La Philosophie à Paris

POLITIQUE / Les nationalistes républicains ou néorépublicains

31 Octobre 2015, 01:59am

Publié par Anthony Le Cazals

POLITIQUE / Les nationalistes républicains ou néorépublicains

Il ne faut pas confondre les néorépublicains avec les deux branches néo-républicaine d'une part Jean-Fabien Spitz se réclamant de Quentin Skinner et Philip Pettit puis Claude Nicolet regroupant autour de lui Jacques Muglioni, Régis Debray, Catherine Kintzler, Alain Finkielkraut, Elisabeth Badinter, Dominique Schnapper, etc. Les premiers défendent une conception plus rigoureuse de la liberté, dont les racines se trouvent dans l’humanisme républicain. Les seconds se retrouvent uniquement dans la défense commune d’une certaine conception de l’école républicaine avec son instruction et plus largement de la république.

 

Le texte qui suit est un article qui nous paraît des plus pertinent pour l'époque actuelle.

 

 

Une vague de fond idéologique, formée à bas bruit au début des années 1990, s'est abattue sur la France, occasionnant une spectaculaire droitisation de l'ensemble du spectre politique. Quelle est la genèse de ce « néorépublicanisme » devenu hégémonique ? Une enquête effectuée par la Revue du Crieur, dont le deuxième numéro est en librairie et en Relay depuis le 22 octobre.

 

 

C’est à la fois la pointe émergée de l’iceberg et un courant de fond. Si Marine Le Pen gagne la présidentielle en 2017, elle nommera sans doute premier ministre l’artisan de cette victoire, Florian Philippot. Un homme qui a participé à la campagne de Chevènement en 2002, continue à le revendiquer comme son mentor politique et s’amuse à déclarer à l’AFP que si ce dernier « écoutait ses convictions, il serait avec nous ». Philippot incarne en effet, au sein du Front national, une tendance « nationale-républicaine », diffusant l’idée que les clivages gauche-droite sont dépassés et que les républicains sincères doivent s’allier pour défendre la France des dangers qui la menaceraient, en particulier l’islam, d’un côté, et l’Europe atlantiste et néolibérale, de l’autre.

Ce storytelling en forme de supercherie historique irrite au plus haut point celles et ceux qui ont soutenu Chevènement tout en restant à gauche, bien plus nombreux que celles et ceux qui ont épousé les positions du Rassemblement Bleu Marine. « C’est une escroquerie qui sert à faussement dédiaboliser et républicaniser le FN », tempête ainsi Éric Coquerel, ancien secrétaire national du MRC ( Mouvement républicain et citoyen, créé par Jean-Pierre Chevènement ) avant de devenir un des cofondateurs du Parti de gauche.

Pour Gaël Brustier, chercheur en science politique, qui a été une des étoiles montantes de la chevènementie, « Philippot n’a jamais parlé avec Chevènement, même s’il a pu lui serrer la main pendant la campagne présidentielle de 2002. Et cette utilisation des mots de la République par l’extrême droite n’est pas nouvelle. Au début des années 1980, une note du Club de l’Horloge visait déjà à promouvoir les idées de l’extrême droite en utilisant des mots républicains. Quant à Marcel Déat, passé du socialisme au fascisme, il n’hésitait pas à affirmer que les SS étaient les descendants des Soldats de l’an II et à mobiliser les références de 1792 ». « Il n’y a pas de mouvement d’ex-chevènementistes vers le Front national », tranche aussi Gilles Casanova, qui fut le « Monsieur Opinion » de Chevènement avant de rejoindre Jean-Marie Bockel au gouvernement après la victoire de Sarkozy en 2007.
 

Quels que soient les cris d’orfraie poussés face au récit de Florian Philippot – qui n’a pas souhaité répondre à nos questions –, la bataille des idées que mène aujourd’hui avec succès ce dernier autour des notions de « république » et de « nation » est le signe d’un déplacement massif des idéologies politiques vers la droite et révèle les failles ouvertes par plusieurs impasses et impensés de la gauche.

De la gauche de gouvernement à la droite radicale, la « république » s’est en effet définitivement imposée comme la référence hégémonique de la politique française, au détriment des autres marqueurs historiques de l’histoire française qu’ont pu être la « démocratie », le « peuple », la « révolution », voire le « socialisme ». Nicolas Sarkozy a ainsi renommé le principal parti de droite Les Républicains. Lors de son discours de 47 minutes tenu à Paris le 7 novembre 2014, il prononce 109 fois le mot « république », une cadence dont Manuel Valls s’approche, sans parvenir à tenir complètement le rythme, lors de son discours au congrès du PS, le 6 juin 2015.

« Quel parti ne parle pas de République aujourd’hui ?, interroge Gilles Casanova. Ceux qui portaient ces idées sont allés d’échec en échec, mais leurs idées, elles, sont devenues majoritaires dans la société, face aux libéro-libertaires. L’idée que sans nation et imaginaire collectif, il n’y a pas d’acceptation de la minorité et donc pas de société stable, a fait son chemin, à droite avec des gens comme Henri Guaino, à gauche avec des gens comme Manuel Valls. »

Florian Philippot, Nicolas Sarkozy, Manuel Valls… En dépit de leurs différences, tenant à une insistance divergente sur les questions sociale et nationale, les trois hommes forts des trois principaux partis de France participent à la diffusion, sous couvert d’affirmation des valeurs républicaines, d’une nouvelle pensée unique. Un républicanisme new look, où la « république », désossée de sa dimension égalitaire et sociale, devient notamment une référence hostile aux classes populaires issues de l’immigration. Bien que ce républicanisme demeure clivé sur les politiques économiques et européennes, il propose une vision similaire de la France : elle incarnerait la République universelle et son destin particulier ; elle est dotée d’un État à la main droite d’autant plus forte que sa main gauche devient défaillante ; elle propose une lecture autoritaire et conservatrice de la société, incapable de comprendre la réalité et la diversité du peuple qui compose aujourd’hui le pays.
 

« Le mot “république” gagne sans arrêt en puissance ; c’est la preuve que la République ne va pas bien du tout, ironise Emmanuel Todd, pourtant figure intellectuelle longtemps centrale du courant républicaniste. Dans une République qui fonctionne, on ne passe pas son temps à rappeler qu’on est républicain. » Ce républicanisme new lookpourrait prêter à sourire s’il n’était pas devenu à la fois le vecteur d’une droitisation généralisée des idées politiques et l’humus sur lequel prospère le brouillage des frontières gauche-droite. D’où vient alors cette hégémonie républicaniste, qui constitue aussi une OPA sur la définition même de la République, perçue de manière diffuse comme incarnant, avant toute chose, la « différence politique » française ?

Identifier cette gangrène qui paralyse le camp « progressiste », de moins en moins capable de proposer au peuple un projet politique plus convaincant que celui du Front national version Philippot, impose un détour par l’histoire récente. Le moment actuel de confusion politique, mêlée pour certains d’un goût prononcé pour les transgressions, possède en effet un background intellectuel souterrain dans lequel continuent de puiser ces enfants à la fois perdus et enragés de la République. Le brouillage idéologique constitué autour d’une République solitaire et autoritaire, transformée en vigie pour monde déboussolé, est en effet passé par différents canaux intellectuels et militants, qui ont déréglé le partage des rôles entre la droite et la gauche, tout en pavant la voie au désarroi et à l’impuissance de cette dernière.

Cette idée de dépasser les oppositions entre la gauche et la droite, fondues dans le cadre unifiant de la nation, n’est certes pas inédite ; elle a même été constitutive des différentes variantes du fascisme au XXe siècle. Mais si l’on se concentre sur la France et la période contemporaine, la généalogie de cette idéologie nationale-républicaine, aujourd’hui brandie en étendard rassembleur par Florian Philippot, commence véritablement après 1989 et la chute du Mur et des pays communistes, qui entraîne celle des logiques binaires d’appartenance politique ayant structuré le monde depuis l’après-guerre. Cette période de reconfiguration des identités partisanes est propice à de nouvelles hybridations et alliances susceptibles de prendre leur essor rapidement dans ce contexte de perte de repères politiques et d’affolement idéologique. L’essor du national-républicanisme se déroule en trois temps.

Le premier, au début des années 1990, est celui des aventuriers transgressifs, réunis autour du journal de Jean-Edern Hallier,L’Idiot international. On y retrouve les éléments qui font aujourd’hui le lit du FN : nationalisme, antiaméricanisme et positionnement prorusse, critique de l’européisme, de l’immigration et de la « gauche morale ». Parmi les signatures régulières, on trouve Alain de Benoist, l’idéologue de la Nouvelle Droite, Alain Sanders, devenu une plume du journal d’extrême droite Présent, ou l’écrivain Édouard Limonov, à l’époque partisan revendiqué du « national communisme » et soutien des Serbes de Bosnie, au point de se rendre auprès de Karadzic et Mladic pendant le siège de Sarajevo…

Mais beaucoup des journalistes de L’Idiot sont membres du PCF, à l’instar du rédacteur en chef, Marc Cohen, qui écrit aujourd’hui dans Causeur, d’Alain Soral, qui ne rompt les amarres avec les communistes qu’en 1993, ou encore de Jean-Paul Cruse. Cet ancien Mao, militant du Collectif communiste des travailleurs des médias – qui porte aussi le pseudo de Ramon Mercader, l’agent du NKVD stalinien qui finit par assassiner Trostki d’un coup de piolet dans la tête, en août 1940, après une traque de plusieurs décennies – est aussi délégué SNJ-CGT à Libération.
 

En mai 1993, il signe en première page de L’Idiot un appel titré « Vers un front national », où il prétend prendre acte de la « destruction précipitée de la vieille gauche » et propose « une politique autoritaire de redressement du pays ». Il appelle, pour cela, à « forger une nouvelle alliance », en constituant un « front » regroupant« Pasqua, Chevènement, les communistes et les ultra-nationalistes ». De manière outrée et caricaturale, et sans référence particulière à la « république », L’Idiot international prépare les esprits à un monde post-1989 dans lequel l’affrontement, ou le compromis, entre capitalisme et communisme, serait dépassé dans une alliance nouvelle redonnant sa centralité au cadre national.
 

À côté de ces francs-tireurs marginaux, mais dès cette période, qui coïncide avec la première affaire du voile à l’école, à Creil en 1989, une nébuleuse intellectuelle et politique républicaine se dessine petit à petit, autour notamment de Max Gallo, ancien porte-parole du gouvernement Mauroy et cofondateur du Mouvement des citoyens avec Jean-Pierre Chevènement.

Cette galaxie partage une posture mettant systématiquement en avant la force des principes, le pouvoir des mythes et l’importance des symboles, contre les mutations des réalités sociales ou de l’environnement international. Elle se focalise en particulier sur l’école, dont la destruction « précipiterait celle de la République », ainsi que l’écrivent les signataires d’une tribune contre le voile à l’école parue dans Le Nouvel Observateur le 2 novembre 1989, parmi lesquels on trouve Régis Debray, Élisabeth Badinter, Alain Finkielkraut ou Élisabeth de Fontenay…

L’Idiot international disparaît en 1994, et c’est à partir du milieu des années 1990 que débute le deuxième temps de l’essor de ce républicanisme relooké, devenu aujourd’hui hégémonique, avec l’apparition d’un courant beaucoup plus armaturé et structuré idéologiquement, qui se retrouve dans l’espoir d’une réunion des « républicains des deux rives ». Même si la traduction politique de cette réalité paraît lointaine et difficile à matérialiser.
 

Comme l’écrit Pierre-André Taguieff, l’un de ses principaux piliers, dans un article du Monde en date du 18 mai 1998, ce nouveau républicanisme est surtout« l’expression d’une nouvelle alliance qui ne peut être institutionnalisée politiquement mais qui va des franges du PC aux franges du RPR ». Cette nébuleuse intellectuelle possède un grand homme (de Gaulle ), deux successeurs possibles ( Séguin et Chevènement ), deux intellectuels organiques ( Régis Debray et Emmanuel Todd), un journal créé pour l’occasion en 1997 ( Marianne ) et une fondation, d’abord baptisée Marc Bloch, puis Fondation du 2 mars après le recours en justice des ayants droit du célèbre historien et résistant contre ce qu’ils considèrent être une fallacieuse captation d’héritage.

Pensée comme une contre-fondation Saint-Simon, la fondation Marc Bloch est portée sur les fonts baptismaux le 2 mars 1998. Elle est proche de la sensibilité anti- « deuxième gauche », incarnée depuis les années 1970 par Jean-Pierre Chevènement, mais le courant d’idées qu’elle incarne n’a commencé à se structurer vraiment qu’avec la naissance du club Phares et Balises réuni autour de l’éditeur Jean-Claude Guillebaud et du philosophe et ex-guérillero Régis Debray, en réaction à la guerre du Golfe et au traité de Maastricht. Un lieu où l’on se tenait déjà prêt à « dépasser » les frontières gauche-droite, puisque c’est dans ce petit cercle mis en place par l’ancien camarade de combat de Che Guevara que Jacques Chirac ira puiser la formule de la « fracture sociale » pour booster sa candidature victorieuse à l’élection présidentielle de 1995…
 

Cousine d’un club Phares et Balises nettement plus mondain, installé et rive gauche qu’elle, la fondation Marc Bloch place, en tête de gondole, Emmanuel Todd, Pierre-André Taguieff, l’ancien commissaire au Plan Henri Guaino ou encore l’économiste Nicolas Baverez. À son secrétariat général, se succéderont deux journalistes, Philippe Cohen, alors chef du service économique de l’hebdomadaire Marianne, puis Élisabeth Lévy, aujourd’hui directrice de Causeur. En guise d’exergue, la fondation n’hésite pas à reprendre les mots de Marc Bloch, pourtant écrits pour désigner la situation du pays en 1940… : « Nous ne voulons plus nous accommoder de cette “étrange défaite”qu’on inflige à nouveau à la France. »

Dix-sept ans plus tard, Emmanuel Todd a viré sa cuti et porte un regard très sévère sur l’expérience. « Dès le début, j’ai été mal à l’aise avec cette fondation. En théorie, elle devait réunir des gens de droite et de gauche, des copains communistes, des chevènementistes, qui à l’époque étaient de gauche, des gens de droite fréquentables.Mais j’ai vite été frappé par une dynamique droitière. Je me souviens d’avoir contribué à éviter que Guaino ne soit nommé à la présidence de la fondation, avoir pour cela poussé Taguieff, avant de le voir lui-même dériver. »

 
« Républicains, n’ayons plus peur »

Cependant, au lendemain de l’acte unique de Maastricht en 1992, et de la déception sur les premiers temps de la présidence de Jacques Chirac, les conditions paraissent réunies pour élaborer une nouvelle « synthèse républicaine », visant à rassembler tous ceux qui refusent la « pensée unique » européo-libérale, les défenseurs de la laïcité, les souverainistes, les nostalgiques de l’économie administrée et les prophètes de la mission universelle assignée à la France.
 

Ces républicains new look ont alors le vent en poupe, comme le montre une tribune intitulée « Républicains, n’ayons plus peur », publiée en 1998 dans Le Monde à la date symbolique du 4 septembre, date anniversaire de cette IIIe République dont la plupart de ces derniers sont nostalgiques. La tribune rassemble, au-delà des noms que l’on retrouve autour de la Fondation du 2 mars ( Régis Debray, Max Gallo, Blandine Kriegel, Mona Ozouf…), des figures venant de sensibilités différentes, tels l’historien Jacques Julliard, figure du Nouvel Observateur, Olivier Mongin et Paul Thibaud, de la revue Esprit ou encore Anicet Le Pors, ancien ministre communiste du gouvernement Mauroy.

Cette nébuleuse intellectualo-politique, qui lie de manière de plus en plus indissociable la république et la nation, va jusqu’à retourner le stigmate de « nationaux-républicains » que leur accolent certains, en assumant ce terme pour désigner leur courant de pensée, même lorsqu’ils sont conscients que, comme le rappelle Éric Coquerel, « tous les termes qui commencent par nationaux ne sont pas progressistes, le second terme étant souvent inféodé au premier. Dès lors qu’on met“national” devant “socialiste”, on ne parle plus de socialisme, c’est pareil pour les républicains ».
 

L’une des chevilles ouvrières de ce courant « national-républicain » est Paul-Marie Coûteaux, énarque passé au cabinet de Chevènement quand il était ministre de la Défense, puis à celui de Séguin à la présidence de l’Assemblée nationale, avant de rejoindre Pasqua en 1999, de soutenir Chevènement lors de la campagne présidentielle de 2002, d’être élu député européen sur les listes de Philippe de Villiers de 1999 à 2009, puis de créer un micro-parti souverainiste, le SIEL, qui se voulait une passerelle vers le Front national…

« La formule “nationaux-républicains” nous a été accolée par un article du Monde,explique-t-il aujourd’hui. Notre point de ralliement était la revendication de souveraineté économique et l’indépendance nationale par rapport à l’Union européenne et l’OTAN, mais aussi l’affirmation de l’autorité de l’État. Nous avons eu un vrai succès avec les Européennes de 1999. Mais il y a ensuite eu une pagaille entre Séguin, Guaino et de Villiers et les rapprochements qui étaient possibles au sein d’un club n’ont pas réussi à être convertis dans un parti. On voulait faire du gaullisme, du “ni droite ni gauche”, mais Chevènement nous a bien roulés dans la farine. Il voulait juste devenir ministre de Jospin. »

En dépit de cette lecture rétrospective, pendant ces années 1990 finissantes, Paul-Marie Coûteaux, comme beaucoup d’autres, croit en la personne providentielle du « Che » et soutient vigoureusement sa candidature à l’élection présidentielle de 2002. Le « pôle républicain», « lieu où se retrouvent les différentes personnalités issues de formations politiques et de sensibilités diverses qui ont décidé de soutenir la candidature de Jean-Pierre Chevènement », brasse effectivement très large.
 

Aux côtés de nombreuses personnes engagées de longue date à gauche, on trouve plusieurs noms qui dériveront bientôt vers une droite radicale, politique ou médiatique : outre Paul-Marie Coûteaux, Bertrand Dutheil de la Rochère, ancien conseiller de Georges Sarre et de Chevènement, aujourd’hui au Rassemblement Bleu Marine ; Dominique Jamet, artisan de la Très Grande Bibliothèque, membre des Comités d’action républicaine de Bruno Mégret dans les années 1980, devenu en 2013 coprésident de Debout la République avec Nicolas Dupont-Aignan, un an après avoir cofondé, avec Robert Ménard, le site Boulevard Voltaire ; mais aussi les futures stars médiatiques que sont Élisabeth Lévy ou Natacha Polony…

Après l’échec de Chevènement à la présidentielle de 2002 dans le champ national, la reconfiguration géopolitique post-11 Septembre et la guerre en Irak de 2003, la nébuleuse nationale-républicaine se scinde et entame le troisième temps de sa mutation. Pour Emmanuel Todd, « les nationaux-républicains tels que nous les avions imaginés étaient dans le rêve d’une totalité de la nation, englobant toutes les classes sociales. Mais cela s’est rapidement accompagné d’une dérive idéologique droitière et d’un absolutisme du cadre de cette république nationale. Je ne m’étais pas battu contre des cinglés qui pensent que la nation n’existe pas pour me retrouver avec des cinglés jugeant que la nation est tout. Le national-républicanisme s’est enfermé dans une conception exagérée des menaces religieuses et identitaires et une obsession laïciste que les historiens de demain verront comme une poussée d’extrême droite dans une phase de troubles ».

Une partie de cette nébuleuse, animée par un rejet de l’islam de plus en plus virulent et affolée par des banlieues prétendument devenues des « territoires perdus de la République » – titre d’un livre qui paraît en 2002 et fait florès –, rompt alors définitivement les amarres avec la gauche.« On a vu des gens de gauche modifier leur vision du monde, explique Gaël Brustier.Des personnes comme Élisabeth Lévy ou Pierre-André Taguieff basculent à ce moment-là dans le camp des néoconservateurs. Pour eux, le danger n’est plus l’extrême droite, mais l’islamisme. C’est ce qui va donnerCauseur. »

Les plus déterminés et transgressifs se rapprochent de la mouvance Marine Le Pen, comme Bertrand Dutheil de la Rochère ou Paul-Marie Coûteaux, qui introduit Florian Philippot auprès de la présidente du FN, en même temps que son frère Damien, directeur des études politiques à l’IFOP : « J’ai présenté les frères Philippot à Marine Le Pen lors d’un dîner chez moi. On s’entendait très bien elle et moi, on sortait beaucoup en boîte ensemble, explique-t-il aujourd’hui. Après la mort de Séguin, la disqualification de Pasqua, l’évaporation de Chevènement et des idées nationales à gauche, je me suis dit, banco, la dernière carte, c’est Marine Le Pen ! » Cela donnera, au Front national, l’actuel et puissant courant « nat-rép », qui ne reprend pas par hasard les mots mêmes du Mouvement national républicain, animé entre 1998 et 2008 par Bruno Mégret, dont la stratégie politique et intellectuelle inspire beaucoup Florian Philippot…

L’autre partie de cette nébuleuse, qui ne se reconnaissait le plus souvent pas dans l’étiquette « national-républicain », tout en insistant sur l’importance de la souveraineté nationale, se retrouve plutôt du côté du Front de gauche, comme Éric Coquerel, ou d’Arnaud Montebourg, tel Gaël Brustier. Ce dernier insiste pour rappeler que, dans les années 1990, « ce monde était étanche vis-à-vis du Front national. Le virage idéologique pris par la majorité des gens autour de Chevènement n’est pas un virage néoconservateur. L’horizon vers lequel on se tourne alors, c’est l’Amérique latine ».

Le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste des droites radicales en Europe, a aussi été conseiller de George Sarre, figure centrale d’un chevènementisme convaincu qu’il était possible de fondre dans un même moule républicain des sensibilités de droite comme de gauche. Revenant sur cette période, il explique :« Chevènement prônait une alliance des républicains des deux rives. Cela pouvait m’aller quand c’était avec Séguin, beaucoup moins avec Philippe de Villiers, pas du tout avec les souverainistes venus de l’extrême droite. »

Mais le paradoxe est que la défaite partisane de ce camp, qui avait voulu réunir les républicains de tous bords autour de la défense d’une nation et d’un État forts, a été parallèle à sa victoire idéologique et à sa diffusion de plus en plus hégémonique sur l’ensemble de l’échiquier politique, contribuant à la droitisation généralisée de ce dernier. L’évaporation des espoirs stratégiques de cette nébuleuse politique n’a pas signifié son anéantissement dans les esprits, bien au contraire.

 
Défaite politique, victoire idéologique
 

Henri Guaino, l’une de ces figures centrales, a ainsi été propulsé « conseiller spécial » de Nicolas Sarkozy lors de son accession à la présidence de la République en 2007. Florian Philippot est devenu le numéro deux du Front national et l’artisan d’un repositionnement électoralement gagnant. Quant au socialisme de gouvernement, il incarne, à travers son homme fort qu’est Manuel Valls, un positionnement martial, qui n’hésite pas à convoquer la figure du Chevènement ministre de l’Éducation ou de l’Intérieur pour justifier une posture où la thématique de l’ordre républicain l’a définitivement emporté sur le souci d’égalité républicaine, notamment vis-à-vis de classes populaires, aujourd’hui largement composées de populations issues de l’immigration.

Même s’il demeure des divergences, sur les questions économiques et européennes principalement, ce républicanisme new look, à peine structuré avant 1989, est en effet devenu dominant en un petit quart de siècle. Et bien qu’elle soit incapable de répondre aux nouvelles demandes et réalités sociales, l’idée que la défense des valeurs et des institutions de la République constitue un projet et un programme politiques en soi s’est imposée à droite comme à gauche.

Ce néorépublicanisme constitue-t-il alors la nouvelle pensée unique de la France contemporaine ? « C’est moins une pensée construite qu’un bain idéologique, juge le sociologue Philippe Corcuff. C’est une humeur qui sert de tuyau idéologique pour rapprocher des choses et des gens, des frustrations, des ressentiments, des déceptions, des ambitions et des appétits de carrière hétéroclites. Mais il est vrai que cela joue clairement aujourd’hui un rôle réactionnaire qui entraîne des repositionnements politiquement dangereux. »

Qu’il s’agisse d’un bain ambiant ou d’une pensée structurée, la généalogie de cette hégémonie républicaine durcie pose des questions essentielles à la gauche. Notamment autour de ce qu’a été, pour elle, le chevènementisme. Une interrogation qui pourrait a priori sembler périphérique, puisque les partis structurés autour de l’ancien député du territoire de Belfort sont, in fine, demeurés très dépendants du PS, sauf durant la campagne présidentielle calamiteuse de 2002. Mais qui ne l’est pas, parce qu’intellectuellement et idéologiquement, le mouvement incarné par l’ancien ministre connu pour ses démissions à répétition et son caractère politique bien trempé, a été important, si ce n’est central.
 

« Je suis très impressionné par l’importance du chevènementisme dans les évolutions de la politique française,affirme ainsi Emmanuel Todd.Chevènement était l’un des rares intellectuels à faire de la politique et son échec politique s’est accompagné d’une influence idéologique démesurée. » « L’histoire du chevènementisme est importante du point de vue intellectuel et politique, confirme Jean-Yves Camus. Elle se trouve à la racine de plusieurs problèmes actuels, même s’il n’est pas besoin, par exemple, d’avoir été chevènementiste pour voir qu’il y a un souci à avoir considéré tous les nonistes de 2005 comme des bouseux nationalistes incapables de comprendre les enjeux sur lesquels on leur demandait de voter. »

Dans un registre similaire, Gaël Brustier estime qu’il y a eu « à gauche comme à droite un avachissement du débat public à la fin des années 1980 et dans les années 1990. La mouvance républicaine qui se cristallisait autour de Chevènement constituait un lieu, rare à l’époque, de gens qui aimaient les idées et le combat politiques ».

Formulé plus brutalement, le chevènementisme a-t-il été un laboratoire de la droitisation accrue du champ politique, voire un espace de passerelle vers l’extrême droite ? Le cas Philippot fait se lever tous les boucliers des anciens chevènementistes.« Il n’est jamais passé au MRC, rappelle Gaël Brustier. Il a été certes soutien de la campagne de Chevènement en 2002, mais comme Gad Elmaleh, Lucie Aubrac ou Steevie Boulay ! Il a fait du storytelling sur ce thème pour se vendre à Marine Le Pen. Et il a ensuite rejoué le Retour de Martin Guerre, en expliquant qu’il nous avait tous bien connus alors qu’on l’avait à peine croisé. » Même son de cloche du côté de Didier Leschi, longtemps responsable des jeunes chevènementistes : « Je ne l’ai jamais vu. Il faut remettre les choses à leur place. Il n’a jamais eu de responsabilités, locales ou nationales. »

Et que faire alors du cas Dutheil de la Rochère, qui avait, lui, sa carte au MRC et sa place auprès de Georges Sarre ? « C’est un cas isolé, quelqu’un qui venait du PC et dont la matrice était davantage le communisme stalinien que le chevènementisme », poursuit Leschi. «Dutheil était très isolé au MDC. Il a basculé mais n’a jamais entraîné personne », tranche aussi Gilles Casanova. « Dans toute l’histoire du mouvement ouvrier, il existe des déraillements, ajoute Éric Coquerel. Dutheil a déraillé. »

Contacté, ce dernier accepte de répondre en ces termes : « Les idées que j’ai défendues auprès de Chevènement, je les défends avec Marine, avec les différences liées à l’époque. Chevènement et les autres sont obligés de cacher le fait que ces idées sont portées aujourd’hui par Marine Le Pen. Ils veulent absolument rester de gauche, ils sont prisonniers de cela. Mais si demain Chevènement ou Dupont-Aignan décident de soutenir la seule personne qui est capable de devenir présidente de la République et qui porte ces idées, les portes leur sont grandes ouvertes. »
 

Sans même compter les pythies médiatiques de la réaction droitière que sont devenues Natacha Polony et surtout Élisabeth Lévy, on repère ici où là d’autres trajectoires individuelles transgressives. La plus célèbre est sans doute celle de l’écrivain Renaud Camus, proche de la galaxie chevènementiste à travers le CERES ( Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) pendant les années 1970, avant de passer avec armes et bagages à l’extrême droite, où il incarne à la fois les relents d’un vieil antisémitisme français et la nouvelle islamophobie européenne, puisqu’il est l’inventeur de la thématique du« grand remplacement » des populations autochtones par les immigrés venus d’Afrique.

Mais on pourrait citer aussi Michel Ciardi, pilier, dès ses débuts, de la Fondation du 2 mars, ex-responsable du MRC, devenu, sous pseudo, l’une des plumes de Riposte laïque, avant de fonder la très droitière Union des Français juifs et de devenir membre du comité de soutien à la candidature de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2012. Ou encore Christine Tasin, passée par le MRC, avant d’être intronisée coprésidente de Riposte laïque. Quant à Yannick Jaffré, ancien trotskiste passé lui aussi par le MDC, il est désormais membre du collectif Racine, les « enseignants patriotes », émanation du FN et de sa volonté de se dédiaboliser en investissant des secteurs où il est peu ou pas représenté.

Dans le même registre du brouillage et de la confusion politiques, que penser de la trajectoire de l’eurodéputé frontiste Gilles Lebreton, ancien de la campagne de Chevènement en 2002, qui a transité par le SIEL de Paul-Marie Coûteaux avant de devenir, en 2011, le conseiller « enseignement supérieur » de Marine Le Pen, puis de prendre sa carte au FN fin 2014 ? Il explique avoir été « déçu par Chevènement durant la campagne de 2002, qui a délaissé le positionnement gaulliste et gauchisé son discours. Son électorat de droite l’a lâché. Il n’a pas réussi à créer un souverainisme de gauche, il fallait rompre avec le PS fédéraliste, il n’a pas franchi le Rubicon ». Pour le néofrontiste,« dès lors que Chevènement déçoit, il est normal que les souverainistes soient tentés par Marine Le Pen, qui a la volonté d’aller jusqu’au bout. Cela explique qu’on soit plusieurs à arriver au FN en 2011 », c’est-à-dire l’année de l’élection de Marine Le Pen à la tête du FN. Un « phénomène non négligeable, insiste-t-il. Nous sommes une vingtaine, mais derrière, il y a beaucoup d’électeurs. On a récupéré cet électorat ».

Éric Coquerel, désormais au Parti de gauche, affirme au contraire que « les chevènementistes sont très majoritairement restés à gauche. On parle beaucoup moins des centaines d’anciens chevènementistes aujourd’hui au Front de gauche, que de la poignée d’ex-chevènementistes qui se trouvent au FN ». Didier Leschi abonde dans le même sens : « Il n’y a pas 36 000 cas comme Dutheil de la Rochère. La majorité des anciens chevènementistes se trouvent au Front de gauche, ou chez les Frondeurs, comme Laurent Baumel.»

Pour John Palacin, jeune conseiller d’Arnaud Montebourg qui a participé à la campagne de Chevènement en 2002, cette insistance sur les transfuges qui ont rejoint le Rassemblement Bleu Marine est lassante : « Depuis 2002 et la campagne Chevènement, on cherche les Rouge-Bruns parmi nous. Mais c’est tomber dans le piège tendu par Philippot, qui fait du marketing républicain alors que le corpus républicain est profondément ancré à gauche, parce qu’il est égalitaire et universel. À partir du moment où le FN tient le discours qu’il tient par exemple sur la couverture maladie universelle, il n’est pas républicain. Les virus ignorent les papiers d’identité et les revenus mensuels des gens qu’ils vont atteindre! »
 

Selon Gaël Brustier, « la frustration a joué un rôle important dans le passage de certains individus à l’extrême droite. Regardez la frustration que Déat exprimait à propos de Blum, ou celle de Doriot vis-à-vis du Komintern. C’est la même qui anime Dutheil vis-à-vis de Chevènement. Mais ces gens sont passés dans la galaxie chevènementiste en ne faisant que la traverser. Beaucoup venaient d’ailleurs. Si on prend les gens formés au CERES, autour de Chevènement, Sarre ou Motchane, il s’agissait de personnes génétiquement prémunies contre toute forme de connivence avec l’extrême droite. »

 
Les ambiguïtés du chevènementisme
 

Le principal intéressé, lui, ne veut plus aborder cette question. Jean-Pierre Chevènement a décliné notre demande d’entretien en expliquant en « avoir marre de ces gens qui se réclament de [lui], de droite comme de gauche ». Lorsque Mediapart l’avait interrogé pendant la campagne présidentielle de 2012, l’ancien ministre continuait de penser qu’il fallait allier les « républicains des deux rives » et qu’il n’y avait pas « une si grande distance » entre Nicolas Dupont-Aignan – « un gaulliste de gauche » ( sic ) – et lui. Il évoquait « un socle de valeurs sur lesquelles nous pouvons nous retrouver », « des valeurs de transmission qui transcendent la gauche et la droite ».

Il était plus évasif sur ses soutiens de 2002 passés au Front national : « J’ai obtenu 1,5 million de voix, je n’en suis pas responsable… », répondait-il. Florian Philippot ? « Il se réclame de moi mais je ne le connais pas. » Bertrand Dutheil de la Rochère ? « Son itinéraire est très particulier », « il n’a entraîné personne [ au FN ] », « [ sa ] démarche me paraît suicidaire ». Les responsables de Riposte laïque ? « Je ne les connais pas. » Paul-Marie Coûteaux ? Un « itinéraire complexe ». « Un candidat, en principe, ne refuse pas les voix qui appellent à voter pour lui. Mais je n’ai pas toujours suivi les avis que me donnait Paul-Marie Coûteaux : j’ai par exemple refusé d’appeler à un moratoire sur l’immigration. Je n’ai jamais été prisonnier de mes soutiens », assurait Chevènement. Fin de l’histoire? Les quelques étoiles noires de la nébuleuse chevènementiste aujourd’hui présentes dans la galaxie lepéniste ne seraient que des brebis égarées ayant perdu leur étoile du berger ?

Le récit serait trop linéaire. Si le chevènementisme n’a été qu’à la marge un sas vers l’extrême droite, il a pu contribuer à un reconditionnement des idées de gauche dans une perspective plus droitière, notamment dans son rapport à l’ordre et à la nation. « Il y a eu une dérive de Chevènement pendant la campagne de 2002, juge ainsi Éric Coquerel. Dès lors que vous privilégiez la question nationale sur la question sociale, il existe un risque de dérive idéologique, comme l’histoire l’a déjà montré avec Doriot, qui a évolué du communisme vers le nationalisme. Chevènement pensait que, sur la question de l’indépendance nationale, il pouvait faire alliance avec les républicains de droite. Mais, à partir du moment où vous voulez allier républicains de droite et de gauche, vous oubliez la question sociale. Cela s’est vu quand, en février 2002, Chevènement a présenté au Cirque d’Hiver un programme social très en retrait. »
 

Philippe Corcuff, qui a accompagné la galaxie chevènementiste depuis le CERES en 1976 jusqu’au MDC, avant de rompre les amarres en 1994, perçoit une évolution de long terme. « Le Chevènement de l’époque CERES est indéniablement ancré à gauche. Le CERES est un lieu où on théorise un marxisme rénové et l’autogestion en se référant aux expériences du Chili d’Allende et du Portugal de la révolution des Œillets. L’indépendance nationale est promue non sur un mode isolationniste mais comme une argumentation anti-impérialiste, liée à des pays non alignés comme la Yougoslavie de Tito ou l’Algérie, une géopolitique qu’on théorise alors comme le “compromis géographique”. Et dans Le Vieux, la Crise et le Neuf, livre que Chevènement publie en 1975, vous trouvez des chapitres sur l’école qui militent à fond pour des innovations pédagogiques diamétralement opposées aux thématiques jules-ferrystes développées par Chevènement lorsqu’il deviendra ministre de l’Éducation nationale, entre 1984 et 1986. »
 

Le CERES, fondé par Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane, bientôt rejoints par Georges Sarre, alors syndicaliste postier à Force ouvrière, est en effet considéré, dans les années 1970, comme l’aile gauche, voire marxiste, du PS refondé lors du congrès d’Épinay en 1971. Lors de ce congrès, Jean-Pierre Chevènement et ses amis, qui représentent alors environ 10 % des militants socialistes avant de monter à près de 25 % au milieu des années 1970, permettent à François Mitterrand de prendre la tête du PS, sur une ligne d’union de la gauche avec le PCF, qui débouchera sur le Programme commun.

Dès cette époque, les membres du CERES aiment à se définir comme «anti-anti-marxistes » et se perçoivent comme un axe central capable de faire la jonction entre les communistes et les socialistes afin de construire un socialisme à l’intérieur de la social-démocratie. Ils pensent leur action politique non seulement sous forme de courant politique, mais aussi comme une bataille des idées en continu et disposent pour cela d’une revue mensuelle, d’une école de formation, organisent d’incessants colloques et contribuent ainsi à former des générations de cadres et de militants.

En 1986, comme un symbole d’une nouvelle ère, le CERES se transforme en Socialisme et République. « Les thèmes républicains ont alors commencé à essaimer de manière timidement conservatrice, poursuit Philippe Corcuff, notamment sur l’école, où Chevènement a été influencé par Jean-Claude Milner ou Blandine Barret-Kriegel plutôt que par Bourdieu et Passeron. Jean-Pierre Chevènement a aussi donné une audience favorable au livre de Ferry et Renaut sur la « Pensée 68 », qui était pour moi une abomination dénonçant les pensées critiques comme les racines des décompositions intellectuelles et sociales. Il faut toutefois prendre en compte qu’il y avait un côté tactique dans ce repli sur la république comme base minimale, en forme de réponse au tournant de la rigueur de 1983, dans une période que Chevènement jugeait défavorable au socialisme. On glissait de plus en plus vers une république de citoyens abstraits, oublieux des rapports de classe ou postcoloniaux. La référence à la république était de moins en moins la république sociale à la Jaurès, et de plus en plus la république nationale et même, plus grave, la référence à la France supposée porteuse de valeurs universelles plus élevées. Et le thème de la nation et de l’exception françaises était de moins en moins connecté à l’internationalisme. »

L’autre facteur de ce glissement progressif vers la valorisation d’une nation menée par un État fort est la place prise au sein du chevènementisme par la technocratie étatique.« À la direction du CERES, on trouvait approximativement deux tiers d’énarques et un tiers de syndicalistes, eux-mêmes intégrés à l’appareil d’État après 1981 et peu à peu oublieux d’un syndicalisme “lutte des classes” », souligne Philippe Corcuff. « Le MRC était truffé de fonctionnaires issus de l’ENA », reconnaît également Jean-Yves Camus.
 

C’est peut-être de ce côté qu’il existe une forme de continuité avec un Florian Philippot lui-même énarque, formé ensuite dans le corps de l’Inspection générale lorsque y exerçaient Jean-Yves Le Gallou, Henry de Lesquen et Yvan Blot, tous trois énarques et cofondateurs du Club de l’horloge, avant de rejoindre, pour Le Gallou, le FN puis le parti de Bruno Mégret, pour Yvan Blot, le Front national, grâce auquel il deviendra député européen et, pour Henry de Lesquen, la présidence de Radio Courtoisie. Qu’ils appartiennent au camp socialiste ou à la droite radicale, nombre de ces hauts fonctionnaires ont en partage une idée de l’État – pour ne pas dire de la raison d’État – selon laquelle la société est assimilée à un groupe d’enfants, voire de« sauvageons », qu’il faut éduquer et punir sévèrement lorsqu’ils sortent des clous ou dépassent les bornes.

Si l’on croit à la force des idées et à leur persistance à travers les décennies, on pourra déceler des continuités entre l’image actuelle de Chevènement, homme de l’ordre républicain et de la défense de la nation, et certaines de ses positions antérieures. Jeune énarque, il fréquente en effet le club Patrie et Progrès, un groupuscule de gaullistes de gauche, dirigé par l’énarque Philippe Rossillon, qui milite pour le maintien de l’Algérie française. Il s’y lie notamment à d’autres énarques tels Alain Gomez et Didier Motchane, avec lesquels il fondera ensuite le CERES. Sarre, Chevènement, Motchane et Gomez ont tous connu la guerre d’Algérie et mal digéré cette expérience : un verrou colonial qui a pu pousser certains d’entre eux à considérer ensuite les classes populaires issues de l’immigration musulmane comme l’une des principales menaces, banlieusarde ou islamiste, pesant sur la France.

Si on ne pense pas que Chevènement ait systématiquement arbitré en faveur d’une forme droitière de nationalisme au détriment de la question sociale depuis le début des années 1960, et si l’on croit davantage à la puissance du contexte, on soulignera, comme veut le faire Philippe Corcuff que « c’est plutôt la fonction qui entraîne l’idéologie. Alors que le CERES n’était pas du tout sur des positions laïcardes, notamment parce qu’on y trouvait de nombreux chrétiens de gauche, Chevènement a viré conservateur en matière de pédagogie et de laïcité quand il est devenu ministre de l’Éducation nationale. Rebelote quand il devient ministre de l’Intérieur en 1998, et qu’il bloque sur l’ordre républicain et notamment sur la double peine ».

Difficile, aussi, de balayer le sentiment d’une évolution personnelle de Jean-Pierre Chevènement à partir du milieu des années 1980. Comment expliquer, sinon, qu’il aille jusqu’à préfacer, en 2006, le livre de Jürgen Elsässer – un ancien maoïste allemand complotiste, grand admirateur de Mahmoud Ahmadinejab – intitulé Comment le Djihad est arrivé en Europe.

Chevènement y interroge le « soutien apparemment aveugle de la politique américaine à travers services spéciaux et entreprises mercenaires, à la création d’un État musulman au cœur de l’ancienne Yougoslavie », endossant ainsi non seulement la thèse fantaisiste, développée dans ce livre, selon laquelle Ben Laden n’était qu’une marionnette de la CIA, mais en penchant vers les pires positions proserbes autour desquelles s’était structurée une partie du courant national-républicain pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Selon ce courant, le but de l’OTAN, pilotée par les États-Unis, était alors de créer un État musulman au cœur de l’Europe.

Comment comprendre aussi que celui qui reste le héraut d’une certaine gauche écrive, le 3 janvier 2011, une lettre de soutien à Éric Zemmour adressée à la présidente de la 17e Chambre correctionnelle du TGI de Paris, dans le cadre du procès intenté à ce dernier pour avoir déclaré à la télévision que « la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est comme ça, c’est un fait » ? Il y argue de son ancienne fonction de ministre de l’Intérieur pour exiger la nécessité d’affirmer « une claire identité républicaine et faire prendre conscience à tous les jeunes de la nécessité de respecter les valeurs qui lui sont attachées », afin de ne pas « dissoudre l’identité républicaine de la France. Or c’est celle-ci qui doit être affirmée avec force et d’abord vis-à-vis de ceux qui ne la respectent pas ».
 

Après avoir démissionné de son propre parti, le MRC, au printemps dernier, Jean-Pierre Chevènement a d’ailleurs choisi de faire sa rentrée politique en s’affichant à l’université d’été de Debout la France (ex-Debout la République ), le mouvement souverainiste ancré à droite de Nicolas Dupont-Aignan… dont le vice-président est François Morvan ancien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) qui l’avait quittée pour rejoindre la fondation Marc Bloch après avoir signé une tribune contre les frappes de l’OTAN sur la Serbie, et avant de rejoindre le Mouvement des citoyens.

 
La gauche prise au piège

Le chevènementisme, encore moins la personne de Chevènement ou ce qu’il a dans la tête, ne constitue pas une référence cardinale de la gauche contemporaine. Mais il a été le vecteur et le symptôme d’une forme de reconditionnement conservateur des thématiques du camp progressiste, aujourd’hui pris à son propre piège en adoptant une pensée unique républicaniste qui lui permet d’abandonner la complexité et la priorité des questions sociales.

Le piège est d’autant plus ferme, et entretient d’autant plus les formes de confusion dans laquelle la gauche se débat et les modes de transgression dont se délecte le Front national, que le chevènementisme a aussi été, avec une gauche radicale présente dans l’altermondialisme ou les colonnes du Monde diplomatique, le pourfendeur principal de l’autre pensée unique, qui a fait son lit depuis les années 1980, à savoir le consensus néolibéral, véhiculé notamment à travers les cadres et les traités européens.

La droitisation de l’idéologie politique sous couvert de défense de la République et de la nation, dont le chevènementisme a été un ciment, est longtemps passée inaperçue. En effet, dans le même temps, Chevènement a été un des rares à ne pas endosser les conversions successives du socialisme français au capitalisme néolibéral, depuis le tournant de la rigueur de 1983 jusqu’au soutien mordicus à l’Europe néolibérale, lors des référendums de 1992 et 2005.

Or le succès des thèses républicanistes ne se comprend que comme réaction au soutien des élites françaises de tous bords à la construction d’une Europe dont le projet pacifiste originel s’est souvent transformé en arme de guerre économique contre les peuples, dans le déni des souffrances sociales et des exigences électorales et démocratiques, comme l’attitude de l’Eurozone face à la Grèce l’a encore récemment montré.

On se retrouve donc aujourd’hui avec le paradoxe de deux pensées uniques se regardant en miroir. Contrairement à la manière dont ce courant prompt à invoquer les mânes de la Résistance aime à se présenter, l’invocation aujourd’hui faite de la République est en effet moins un acte de résistance que de domination. Et cette République new look n’est finalement que le symétrique – le revers de la même pièce d’euro – de la démocratie européenne à la Jean-Claude Juncker : une construction de hauts fonctionnaires inattentifs aux questions sociales et prête à expulser de son territoire quiconque ne s’assimilerait pas au cadre de ses valeurs et croyances profondes : la Grèce pour les uns, les populations musulmanes pour les autres.

Si la gauche veut sortir de cette double mâchoire, elle n’a sans doute pas d’autre choix que de s’émanciper en même temps de ces deux contraintes, qui s’opposent théoriquement l’une à l’autre mais enferment en réalité d’un même mouvement la gauche dans une double ornière. Quand on continue à traiter de « nationaliste » quiconque parle de sortie de l’euro et de « social-traître » quiconque pense possible d’inventer un modèle économique et international différent de celui prôné par les cahiers du CERES en 1967, c’est le Front national qui ramasse la mise politique. « Une partie de la matrice néorépublicaine a décanté entre la gauche et la droite, juge ainsi Philippe Corcuff. Mais c’est aujourd’hui principalement le Front national qui s’en sert de carburant idéologique dans l’espace politique. »

Que peut faire alors la gauche pour contrer ce républicanisme new look sans vendre son âme à l’impuissance publique créée par les politiques néolibérales, ni céder aux sirènes toujours puissantes de la « tyrannie du national », pour reprendre les termes de l’historien Gérard Noiriel ?

Sans doute retrouver un lien intense avec le monde intellectuel que la classe politique à gauche a largement négligé ces dernières années, pour tenter de redéfinir son rapport à la mondialisation, à l’Europe, à la démocratie, mais aussi à la nation, pourquoi pas pensée d’abord comme lieu où l’on vit, vote et paye ses impôts et non comme l’expression d’une identité quelconque afin que l’échelon national puisse être un levier progressiste et non le territoire du repli sur soi.

Ce qui imposerait notamment d’accepter le peuple de France et d’Europe tel qu’il est, dans sa réalité et dans sa diversité, c’est-à-dire largement composé de populations issues de l’histoire migratoire et coloniale, mais nées de ce côté de la Méditerranée, auxquelles il n’est plus possible de proposer un projet républicain au fond assimilationniste, périmé en pratique. Afin de retrouver, dans sa radicalité initiale, le premier terme de la devise républicaine, à savoir l’égalité, beaucoup plus universelle que ne l’est la France telle que la pensent les partisans d’une République abstraite et autoritaire.

Une perspective qui impose, au préalable, pour la gauche, d’être claire avec son histoire et la manière dont certaines de ses composantes ont épousé, ces trois dernières décennies, des idées qui font aujourd’hui le jeu de la régression sociale, de la confusion doctrinale et de la réaction politique.

Commenter cet article