le résultat global de tout ceci est qu’il n’est pas exagéré de dire que la
philosophie analytique n’est pas enseignée en France, au sens où l’enseignement
d’un type de philosophie suppose une introduction systématique à ses doctrines,
méthodes, et concepts de base. Certes un thomiste, un phénoménologue, ou un
post-moderniste nietzschéen pourraient en dire à peu près autant, relativement à
leurs préférences doctrinales respectives. Ce qui caractérise, depuis deux siècles,
l’enseignement philosophique français est l’éclectisme, théorisé au siècle dernier
par Victor Cousin et la plupart du temps plutôt subi que choisi. Toute
[6] harmonisation des programmes et des cursus qui aurait un tant soit peu d’unité
et de méthode semble devoir être vécue comme une réinstallation de la
scolastique, dont, c’est bien connu, Descartes et la République laïque ont sauvé
définitivement les français.
Pourquoi alors ai-je dit que le bilan intellectuel de la philosophie
analytique en France prêtait malgré tout à l’optimisme ? Parce que malgré tout
les gens qui font de la philosophie analytique en France publient dans ces
domaines, l’enseignent et forment bon an mal an des étudiants, qui passent des
thèses, et obtiennent eux-mêmes, rarement mais mieux que par le passé, des
postes d’enseignement. Cela tient un peu du miracle et le très petit nombre gens
qui travaillent en philosophie analytique y parviennent, mais je dirais qu’il y
parviennent d’autant mieux qu’ils peuvent s’isoler des conditions normales qui
sont faites aux enseignants d’université dans ce pays. Si l’on confine ses
enseignements dans certaines matières, comme la logique, si l’on n’a pas à
participer trop à la préparation des concours, si l’on a des relations suivies avec
les collègues et les chercheurs d’autres pays, si on essaie de publier en anglais,
on a les moyens de sortir un peu du ghetto français. Mais on n’y parvient
précisément qu’en se reconstituant en un petit ghetto, isolé du monde
universitaire et scolaire ambiant. Ce type de développement, en fait, est possible
en France, si la philosophie analytique se constitue en discipline spécialisée, peu
enseignée, et produisant essentiellement des livres et des articles, organisant des
séminaires restreints destinés à de petits groupes d’étudiants et de collègues. Ces
conditions sont compatibles avec les conditions de travail des chercheurs du
CNRS, et avec un mode d’organisation de la recherche dans les universités qui
évite les conflits directs avec les enjeux de l’enseignement, par exemple en
évitant d’organiser des séminaires au sein de son propre département pour aller
les organiser ailleurs en terrain plus neutre. Et de fait c’est ainsi que la
philosophie analytique a principalement progressé en France durant les vingt
dernières années. Des groupes comme le CREA ont pu fonctionner à condition
de passer un pacte tacite avec l’institution philosophique existante : à vous la
préparation des concours, la direction des thèses, les charges usuelles de
l’enseignement, à nous la recherche effective, la production intellectuelle. Et
pour ceux qui ont la possibilité de se trouver dans cette situation, il n’y a pas de
doute qu’on y gagne au change, parce qu’il est bien plus prestigieux, confortable
et valorisant, de se consacrer aux secondes tâches qu’aux premières. Bref, moins
on a affaire à l’université comme elle va, mieux on se porte. On se trouve certes
un peu dans la situation d’une petite élite éclairée, ou de coloniaux dans un pays
sous-développé, qui ont des relations suivies avec la métropole et un certain
nombre d’avantages, qui contrebalancent la misère dans laquelle vivent les
autochtones. Un enseignant de lycée, écrasé sous le poids des cours et des copies
à corriger, et même la plupart du temps les enseignants d’université, écrasés en
plus sous celui des thèses, de l’administration et des examens, et incapables
[7] d’obtenir plus qu’une fois ou deux dans toute leur carrière des congés
sabbatiques, ont bien du mal à se hisser au niveau des conditions qui permettent
de participer à la communauté des philosophes analytiques au sens international
du terme. Ils peuvent d’autant mieux le faire qu’ils s’isolent du monde
universitaire français ambiant, ce qui ne fait en fait que renforcer leur
marginalité.
On peut considérer que les choses, en fait, sont très bien ainsi. Est-il
même seulement possible de les changer ? Est-il possible, en particulier, de
chercher à importer à tout prix en France les caractéristiques du style
d’enseignement qui prévaut dans le monde anglophone et dans la majeure partie
de l’Europe, avec ce qu’il implique de concurrence entre départements et
universités, de conditions de marché, quant aux postes, aux bourses de
recherche ? Renoncer à notre modèle “ républicain ” supposerait en fait de
renoncer à notre système de concours publics, au principe de l’égalité des
diplômes, au principe du gouvernement des universités par la puissance
publique, au recrutement des universitaires par des instances nationales comme
le Comité National des Universités et sans doute le renoncement au statut de la
fonction publique. De plus, les gens en ont-ils vraiment envie ? Si les
enseignants français de philosophie sont heureux de perpétuer leur modèle
“ républicain ” qui assure malgré tout aux enseignants de lycée un salaire, aux
intellectuels un prestige et à ceux qui visent au statut de l’historien érudit une
sorte de minimum garanti, pourquoi irait-on chercher à leur imposer à tout prix
des modèles universitaires “ libéraux ” dont ils ne veulent pas?
Il faudrait aussi vaincre ce qui est peut-être l’obstacle majeur, l’obstacle
linguistique : la philosophie analytique s’écrit en anglais. Le lectorat normal
français d’un ouvrage de philosophie analytique ne dépasse pas, au mieux, 600
personnes. A quoi bon enseigner et écrire en français dans ces conditions, alors
qu’un article en anglais donne accès à au moins le double de ce public ? Ne
vaut-il pas mieux doser mieux ses efforts ? Nos amis canadiens savent tout cela
bien mieux encore que nous.
Est-il même simplement souhaitable d’essayer d’importer de tels
modèles ? D’abord, avons-nous très envie de nous retrouver dans un contexte
comme celui des universités américaines, avec tout ce que cela implique ? Le
communautarisme républicain français nous au moins préservés du
communautarisme anglo-américain, et des pressions pour rejeter le “ canon
occidental ”. Après tout, même dans le monde anglophone, le développement de
départements universitaires dans lesquels la philosophie analytique est
dominante et prospère est très limité. Les départements qu’on cite en référence,
ceux de l’Ivy League ou de quelques universités d’état comme Berkeley, sont,
comparés à la masse des autres, très peu nombreux en fait ; en Australie même
les département analytiques ne regroupent qu’une poignée d’individus ; dans la
plupart des cas le développement de la philosophie analytique s’est fait sur la
[8] base de petits groupes, organisés sur le modèle élitiste, et celle-ci semble trop
spécialisée pour se prêter à un enseignement de masse comme celui qui est
requis par les universités contemporaines. Ce constat renforce l’argument
séparatiste : ne vaut-il pas mieux espérer former un petit groupe d’individus
suffisamment bons et compétitifs, regroupés dans une sorte de zone franche, et
faire ainsi la différence en termes de qualité, plutôt que de se lancer l’entreprise
plus ou moins vaine d’essayer de produire un plus grand nombre de gens moins
bons ? Le “ French watcher ” Theodor Zeldin a dit : “ L’université française est
irréformable ”. Ne vaut-il pas mieux essayer de développer ce qui marche, avec
les moyens existants qui ne sont pas absolument nuls en dehors de l’université
(le budget d’une équipe du CNRS en Sciences de l’Homme reste malgré tout
plus important que celui dont disposent les équipes universitaires). Le CNRS a
déjà parrainé des conférences comme les conférences Jean Nicod, et sous l’égide
des sciences cognitives on peut obtenir des moyens. Le système des happy few,
pour autant qu’on en fasse partie, a, je l’ai déjà dit, du bon.
Il y a un second argument, dont j’apprécie toute la force : la philosophie
analytique, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, n’est-elle pas le reflet d’une
situation de la recherche internationale, qui ignore les frontières, et vise à
constituer par ses règles propres un marché global du savoir, passant par
internet, les grandes revues scientifiques, et les échanges au delà des frontières
nationales? Ce système n’est-il pas à la fois ouvert (tout le monde peut y entrer,
du moment qu’il a quelque chose à dire) et construit sur le modèle de petites
féodalités où les membres se cooptent ? Cet univers a sa jet set, ses petits
porteurs et ses travailleurs immigrés, et tout le monde aspire à appartenir à la
première plutôt qu’aux deux autres catégories. De même que la circulation des
individus dans le monde capitaliste est libre, les différents philosophes
analytiques de part le monde se caractérisent par leur appartenance à ce réseau
mondial et cosmopolite, et non par leur appartenance à leur communauté
intellectuelle nationale. Demander aux philosophes analytiques français, ou à
ceux d’autres pays européens, de s’occuper de leur système d’éducation n’est-ce
pas leur demander de restreindre leur champ d’action à leur territoire national, et
n’est-ce pas nier justement cette réalité transfrontalière, en leur demandant de
jouer les José Bové ou les Chevènement-Pasqua ?
A cela je m’empresse de répondre que même si je pense qu’il faut sauver
le Roquefort, je suis, en matière de savoir universitaire, un partisan farouche de
la mondialisation, et un adversaire du républicanisme à la française. Mais qu’on
le veuille ou non, nous ne sommes pas des citoyens du monde anglophone : nous
travaillons à l’intérieur de nos limites nationales, nous avons des bourses et des
postes dans nos propres pays, tant du moins que nous ne décidons pas d’émigrer.
Et même si nous pouvons espérer avoir un pied dans la jet set analytique, nous
en avons un autre dans les provinces de la world company. Nous avons certains
devoirs vis à vis de nos étudiants et des membres de notre communauté. Nous ne
pouvons pas simplement manger français, cotiser français à la sécurité sociale,
[9] nous marier ou nous pacser français, et avoir nos cerveau dans les cuves
analytiques. De plus le meilleur moyen de promouvoir l’internationalisation
dans le domaine philosophique et universitaire, c’est de réformer en France nos
institutions pour qu’elles se prêtent mieux à cette logique, et pas de nous
considérer comme déliés de tout ancrage national. A nouveau, le paradoxe est
que plus on est international en tant qu’individu, plus on est dans un ghetto dans
son contexte national institutionnel. Certains s’en contentent, mais ils ont tort.
C’est pourquoi je pense que nous ne pouvons pas continuer ainsi, en nous
contentant de fonctionner en vase clos, y compris, à supposer que nous puissions
y parvenir, au sein d’une petite communauté de philosophes analytiques qui
éviterait les affrontements avec l’environnement ambiant. En premier lieu, je ne
vois pas comment une philosophie quelconque peut se développer sans
enseignement, avec comme objectif de trier seulement au compte goutte un petit
nombre d’individus qui auront vocation à devenir essentiellement des
chercheurs dans des lieux protégés et qui, à la première occasion venue,
préfèreront, s’ils en ont l’opportunité, aller travailler ailleurs. Certes s’ils vont
travailler ailleurs, cela voudra dire que nous avons pu les former ; mais encore
faudrait-il que nous puissions accueillir en contrepartie un nombre de cerveaux
en fuite équivalent, et que ces cerveaux acceptent de se consacrer aux tâches
d’enseignement. En deuxième lieu, il me paraît scandaleux de renoncer à donner
à tous les étudiants l’accès à des contenus d’enseignement et à des méthodes de
travail qu’on est prêt à considérer partout ailleurs comme normaux et de ne pas
donner à ceux qui ont choisi une certaine orientation dans leur recherche la
possibilité d’obtenir des bourses et des postes temporaires ou permanents
d’enseignement non seulement en France mais aussi ailleurs qu’en France.
Beaucoup de témoignages sur la situation déprimante des universitaires en
humanités en France, comme le retentissant article qu’a publié l’an passé Jean
Fabien Spitz dans Le débat, présupposent en fait un modèle totalement élitiste
de la recherche et de l’enseignement, et sont assortis d’un mépris non déguisé
pour les étudiants lambda de nos universités, ceux qui ne sont pas déjà
préprogrammés pour devenir des normaliens et des chercheurs insérés dans le
circuit canonique. A ces étudiants, sur lesquels n’est pas encore tombée la grâce
qui les assimile dans notre cercle, nous dit en substance Spitz, il n’est même pas
la peine de se consacrer. Mais comment cette grâce tomberait-elle sur eux si les
membres du cénacle qui doit les recevoir se sont d’emblée désintéressés des
tâches de l’enseignement élémentaire ? Au mieux, il faudrait aux philosophes
rois de la recherche pure attendre qu’une classe subalterne de philosophes
guerriers de l’enseignement aient préparé ces étudiants durant les premières
années pour qu’il puissent s’insérer dans les cénacles. Mais qui formera cette
classe subalterne ? Si nous voulons développer l’enseignement de la philosophie
analytique, nous devons bien envisager de l’enseigner nous mêmes dès les
premiers cycles universitaires, y compris à ceux qui ne se destineront pas
[10] professionnellement à la philosophie, et au delà à ceux qui préparent les
concours. Cela suppose de se battre pour faire admettre que ce n’est pas
nécessairement parce que certains enseignements ne sont pas consacrés à
l’histoire de la philosophie ou à la philosophie allemande qu’ils ne permettent
pas de préparer efficacement l’agrégation. Cela suppose aussi d’essayer
d’implanter en France un type d’enseignement de l’histoire de la philosophie qui
soit un peu plus ouverte aux interrogations de la philosophie contemporaine.
Cette espèce de front obscur, où deux cultures s’affrontent, la traditionnelle et
l’analytique, est celui sur lequel tous les enseignants d’université se trouvent. Et
sur ce front, rien n’est gagné pour le petit groupe des philosophes analytiques
français. Par exemple, sur près de 180 dossiers présentés au CNU (Comité
National des Universités) en 2000 pour qualifier des candidats à des postes
d’enseignant chercheur en université, seulement une douzaine relevaient de la
philosophie analytique au sens large, sur cette douzaine seulement 6 ont été
retenus par le CNU, et sur ces 6 deux ou trois seulement ont eu un poste
effectif. Les candidats étrangers ont dû passer leur tour.
Je suis bien conscient que s’engager en France dans un type de recherche
et d’enseignement du type de celui qui se pratique ailleurs en philosophie
analytique, c’est se trouver face à deux sortes de cercles vicieux :
a) le premier cercle vicieux est plutôt ce qu’on peut appeler une forme de
bootstrapping : il n’y a pas moyen d’implanter durablement et
profondément un style analytique en philosophie sans changer
l’institution académique française en même temps, et un progrès dans
l’un n’implique pas nécessairement un progrès dans l’autre ; il faut donc
à la fois réformer l’institution et changer ses contenus enseignés. Ce n’est
pas facile.
b) le second cercle vicieux a trait aux ressources dont pourraient disposer
ceux qui veulent s’engager dans ces réformes : ou bien on essaie tant bien
que mal de se former et de travailler en se créant dans un environnement
au mieux suboptimal et au pire hostile, des conditions de travail à peu
près acceptables, mais à condition de ne pas chercher à dépenser trop
d’efforts à essayer de changer un système qui semble bloqué, ou bien on
prend des responsabilités pour essayer de changer ce système, mais le
temps et l’énergie ainsi dépensés, outre qu’ils n’ont aucune garantie
d’avoir des effets, se payent au prix de ne plus pouvoir consacrer le
temps nécessaire pour participer à la recherche internationale, qui est la
seule planche de salut pour un philosophe analytique français, dans la
mesure où il ne dispose pas d’un environnement professionnel suffisant
au plan intérieur pour avoir le sentiment d’exister un peu. Entre d’une
part écrire ses articles et ses livres, aller aux colloques et en organiser, et
d’autre part donner de son temps pour participer aux jurys de thèses, aux
[11] concours de recrutement, aux commissions qui décident des crédits, des
postes et de l’organisation de l’enseignement, et pour confectionner des
cours et des manuels pour des étudiants démunis et pour une poignée de
collègues, le choix est vite fait, sans compter que les universitaires qui se
sont engagés dans ce genre d’activisme ne se sont pas signalés comme
faisant partie des plus progressistes et des plus créateurs, et pour cause.
Je sais que nous essayons tous de faire les deux choses à la fois, au prix
d’efforts considérables, quelquefois à la limite de l’asphyxie, et au mieux au prix
d’une espèce de frustration permanente. Mais dans ces conditions que pouvons
nous attendre d’une société de philosophie analytique ? Si elle n’est là que pour
organiser mieux la partie privée de notre vie de chercheurs, renforcer notre
sentiment communautaire évitant l’affrontement avec le système français
ambiant, alors nous ne ferons que pérenniser le modèle du cénacle et des happy
few. Nous pouvons faire des colloques, des tables rondes, échanger des
informations, qui nous mettront, au mieux à portée d’un bon niveau de
discussion et de contacts internationaux privilégiés avec nos amis étrangers. Ce
sera déjà pas mal, et peut être parviendrons nous même, dans quelques cas, à
faire aussi bien que d’autres centres. On dira, comme on le dit déjà aujourd’hui,
qu’il y a une implantation analytique en France, une petite colonie ou station
orbitale.
Mais si l’on s’accorde avec mon diagnostic, je crois qu’on doit avoir une
ambition plus grande. Si la SOPHA ne se donne pas les moyens de réfléchir sur
les conditions d’un véritable enseignement de la philosophie analytique et si elle
ne n’en fait pas son objectif majeur, elle ne sera qu’une académie ou une
amicale philosophique de plus, nous serons tous tentés, à un moment ou un
autre, de participer à d’autres académies ou groupes qui favoriseront mieux nos
intérêts individuels. La philosophie analytique n’y perdra pas nécessairement,
pas plus qu’elle n’a réellement souffert jusqu’ici de notre manque
d’organisation. Mais nous n’aurons aucune chance de la voir se développer sur
une plus grande échelle, et de réellement modifier les conditions de travail de
nos collègues et de nos étudiants, ni les nôtres.
Tout ceci, puisque nous sommes dans un colloque sur la norme, me conduit à
formuler quelques règles que je propose aux philosophes analytiques français (je
ne dis pas que je les ai toujours observées moi-même !):
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DIX COMMANDEMENTS DU PHILOSOPHE ANALYTIQUE GALLIQUE
1. Si tu as fait tes études en France, tu passeras l’agrégation, car
si l’exercice est stupide, il doit être à ta portée, et s’il ne l’est
pas c’est que c’est toi qui n’est pas à la hauteur.
2. Si tu as le choix entre aller (ou rester) au CNRS et aller à
l’université, tu choisiras la seconde, y compris par des
échanges temporaires avec tes collègues d’université.
3. Tu n’écriras pas seulement en anglais, mais aussi en français,
et pour tes collègues et étudiants, et tu ne citeras pas
seulement des travaux en anglais dans tes écrits.
4. Dans ton université tu proposeras des enseignements en
anglais
5. Tu participeras à ou organiseras des écoles d’étés et des
stages pour étudiants et collègues intéressés
6. Tu ne confineras pas tes écrits à ton domaine de spécialisation,
mais tu t’efforceras de porter la philosophie analytique dans les
domaines qui intéressent traditionnellement les continentaux
7. Tu ne négligeras pas l’histoire de la philosophie, et chercheras
à montrer qu’on peut la faire autrement
8. Tu ne négligeras pas les responsabilités académiques
9. Tu n’accuseras pas les continentaux de tous les maux, mais
seulement de la plupart d’entre eux.
10. Tu ne te présenteras pas seulement comme un philosophe
analytique mais comme un philosophe tout court