SCIENCE ET MATHEMATIQUES 2 / La tension entre rigueur et invention
Suite de l'article de Evelyne
Barbin (que nous avons tronqué)
« Selon Poincaré et d’autres mathématiciens, la rigueur peut condamner l’invention et l’intuition, et elle réduit la portée des mathématiques. En 1906, dans La science et
l’hypothèse, Poincaré explique que les syllogismes garants de la rigueur ne permettent pas de créer : « Il faut bien concéder que le raisonnement mathématique a par lui-même une sorte de
vertu créatrice et par conséquent qu’il se distingue du syllogisme. » L’idée que les syllogismes ne permettent pas d’inventer n’est pas nouvelle. On la trouve au début du XVIIe siècle sous la
plume de Francis Bacon, de Galilée ou de René Descartes.
Dans les années 1630, les mathématiciens se sont notamment posé des problèmes nouveaux sur les courbes. Or les savants de l’Antiquité, Archimède notamment, avaient donné des démonstrations
rigoureuses dans ce domaine : les résultats étaient obtenus déductivement à l’aide des définitions et des propositions sur les courbes, et ne faisaient pas usage de l’infini. Mais leurs
démonstrations procédaient toutes par l’absurde, et supposaient donc que l’on connaisse a priori les résultats énoncés. Elles avaient ainsi un inconvénient majeur, celui de ne pas
indiquer de méthodes permettant d’obtenir de nouvelles propositions sur de nouvelles courbes. C’est pour subvenir à ce besoin d’inventer que les mathématiciens du XVIIe siècle ont introduit les
indivisibles et les infiniment petits (notions qui seront ensuite contestées).
Au XVIIe siècle, la rigueur déductive des Anciens se trouvait ainsi opposée à la possibilité d’invention. Dans les Règles pour la direction de l’esprit, Descartes exprimait en 1628 son
insatisfaction à la lecture des textes des Anciens : « Certes, j’y lisais une foule de développements dont le calcul me faisait constater la vérité ; quant aux figures, il y avait beaucoup de
choses qu’ils me mettaient en quelque sorte sous les yeux et qui étaient la suite de conséquences rigoureuses. Mais pourquoi il en était ainsi et comment on parvenait à le trouver, ils ne me
paraissaient pas suffisamment le montrer à l’intelligence elle-même. » Les Anciens étaient alors suspectés d’avoir caché leurs méthodes d’invention.
La tension entre rigueur et
invention est lisible dans l’histoire des mathématiques, tout comme l’est la tension entre rigueur et intuition. Poincaré explique dans La valeur de la science que « l’intuition ne peut
nous donner la rigueur, ni même la certitude ». Mais, écrit-il plus loin, « pour faire l’arithmétique, comme pour faire la géométrie, ou pour faire une science quelconque, il faut autre chose que
la logique pure. Cette autre chose, nous n’avons pour la désigner d’autre mot que celui d’intuition ». Ces intuitions de mathématiciens, présentées comme des démarches mathématiques, ont bien
souvent été condamnées.
Cela a été le cas avec Jean-Victor Poncelet (1788-1867) et son « principe de continuité », qui permet de passer d’une figure géométrique à une autre par un mouvement en conservant ou en
transposant les propriétés de l’une des figures à l’autre. Poncelet énonçait ainsi ce principe dans le Traité des propriétés projectives des figures : « N'est-il pas évident que si […]
on vient à faire varier la figure primitive par degrés insensibles, ou qu'on imprime à certaines parties de cette figure un mouvement continu d'ailleurs quelconque, n'est-il pas évident que les
propriétés et les relations, trouvées pour le premier système, demeureront applicables aux états successifs de ce système, pourvu qu'on ait égard aux modifications particulières qui auront pu y
survenir ? » En 1820, l’influent mathématicien Augustin-Louis Cauchy considérera ce principe seulement comme une « forte induction, à l’aide de laquelle on étend les théorèmes », ajoutant qu’« en
lui accordant trop de confiance, on pourrait tomber quelquefois dans des erreurs manifestes ».
Poincaré a exprimé la crainte des philosophes que ce que l’on gagne en rigueur, on le perde en objectivité. L’idéal logique risque de couper les liens des mathématiques avec la réalité et
d’interdire toute application. La science perd bien quelque chose en devenant rigoureuse : « Elle prend un caractère artificiel qui frappera tout le monde ; elle oublie ses origines historiques ;
on voit comment les questions peuvent se résoudre, on ne voit plus comment et pourquoi elles se posent. » L’exigence du pourquoi et du comment de Poincaré est à rapprocher de l’exigence de
Descartes évoquée plus haut. Il ne s’agit pas seulement de savoir, il faut que l’on sache pourquoi et comment l’on sait. Il est donc exclu de considérer que la rigueur soit un but à elle seule.
Le mathématicien invente et imagine, le mathématicien produit des calculs et des figures. »
De nos jours, la rigueur passe par l'axiomatisation (voir la citation d'Einstein) ou par l'arithmétisation.
Arithmétiser : « une tendance plus vaste observée dans les mathématiques au cours des deux derniers siècles, qui consiste à arithmétiser – c’est-à-dire à fonder sur
l’arithmétique des entiers – les concepts de l’analyse afin d’y apporter plus de rigueur. Mais il convient aussi de remarquer que les nombres entiers n’ont pas toujours été portés au pinacle :
depuis Euclide et jusque-là, ce sont les figures géométriques plutôt que les nombres qui avaient servi de fondement aux mathématiques. »