La Philosophie à Paris

DEBAT / Emmanuel Todd et Marcel Gauchet - Comprendre La France sous Macron : de la fracture sociale à l'explosion ?

4 Avril 2019, 13:38pm

Publié par Les étudiants de Paris 8

Critique de la raison européenne recevait Emmanuel Todd et Marcel Gauchet le 26 mars 2019 pour une conférence intitulée "La France sous Macron : de la fracture sociale à l'explosion ?" Voici la retranscription de l'introduction et des questions. Nous n'avons pas encore saisi tout le reste.

[Musique]

Animateur (Etienne Campion) : Bonjour à tous on va débuter cette conférence ! D'abord merci à tous de vous êtes déplacés si nombreux ! désolé pour ceux qui sont par terre, on ne peut vraiment pas faire autrement. D'abord on devait avoir un amphi de deux cents places on nous a mis sans trop d'explications dans un amphi de 140 places et on a reçu énormément de demandes pas loin de 450 et presque même 500. C'est très rare on n'a jamais eu autant d'affluence donc d'abord merci beaucoup à tous d'être là. On aurait pu remplir deux fois le plus grand amphi de sciences po. C'est la preuve, peut-être, que, Marcel Gauchet et Emmanuel Todd, vous soulevez les foules... Mais avant de rentrer dans le vif du sujet je voudrais aussi remercier tous les gens qui nous partage nous envoient des messages de soutien quotidiennement parce que c'est aussi grâce à autre on avance. On essaie, en effet, Critique de la Raison Européenne avec nos moyens c'est-à-dire aucun de faire entendre une voix alternative quelques dogmes encore dominants dans le débat public sur la question européenne et pas seulement. Si ça marche un peu si une de nos initiatives trouve un peu d'écho je dirais que c'est parce qu'on est simplement la face émergée de toute une jeunesse qui monte et qui pense qu'un autre horizon que celui de la start-up nation de Macron et de Jean Claude Juncker est possible, que les vieux millénarismes post-nationaux et néo-libéraux sont responsables de la situation actuelle et qu'il est grand temps de s'entendre sur ce constat.

Et c'est justement l'objet de la pensée de nos deux invités, ce soir, mais je n'aimerais pas aborder ces questions sans le talent qui est le leur. Emmanuel Todd et Marcel Gauchet, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. On ne vous présente plus, je dirais simplement que vous êtes nos plus grands penseurs des mutations du monde contemporain et je pense que c'est précisément dans ces moments de crise que votre parole est précieuse, quand l'histoire s'accélère et qu'il devient impératif de désigner le réel tel qu'il est et non pas tel que la parole gouvernementale et médiatique aimerait qu'il soit. Votre parole d'intellectuels, Emmanuel Macron entendait la reléguer comme tous les vieux corps intermédiaires dans le vieux monde, un vieux monde intellectuel qu'il ressort pourtant pour se mettre en valeur dans a salle à manger de l’Élysée. Mais cette parole se trouve d'autant plus importante que nous avons atteint un stade inégalé dans la destruction de langage et dans la falsification du réel. Quand la parole médiatique est devenue profondément incapable d'une quelconque réflexion de hauteur hormis des plateaux télé remplis d'interventions insignifiantes. Quand ce qu'on appelle les éditocrates montrent de curieux réflexes de cour et tombent dans les pires caricatures de flagorneries aux puissants. Quand l'hystérie aussi gagne les formations politiques elles-mêmes dépassées par le cours des événements. Et quand surtout le gouvernement s'emploie à détruire méthodiquement le sens des mots en abrutissant le langage dans une novlangue qui alimente la colère-même. Alors, comme si, l'expliquait Albert Camus, mal nommer les choses c'est ajouter au malheur du monde, vous pouvez remédier un instant Marcel Gauchet et Emmanuel Todd un peu au malheur français, celui auquel vous avez consacré un livre et qui trouve son toute son actualité aujourd'hui, Marcel Gauchet. Et qui mieux que vous deux pour analyser le gouvernement social actuel, tant c'est vous, il ya bientôt 30 ans, qui avez théorisé la fracture sociale. Cette rupture vous l'expliquerez mieux...

Cette rupture aujourd'hui évidente entre le France éduquée et mobile et une autre, populaire et désintégré, qui a lâché la corde de l'histoire mais semble la reprendre aujourd'hui. Vous n'êtes, par ailleurs contrairement à de trop nombreux intellectuels, pas muets quand il est question de pointer la responsabilité du cadre politique global dans cette crise, celui de la mondialisation néolibérale, mais aussi du libre échange de l'Union Européenne ou de l'Euro. Pour affirmer que s'il y a eu le 17 novembre 2018 c'est parce qu'il ya eu 1992 et 2005. Ainsi je ne vois pas qui de plus compétent que vous en France, nous aurions pu inviter pour évoquer les causes confondues du déchirement actuel de la France, gouvernée par Emmanuel Macron, et pour déterminer vers où il la dirige : un renouveau de la lutte des classes, une partition et, pourquoi pas, une explosion. Nous en parlerons mieux après.

Avant de rentrer dans le vif du sujet j'aimerais vous demander simplement ce que vous avez pensé de l'invitation des 64 intellectuels à l’Élysée d' Emmanuel Macron. Marcel gaucher vous étiez sur la liste des invités mais ne vous y ai pas vu vous ne semblez pas y avoir été présent. Emmanuel Todd vous n'avez pas eu, vous, la chance d'y être invité.

Emmanuel Todd : Ça a été très dur. Je ne sais pas si je vais m'en remettre rires]

M. G. : J'étais effectivement sur la liste des invités [du débat d'Emmanuel Macron le 18 mars 2019 avec 64 intellectuels à l’Élysée]. Par philosophie, lorsqu'un conseiller de l’Élysée m'a demandé si je suis prêt à discuter avec le président, j'ai dit bien sûr oui, je ne vois pas au nom de quoi je refuserais. Mais discuter ! Et le samedi qui précède le débat, j'apprends par la directrice de France Culture, où le débat devait être retransmis, que nous serions une soixantaine et que, par conséquent, nous aurions chacun deux minutes pour poser une question au Président et que malheureusement nous n'aurions pas la possibilité de réagir à ce qu'il nous répondrait le président.  Dans ces conditions, je ne voyais pas l'intérêt de ma participation. L'objet n'était évidemment pas de discuter avec des intellectuels mais de montrer que même devant les intellectuels le président avait la réponse à tout; [animateur on l'a mis en scène]. On l'a mis en scène, il s'est mis en scène, je ne sais pas. Mais c'est évidemment, de tout sauf d'une discussion dont il s'agissait.

Ce qui n'était pas le cas... là on voit ce qu'a été l'itinéraire assez étrange du Macronnisme qui n'était pas le cas dans les premiers temps d'En marche ! où, effectivement, il était parfaitement possible de discuter de vraiment discuter, en s’empoignant même, avec Macron lui-même et ses principaux conseillers de l'époque.

Animateur (Etienne Campion) : Emmanuel Todd ?

E. T.  :  Ah moi je n'ai pas été invité donc je n'ai pas grand chose à dire sur le fait de ne pas avoir été invité à ce...

E. C. : Vous avez regardé ?

 

E. C. : Bien on va passer aux questions, si certains en ont une. [Silence] Oui là à droite c'est toi qui a levé la main en premier.

Question 1 : J'ai une question qui m'intéresse beaucoup à l'évidence, c'est l'aliénation. [...] Je me suis souvent posé la question, en fait, quand je suis face à cette jeunesse qu'on nomme la Start-up Nation, comment est-ce possible d'être aussi aveugle aussi aliéné ? Ça me choque vraiment et ça me fait peur. Il y avait justement une réunion avec les start-up où ils expliquaient qu'il fallait construire les centres du futur, avec des coaches, avec des salons pour rêver. Mais c'est du délire, c'est du n'importe quoi, c'est stupide. En quoi ça va aider l'économie française de faire ça ? Il y a des gens qui vous vendent cela et tout le monde applaudit, très content. Je me demande comment des gens qui sont "cultivés", qui fait des écoles et qui ont du temps pour être équilibrés sont aussi aveugles ? Ça me choque. Qu'est-ce que c'est de bonnes élites ?

E. T. : Moi, j'ai une réponse.

E. C. : Attention à ce que tu vas dire.

[balise temps : 100:00]

E. T. : Le problème c'est la condition humaine. Il faut partir du principe que la condition humaine est quand même un problème. Si vous partez du principe que la condition humaine n'est pas un problème vous n'irez nulle part. Alors tant que vous êtes dans des questions de survie économique, survie incluant la notion de vie décente, à un niveau raisonnable et ordinaire, le problème de la condition humaine se pose de façon raisonnable. Je me situe  dans la partie des gens qui ont toujours dû faire attention à leurs comptes et payer leyrs impôts avec des peurs. Il y a des déséquilibres temporaires associés à des divorces {rires]. Donc j'ai toujours perçu la vie économique comme plutôt un problème de survie... de survie, ça va, car venant d'un milieu bourgeois avec une survie bourgeoise normale. Quand on est là dedans on est contraint d'être normal on a des problèmes concrets à résoudre et concrètement la doxa maintenant c'est que les pauvres où les gens ordinaires sont cinglés et les gens d'en haut devraient être plus raisonnables. Mais ce que nous montrent plutôt l'histoire de l'humanité, c'est que les problèmes psychiques commencent quand on ne sait quoi faire de son argent : c'est quand on a plus de buts, c'est quand on a trop de moyens et c'est quand cette abondance de moyens matériels ne sont pas utilisables parce qu'on n'a pas assez de temps (puisque le temps humain est limité) qu'on est confronté à des problèmes. Et comment convertir cet argent ? Bah en pouvoir sur d'autres, en rêve transcendantal de devenir immortel. En fait, c'est les élites qui délirent, ce ne sont pas les gens ordinaires. Donc vous voyez quand vous dites qu'ils sont fous ils sont fous ils ont fait des études, non c'est normal c'est c'est pour ça que l'histoire humaine est remplie de sang et de larmes, c'est parce que les gens qui arrivent aux commandes mais qui n'ont plus les problèmes de tout le monde. C'est ceux-là qui fait qui ont besoin d'une éducation morale et maintenant raisonnable, dans la mesure. C'est cela qu'il faut surveiller sur le plan psychiatrique

E. C. : Marcel.

M. G. : Un mot juste pour permettre la poursuite de la discussion. Rapidement. Moi je ne crois pas du tout à l'aliénation et on a toujours affaire à des croyances positives. Ce n'est pas que les gens soient entravés dans leur tête par un message qu'on y aurait incorporé de force. Cela peut exister dans certaines situations mais on n'est pas du tout dans ce scénario. Les gens ont des croyances. C'est ça le fait qu'il faut enregistrer beaucoup plus qu'on ne l'a fait et sur ces croyances, le problème du niveau d'éducation a très peu de relation. Par ailleurs, autre élément, c'est que nous sommes tous héritiers des lumières en croyant que l'éducation et l'esprit critique qu'on cultive ont un effet magique et qu'on croit que ça libère des esprits ce n'est pas vrai ! S'il ya qu'il ya un point sur lequel il faut réviser l'héritage des Lumières auquel par ailleurs je me rattache totalement, c'est celui-là. Je pense que l'on a aujourd'hui spécialement dans les classes dirigeantes de tout le monde occidental un problème de ce côté-là, on a des formations supérieures avec beaucoup de travail mais qui fabriquent un conformisme dont les racines d'ailleurs m'échappent en grande partie. Mais je le constate, on n'a pas à faire à des esprits libres du tout, même s'ils sont à des niveaux techniques très supérieurs et incontestablement très compétents sur toute une série de choses, mais profondément conformistes dans le cadre de pensée qui est le leur. L'éducation  produit aussi des gens même à l'école primaire, comme on dit,  scolaire c'est-à-dire qu'ils récitent qu''on leur a appris . Ça vaut à tous les niveaux et spécialement aujourd'hui pour des raisons qui m'échappent.

E. C. : C'est ce que vous appelez Emmanuel Todd, la crétinisation des classes supérieures, des mieux éduqués.

E. T. : Moi, je pense que la compétition..; je suis complètement d'accord avec ce que dit Marcel...

Mais je pense que les gens avant faisaient des études. Je parle de ma génération. On allait au lycée. il n'y avait que des bourgeois, pratiquement. En gros, c'était une éducation bourgeoise. Le niveau d'exigence était faible. Et puis on se mettait à réfléchir et penser plus tard si on en avait l'envie, etc. ... Mais l'éducation était assez peu normative, en fait, il n'y avait pas du tout d'exigence.

Alors maintenant comme s'est installée dans l'esprit des gens l'idée que si les gosses n'étaient pas hyper performants, ne faisaient pas telle grande école, n'étaient pas au top du top, ça n'allait pas, il y a une sorte de contrainte de réussite et une contrainte de perfection dans les concours. Mais la perfection c'est le contraire de la créativité pour un concours. Si on veut que l'étudiant fasse les choses parfaitement, il faut vraiment s'assurer que l'étudiant n'ait aucune idée personnelle. Aucune déviation n'est tolérée. Il semble qu autrefois un peu de mou dans l'éducation bourgeoise ancienne autorisait aux étudiants des plages de déconnade intellectuelle. Mais maintenant c'est juste plus possible. Il faut être parfait et la perfection c'est la mort de l'esprit il faut avoir une rayure dans le cerveau pour penser. Il faut penser de travers. A un certain niveau il faut être mauvais [réactions]. Donc paradoxalement l'augmentation du niveau d'exigence education a produit sans doute une chute de créativité. Il faut être un peu fou pour faire ma recherche, il faut avoir un grain. il ne faut pas être parfait. Je suis le mec qui essaye de vendre sa crèmerie.

 

E. C. : Autre question ?

Question 2 : Oui, une question pour vous sur le Brexit. Après la journée de hier au parlement britannique, est-ce que vous pensez toujours que la nuit va finalement arriver, comme vous avez dit, parce que ça a été une sacrée journée

E. T. : Alors je vais vous dire pour le pour le Brexit, je suivais ça avec passion et avec le sentiment de comprendre à peu près donc tous les matins je regarde le Daily Telegraph, le Gardian et là honnêtement, ces derniers temps, je ne comprends plus rien. J'ai complètement décrochés j'attends le résultat des courses. C'est sûr je ne comprends plus ce qui se passe. Alors je suis sûr qu'une fois qu'on aura le résultat des courses, l'interprétation sera facile. c'est-à-dire que si les Anglais... si ce qui est décrit comme une crise du système politique britannique... J'aimerais bien qu'on ait un parlement aussi en crise que le Parlement anglais ce sont quand même des gens qui discutent et qui s'engueulent. J'ai la conviction que la notion de crise de régime en Angleterre n'a aucun sens. Mais si, par exemple, on finit par avoir un New Deal au Brexit soit parce que les Anglais n'arrivent à se mettre d'accord sur rien d'autre soit parce que les Européens au stade actuel ne veulent plus récupérer une Angleterre dans cet état qui porterait à Bruxelles et à Strasbourg tous les débats intérieurs britanniques. Donc on dira que les Anglais ont manoeuvré génialement pour que personne ne prenne la décision et la responsabilité soit d'une absence de deal soit de séparer l'Irlande du Nord, et caetera, ... donc on sera dans ces cas de figure où l'absence de décision mène à une solution, inexorable. Si l'Angleterre reste dans l'Union Européenne, je serai à titre personnel désespéré, puisque l'existence et le patriotisme anglais sont presque aussi identitaire pour moi que mon patriotisme français. Donc j'étais vraiment mal. l'idée qu'une partie de leur classe dirigeante soit aussi pourri que la nôtre va vraiment m'atteindre mais m'unifier peut-être, à travers une certaine réunification psychique. Même s'ils restent en Europe, ça veut dire que l'Europe va s'occuper pendant les dix ans qui viennent du problème britannique et qu'elle sera paralysée d'une autre manière. Mais vraiment, je ne comprends plus du tout ce qui se passe ta joie que vous suivez . encore et que vous n'avez pas perdu pied alors que moi là, je ne peux plus, je ne peux plus. On va finir sur cette note.

E. C. : On va devoir rendre la salle.

[Applaudissements]

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