La Philosophie à Paris

PASCAL AUGER / Autour de Deleuze et du cinéma

19 Juillet 2011, 20:01pm

Publié par Anthony Le Cazals

Entretien avec Nicolas Roussseau

lundi 11 juillet 2011, par Nicolas Rousseau

Pascal Auger est cinéaste et vidéaste. Ancien élève de Gilles Deleuze à l’université de Vincennes, il a travaillé avec lui sur le cinéma expérimental. Il a contribué à l’invention du concept d’espace quelconque, qui revêt une grande importance dans le premier des deux volumes de Deleuze sur le cinéma [1]

Je lui ai proposé un entretien pour évoquer l’enseignement de la philosophie à Vincennes à la fin des années 1970 et en particulier celui de Deleuze ; pour comprendre comment une notion peut naître de la rencontre entre la philosophie et le cinéma ; enfin pour tenter de saisir ce que peut être un acte de création.

Je remercie Pascal Auger pour ses explications et ses souvenirs tirés « du fond des espaces quelconques ».

La faculté de Vincennes

Nicolas Rousseau : Pourquoi as-tu choisi d’aller à l’université de Vincennes ?

Pascal Auger : Hé bien, je voulais devenir cinéaste (enfin... je l’étais déjà d’une certaine manière puisque je tournais des films de famille) et je m’intéressais à la philo. Je m’étais donc inscrit en dominante cinéma et sous-dominante philo. Je ne sais pas si c’est toujours comme ça, mais les UV obtenues en philo étaient validées pour les diplômes de cinéma. Ceci dit je n’étais pas arrivé en philo à Vincennes par hasard, je savais qu’il y avait là les plus grands philosophes du moment –même si, en 1975, Foucault et Michel Serres avaient quitté la fac. Restaient quand même Deleuze, Lyotard, Châtelet et quelques autres dont je suivais les cours (je me souviens de Jean-Emile Genvrin, un très bon chargé de cours). Au départ c’était Deleuze qui m’intéressait. A l’époque, il était déjà connu. À Henri IV, j’étais dans la même classe qu’Eric Alliez et en Terminale, on avait eu un prof de philo qui nous avait passé son intérêt pour Deleuze, à travers l’étude de son petit livre sur Nietzsche.

Dans mon cursus, j’ai rencontré et suivi les cours de deux enseignants de cinéma, Claudine Eizykman et Guy Fihman. Ils nous avaient demandé en début d’année quels cours on suivait en sous-dominante. J’avais cité Deleuze, Lyotard et Châtelet. Lorsque j’ai prononcé le nom de Lyotard ils me relancèrent sur la raison de ce choix. Je ne crois pas en avoir dit beaucoup plus que : « ça m’intéresse ». On deviendra amis, je participerai à la coopérative de cinéma qu’ils mettent en place, je ferai alors partie de leur petite bande, celle des cinéastes indépendants comme ils disaient. J’ai entre-temps appris qu’ils ont été les élèves et les amis de Jean-François Lyotard, que je rencontrerai à plusieurs reprises chez eux. Quelques années après, Eizykman et Fihman me demanderont d’être chargé de cours au département cinéma, et je choisirai Lyotard comme directeur de thèse.

J’ai aussi beaucoup aimé François Châtelet, et je crois me souvenir que le premier cours de fac que je suivis fut le sien. (C’est Châtelet qui tenait en mains le département, Lyotard le secondait et Deleuze, qui n’aimait pas trop l’administratif, les laissait faire). Je me souviens du personnage et de l’atmosphère de son cours : un très grand esprit de liberté, laissant poser des questions, essayant d’y répondre, d’écouter avec attention et de donner du crédit à la parole de ses étudiants. Daniel Guérin était intervenu au cours de Châtelet, lors d’un semestre, pour nous parler de la Révolution Française et de l’anarchisme. Plus tard, Châtelet fut gravement malade. Il continua à donner cours chez lui, mais je n’y assistai pas.

De gauche à droite : Jean-François Lyotard, François Châtelet et Gilles Deleuze, à une assemblée générale de l’ « institut polytechnique de philosophie » de l’université Paris VIII - Vincennes, vers 1978.

À Vincennes, ce qui était bien c’est qu’on n’avait pas le sentiment d’être dans une fac classique avec toute la pression que j’avais connue au lycée Henri IV. Le public était très varié en âges et en origines, les UV obtenues sans devoirs sur table, les petits oiseaux chantaient, les jeunes filles étaient charmantes, tout allait pour le mieux, même le décor calamiteux de bâtiments -construits au milieu du bois, au plus vite et à bas coup- donnait à la fac une part de son charme. Et puis surtout il y avait là le meilleur de la philosophie française du moment.

Deleuze n’a jamais supporté les amphis. Il donnait donc son cours dans une salle du département [2]. Il était arrivé vers le mois de décembre – si j’en crois mes notes de cours de l’année 1975 – pour nous parler, c’était du moins l’intitulé de son UV, du procès de la subjectivation. La visagéité comme système « mur blanc - trou noir », et dès cette époque j’essayais de filmer un mur blanc, celui d’une maison près de chez moi. Mur blanc - ciel bleu d’un côté, mes préoccupations cinématographiques du moment, et les cours de Deleuze. C’étaient déjà mes deux centres d’intérêt, Deleuze et le cinéma.

A cette époque, il y avait aussi toute la folie de Vincennes : des demi-fous, des délirants, des types qui venaient foutre le bordel en cours, des perturbateurs maoïstes…

NR : C’était la bande à Badiou !

PA : Oui, sans doute que c’était Badiou mais je ne peux pas l’affirmer. A l’époque, je ne savais pas trop. Je me souviens d’un cours pendant lequel Lyotard avait été interrompu et emmené de force dans la salle d’à côté. Il avait subi une sorte d’interrogatoire, ce que j’appris plus tard. Nous, à côté, bons étudiants, on attendait que Lyotard revienne. Je ne comprenais pas bien… ce n’était pas dans les habitudes à Henri IV. Dans mon souvenir, Deleuze n’a pas eu trop de problèmes avec les interventions militantes même si certains sont venus dans son cours et lui disaient qu’il trahissait la cause du peuple. Comme il parlait des « machines désirantes », il y avait eu ce graffiti sur un mur : « Deleuze, où sont tes usines ? »

Il y avait des étudiants qui intervenaient pour une bonne cause, pour demander de l’argent pour tel mouvement de grève ou tel prisonnier politique. Deleuze faisait circuler son chapeau. Il y eut aussi une fille qui tricotait en cours. Elle faisait partie des étudiantes de psychanalyse, les féministes. Deleuze, sans doute déconcentré, a fini par lui demander d’arrêter son tricot… Une autre fille, une seule fois, a vraiment perturbé le cours, en venant accuser Deleuze de lui avoir volé des éléments de sa thèse. Elle était vraiment agressive. Deleuze avait arrêté son cours, il lui avait dit d’arrêter de le tutoyer, de l’appeler Gilles. Il nous a dit ce jour-là des choses qu’ils ne nous avaient jamais dites : il y avait des étudiants qui venaient dormir sur son palier, pour lui demander des entretiens. Il nous disait qu’il supportait mal cette sorte de vedettariat forcé. Tous les étudiants de cette seconde partie des années 70 ont aussi cette image en tête : un masochiste qui portait un masque en cuir, tenu en laisse par une fille, était venu assister au cours de Deleuze. A son départ, au milieu du cours, Deleuze nous dit, étonné : « Il est parti ? Vous l’avez vu ? »

NR : Parmi tous ces personnages hauts en couleur, on peut évoquer aussi Georges Comtesse. Je cite la biographie de François Dosse : « Parmi ses étudiants, Deleuze compte un fidèle des fidèles qui pousse l’outrecuidance jusqu’à prendre la parole longuement à chaque cours, contredisant le maître. Georges Comtesse s’est imposé en interlocuteur obligé, dont le public subit les questions mais qui bénéficie d’une courtoisie accueillante de Deleuze. Présent systématiquement à toutes les séances de cours, ayant lu toutes les publications du maître, et s’étant approprié son discours et ses concepts, Comtesse se fait fort d’accompagner la pensée de Deleuze en l’interrogeant, en formulant des objections pour le mettre à l’épreuve [3].

PA : Comtesse ne se présentait pas comme un contradicteur de Deleuze, il était plus malin que ça. Il prenait la position de celui qui critique Deleuze au nom de Deleuze. Il prétendait à chaque fois avoir vu dans le discours de Deleuze une implication que ce dernier n’aurait pas vue. Ou bien, il disait à peu près la même chose, en paraphrasant. Il n’aurait pas dit « mur blanc – trou noir » mais quelque chose comme « surface claire – gouffre obscur » ! La bienveillance de Deleuze n’allait pas qu’à Comtesse. Il était toujours bienveillant avec tout le monde. C’était nous qui l’étions moins envers Comtesse. Ses interventions, au fil des ans, malgré leur haute tenue philosophique, étaient devenues la pause pendant laquelle nous changions les cassettes de nos magnétophones et relisions nos notes.

NR : Est-ce qu’il y avait beaucoup d’interventions pendant les cours ?

PA : La plupart d’entre nous n’intervenaient pas. On restait fasciné par la mécanique du cours de Deleuze, même si on ne comprenait pas tout. On avait le sentiment que ce discours haussait un peu notre niveau, qu’il nous révélait à nous-mêmes. Deleuze n’aimait pas trop les interventions, sources de digression, même si parfois il aimait certaines remarques. En tout cas il y répondait toujours avec respect et parfois avec le goût -il m’a semblé à plusieurs reprises- de faire d’une question assez banale ou mal formulée, une vraie question. Il avait ce souci de toujours remonter le niveau. Il avait quelques notes, qu’il ne consultait jamais. Il arrivait souvent avec des livres, qu’il n’ouvrait pas. Il paraît qu’il apprenait son cours par cœur, pendant les trois jours qui le précédaient.

NR : Comme Gérard Lebrun, qui « jouait » entièrement ses cours magistraux comme une pièce de théâtre…

PA : Deleuze savait du moins parfaitement le déroulement de son cours.

NR : L’Anti-Œdipe a été publié en 1972. Est-ce que Deleuze continuait à parler de psychanalyse quand tu es arrivé ?

PA : Quand je suis allé voir Deleuze, je n’étais pas intéressé spécialement par L’Anti-Œdipe et à cette époque, Deleuze avait déjà fait ses adieux à la psychanalyse (comme il disait, il avait fini de limer son boulet). Je sais que l’Anti-Œdipe était son livre le plus connu à l’époque, mais la psychanalyse n’était pas du tout mon monde. J’en étais très loin, je sentais que c’était – pour le dire vite – un sport de riches. Je suis sûr que si Deleuze avait continué à donner ses cours en rapport avec la psychanalyse, je serais parti. Dans ce cours qui a été filmé, on voit Guattari en 1975, et c’est l’une des dernières fois qu’il y a assisté.

NR : Deleuze a dit plus tard que le premier « plateau » de Mille Plateaux, intitulé « L’homme aux loups » était leur adieu à la psychanalyse…

PA : Oui, à ce moment, l’époque du « lacanisme » était finie pour lui et Guattari.

NR : Sur quoi portaient les cours de la fin des années 1970 ? Qu’est-ce qui te plaisait particulièrement ?

PA : L’intitulé de ses cours fut, pendant plusieurs années, « explication de texte ». Tous les thèmes me convenaient, à ce moment. Ce qu’il a appelé le « traité de nomadologie » dans Mille Plateaux, la machine de guerre et l’appareil d’Etat, Artaud, Spinoza évidemment... Je ne me voyais pas comme un futur philosophe, mais comme un cinéaste, même si, tu l’avais compris, j’étais loin d’avoir un plan de carrière. C’est pourquoi je ne me sentais pas tenu de suivre un cursus très strict. Deleuze était d’abord un grand pédagogue, c’était ça qui m’attirait. Tu sentais qu’il faisait tellement passer d’énergie que tu avais forcément quelque chose à en retirer, même si ton domaine n’était pas la philosophie. Je faisais partie de ces gens qui n’y connaissaient pas grand-chose en philosophie mais, de ce que Deleuze nous disait, on en tirait constamment des éléments concrets pour notre pratique. Ce n’était pas forcément direct. Je crois que ce qui m’a le plus aidé, ce n’était pas les cours sur le cinéma. Ce qui m’apportait des idées, c’était par exemple ce qu’il disait sur la consolidation chez Eugène Dupréel, qui était un éclairage direct sur mes questionnements pratiques : comment lier ensemble deux images ? comment les faire tenir ensemble par un lien interne, si je peux dire, plutôt que par une histoire qui est comme un liant extérieur aux images ?

La biographie de François Dosse donne le sentiment que les cours de Deleuze, et de Vincennes en général, baignaient dans une atmosphère de gauchisme, de maoïsme… Une atmosphère très politisée, très exubérante socialement, avec des types qui fument des joints en cours… Il y a eu un peu ça, c’est vrai. Mais il ne faut pas mythifier l’époque. Il me semble que ce n’est pas ça qui caractérisait le cours de Deleuze. Il était suivi par beaucoup de monde, qui, d’une certaine façon, le protégeaient de l’irruption des perturbateurs en tous genres… Ce n’est pas ça qu’on retenait des cours. On ne venait pas pour tout ce folklore. Peut-être que c’est cela qu’on retient dans un livre, comme une anecdote croustillante, mais pas nous en tant qu’étudiants.

NR : Deleuze avait l’air de nourrir une certaine sympathie pour les anarchistes, les autonomistes…

PA : Il avait une veste noire, qui était une veste de paysan, c’est peut-être ce qui te fait dire cela. Mais je crois que Deleuze se tenait un peu en retrait de la politique dans ce sens. Guattari était beaucoup plus impliqué, proche des militants d’extrême-gauche, des activistes italiens, du mouvement des radios libres. La petite santé de Deleuze ne lui permettait que de signer les pétitions et rarement d’intervenir. Du côté des jeunes étudiants dont j’étais, on avait le sentiment que la liberté à laquelle nous éveillait Deleuze était d’une nature bien plus radicale que celle revendiquée par certains militants, même si sur de nombreux points nous étions d’accord. Le parti ou le groupuscule, l’oedipianisation qui va avec, le petit chef, tout ça nous rebutait.

Le cinéma expérimental

NR : Quel cinéma t’intéressait en arrivant à Vincennes ?

PA : PA : Je m’intéressais au cinéma de recherche. J’avais vu à la télé des films de Norman MacLaren, tournés image par image, qui m’avaient bien plu. Je me disais que ce serait bien de trouver, s’ils existaient, des enseignants ayant à me dire des choses là-dessus, sur ces voies un peu inexplorées du cinéma. Je ne savais pas pourquoi, mais même si j’aimais comme tout le monde les films de fiction, ce n’était pas ce que je voulais tourner. Dans la réalité, à la fac de Vincennes, il n’y avait à cette époque presque pas de matériel pour réaliser des films. Les films coûtaient très cher, même en 16mm. On avait droit à environ trente mètres de pellicule par an, ce qui représente deux minutes trente de tournage. Ce n’est presque rien. La vidéo est arrivée au tournant des années 1980. Il y avait bien les tenants des Cahiers du cinéma, qui étaient tous maos ou trotskystes, je ne sais plus. Mais ça ne m’intéressait pas trop, c’était la période « basse » des Cahiers. Ils étaient tous pro-Palestiniens et leur thématique se voulait révolutionnaire, mais les films qui en ressortaient ne l’étaient pas, voire assez mauvais… Ils étaient sans invention.

Deux profs m’attirèrent, Claudine Eizykman et Guy Fihman. Ils se sont intéressés à Bergson pour le cinéma, avant que Deleuze ne le fasse. Ils parlaient déjà du « mécanisme cinématographique de la pensée » [4]. Ils avaient été étudiants de Lyotard à Nanterre et, pour ce que j’en sais, avaient travaillé au service de la recherche de l’ORTF. Ils avaient une vision du cinéma très liée à la philosophie de Lyotard, à celle de Marshall Mac Luhan et au cinéma structurel américain qu’ils nous ont fait découvrir. Ils ont dû, eux, le découvrir au tout début des années 70. La thèse de Claudine Eizykman portera le titre lyotardien de La jouissance-cinéma [5]. Là, j’ai eu le sentiment de découvrir des voies inconnues du cinéma, très nouvelles pour moi. Lyotard a écrit un texte qui s’appelle « L’acinéma » [6] qu’il faut lire. Eizykman et Fihman avaient déjà un discours qui n’était plus seulement de la critique de films, mais une réflexion philosophique souvent d’assez haut niveau et parfois assez fumeuse (c’était l’époque des fumettes), mais ce mélange faisait leur charme, et puis ils étaient des sortes de pionniers en France, avec Dominique Noguez qui enseignait à Paris I.

NR : Qui sont les réalisateurs de ce cinéma d’avant-garde ?

PA : De grands artistes méconnus ! Je vais en citer quelques-uns : Hans Richter, Stan Brakhage, Michael Snow, Peter Kubelka, Jonas Mekas, Andy Warhol bien sûr.

Je vais te raconter une anecdote. A l’époque, j’avais la prétention de connaître pas mal de choses sur Warhol, d’avoir vu à peu près tous ceux de ses films qui étaient passés en France. C’est-à-dire quand même assez peu au regard de sa production, mais suffisamment pour en avoir une idée. Je les avais vus dans des festivals, des programmations organisées par le Collectif Jeune Cinéma, ou dans la programmation de la rétrospective de films expérimentaux intitulée Une histoire du cinéma organisée par Peter Kubelka en 1976 [7] (qui fit émerger en France une nouvelle génération de jeunes cinéastes dont j’étais). Hé bien, une fois j’ai discuté de Warhol avec Deleuze et il m’a parlé d’un film de Warhol et Paul Morrissey, Flesh, que je n’avais pas vu ! Deleuze me l’avait reproché assez fraîchement !... Il fallait être sérieux ! Je te raconte pas comment je surveillais dès lors la programmation des salles qui auraient pu le donner !

NR : Les cours sur le cinéma ont commencé en 1980. Comment Deleuze en est-il venu à s’y intéresser ?

PA : Je ne sais pas comment il en est venu à écrire sur le cinéma. Il en parlait déjà avant mais ponctuellement. Pour moi, c’était vraiment la sublime surprise. Je suivais ses cours et par ailleurs j’étais dans le cursus de cinéma et là, je voyais se réunir mes deux centres d’intérêts. En ce qui concerne le cinéma d’avant-garde (enfin, je n’ai jamais su comment dire... Noguez parle du cinéma expérimental, Eizykman et Fihman parlaient un temps du cinéma indépendant...) Deleuze, d’après ce qu’il m’a dit, en avait vu certains. Il m’avait parlé d’un film, The Film that Rises to the Surface of Clarified Butter, de George Landow, qu’il avait vu à Bruxelles, à l’époque où le directeur de la cinémathèque belge, Jacques Ledoux, passait ces films. Ce que Deleuze disait sur le cinéma nous apprenait beaucoup de choses. C’était très clair, mais en tant que cinéaste / vidéaste, je ne voulais pas être dans la position de celui qui a à réfléchir sur ce qu’il fait. Je ne me sentais pas capable de tenir en même temps les deux bouts de la théorie et de la pratique. Les cours sur le cinéma ne furent sans doute pas, paradoxalement, ceux dont je tirais sur le moment le plus pour ma pratique. Je savais que les choses ne marchaient pas comme ça, qu’il n’y avait rien à appliquer en images d’un théorie cinématographique. Mais évidemment les deux livres de Deleuze sur le cinéma me bouleversèrent.

NR : Qu’est-ce que Deleuze a changé dans l’étude du cinéma ?

PA : Avant lui, on étudiait le cinéma comme un langage. On faisait une sémiologie. Il y avait Christian Metz, le grand sémiologue de l’époque. Il voyait le cinéma comme un langage qui avait son vocabulaire. Ce que Metz oublie, c’est que le cinéma est d’abord des images. On peut faire une analyse des signes de ces images. Mais utiliser Peirce pour analyser les signes des images ou utiliser Saussure pour analyser les signes du langage à l’œuvre dans le film, ce n’est pas pareil. Sur ce point-là au moins, Eizykman et Fihman qui ne se sentaient pas deleuziens, le rencontraient, pour critiquer toute forme d’analyse qui considérait le cinéma comme un langage.

NR : Quelle est la spécificité de ce cinéma expérimental ? D’être non-narratif ?

PA : Ça ce n’est pas une spécificité, c’est un critère négatif. Il n’y a pas de spécificité du cinéma expérimental. C’est comme si tu me demandais de te dire quelle est la spécificité de la littérature contemporaine. Il y a plein de cinémas expérimentaux et pas mal d’adjectifs pour les qualifier. De plus, ce cinéma n’est pas contemporain, il a une histoire. Histoire qui date de bien avant la deuxième guerre mondiale. Dès les années 20 apparaissent des films d’avant-garde. Ou alors, peut-être, je dirais que c’est le cinéma qui ne se donne rien comme un fait acquis, mais ça c’est la position normale d’un artiste, non ?

On peut dire que tous ces films étaient les échos cinématographiques des recherches qui se faisaient dans d’autres domaines artistiques, comme en peinture ou en architecture. C’était dans l’air du temps, dès les années 20. Vivre intensément comme un artiste, à la manière dont Mondrian s’est vécu comme un artiste. Peut-être qu’Hans Richter fut le Mondrian du cinéma et que Viking Eggeling en fut le Kandinsky. Ils avaient une véritable volonté artistique qui consistait à aller au plus fort de ce que peut le cinéma sans l’idée de raconter une histoire. Aujourd’hui, la narration est presque une donnée du cinéma. Pourquoi ? Ce n’est pas une donnée. Le cinéma peut raconter une histoire, un tableau aussi. La peinture peut être narrative mais il y a aussi des peintures non-narratives. Ceci dit, les films expérimentaux peuvent aussi raconter des histoires, des bouts d’histoires, mais comme une donnée seconde des images, comme une irruption de petits récits qui n’étaient pas prévus au départ et qui découlent des images.

NR : La narrativité brime-t-elle le cinéma ? L’empêche-t-elle d’explorer certaines voies ?

PA : J’ai encore aujourd’hui un peu de mal à me mettre dans la position du penseur, style Rodin, en train de penser à ce qu’il a fait et à ce que font les autres. Je suis un praticien et quand je fais mes vidéos, je ne sais pas pourquoi je n’ai pas envie de raconter une histoire. J’essaie de faire ce qui me correspond, ce que je suis capable de faire de mieux. En l’occurrence, ce n’est pas de la narration. J’ai simplement le sentiment que raconter une histoire asservit les images à un discours. Claudine Eizykman parlait du cinéma narratif, représentatif, industriel – cinéma NRI comme elle disait. Mais il y a bien longtemps que je n’ai pas relu La jouissance-cinéma, je me le garde pour mes vieux jours. A un certain moment de son parcours, il vaut peut-être mieux ne pas se poser des questions théoriques. Ce sont des obstacles qui te gênent sur ta lancée. Ce que tu as besoin de faire, c’est de « filer », d’aller le plus loin possible sur ta voie. Ne pas se poser des problèmes théoriques, ils t’arrêtent en chemin. Je n’ai jamais voulu que réaliser des films. C’est peut-être pour cela que Deleuze aimait bien les artistes qui suivaient son cours, il savait qu’on allait en profiter à notre manière, d’une manière, peut-être, que lui-même n’avait pas imaginée. Lui nous disait très gentiment qu’il profitait aussi de nous –ce dont je suis beaucoup moins sûr.

NR : Ce qu’aimait Deleuze, c’était que vous transposiez dans le cinéma des concepts philosophiques, comme lui-même importait en philosophie des concepts venus d’autres domaines.

PA : Non, je ne crois pas qu’il y ait de transposition possible. Peut-être que je te comprends mal ou que j’ai mal compris Deleuze, mais je crois qu’en extrayant des concepts du cinéma, il ne prétendait pas que le cinéma fonctionne par concepts. Pour lui, les concepts sont uniquement du domaine de la philosophie, les autres domaines ne fonctionnent pas par concepts, il s’en est expliqué dans Qu’est-ce que la philosophie ?. Et en tout cas il réfutait l’idée d’application de la théorie dans la pratique, donc celle de la philosophie au cinéma, si c’est ce que tu entends par "transposition". Les cinéastes aussi pensent, mais par images.

NR : Il aimait si vous trouviez dans son cours des outils pour les appliquer par ailleurs dans votre domaine.

PA : Oui mais comme je t’ai dit, la théorie de Deleuze sur le cinéma ne me servait pas tellement pour mes films. Pourquoi le traité de nomadologie ou les cours sur Spinoza m’ont-ils plus éclairé ? C’est très indicible. Les cours sur la machine de guerre et l’appareil d’Etat m’inspiraient des images –des images qui n’avaient surtout rien à voir avec la guerre. L’intensité qu’il y avait dans le cours de Deleuze donnait envie de vivre aussi intensément par le cinéma que Deleuze vivait par la philosophie. Il ne s’agissait pas d’appliquer des théories. Ce que je venais chercher dans son cours, c’était des idées pour des films, des idées cinématographiques que je trouvais dans des concepts. Je ne peux l’expliquer qu’en termes d’intensité de paroles. Par exemple, quand il évoquait le Tout ouvert, ça, ça évoque des images. Cette période 1975-1980 m’a énormément plu. Sa présentation de Spinoza était à la fois rigoureuse et magnifique. Tu te dis que le travail qu’il a fait pour arriver à ça est exemplaire et tu as envie de faire des films à la hauteur de ses cours.

L’espace quelconque

NR : Tu as travaillé avec lui sur une notion que tu as inventée, l’espace quelconque. D’où vient cette notion ? Au départ, il s’agit de l’instant quelconque.

PA : J’ai inventé le mot. Après, l’idée, c’est plus compliqué… Deleuze avait présenté la nouveauté du cinéma par rapport à la peinture. J’avais retenu entre autres un critère, critère qui était très technique donc qui me convenait bien. C’était que le cinéma était la succession d’instants quelconques, contrairement à la peinture, qui est un moment privilégié, choisi, cardinal. Au cinéma, la caméra enregistre vingt-quatre instants à la seconde, qui sont régulièrement espacés sur la pellicule. On a une suite d’instants ordinaires : aucun n’est privilégié techniquement. Cet instant quelconque est l’un des déterminants du cinéma. Et Deleuze nous parlait d’espaces riemanniens. Evidemment, j’ignorais ce que c’était, à part ce que j’en avais compris de ce qu’il nous en avait dit. C’est, je crois, à cette période que je lui ai proposé l’idée des espaces quelconques. J’avais une idée derrière la tête. Après coup, je me suis dit que parler d’espace quelconque est plus simple que de parler d’espace riemannien. Il m’a dit : « C’est très intelligent »… Après, il a fallu que je m’explique ! Comme je ne suis pas philosophe, j’ai pris l’exemple d’un film de Michael Snow, qui s’appelle La région centrale (1970). C’est un film (d’avant-garde, expérimental, indépendant, underground, comme tu veux, et j’en passe), tourné dans le désert canadien, qui dure plus de trois heures. La caméra est montée sur un dispositif dérivé, si je me souviens bien, d’une monture équatoriale de lunette astronomique, ce qui permet de balayer l’espace environnant avec toutes les formes possibles de panoramiques. Le premier mouvement qui dure 40 minutes, au début du film, consiste en un long panoramique circulaire continu qui commence au pied de la monture, puis qui remonte en spirale jusqu’au zenith [8]. Ce dispositif est piloté automatiquement. En même temps que la caméra remonte, elle bascule du bas vers le haut, du pied vers le zénith. L’axe de prise de vue remonte en même temps. Lorsque cette longue spirale sera menée à son terme, Michael Snow continuera son film en procédant par des trajectoires plus complexes et des modifications de vitesses.

Image extraite de La région centrale. | Michael Snow à côté de sa caméra.

NR : Donc, dans le premier mouvement du film, la caméra se retrouve à l’horizontale au milieu de la montée.

PA : Oui, voilà. Vers le milieu, on découvre donc tout le paysage alentour. La caméra remonte d’une spire et un gros rocher, dont on avait vu auparavant la base, passe dans le champ. Dans l’esprit d’un film classique, on se dit que la caméra va s’arrêter, car ce rocher est un point cardinal. C’est un objet remarquable (c’est d’ailleurs, pour l’anecdote, le rocher derrière lequel se cachait l’équipe technique qui pilotait le dispositif). Or, la caméra passe dessus en continuant son mouvement continu, indifférent au rocher. Ce type de rapport à l’image me paraissait avoir à faire avec l’instant quelconque, car la caméra, dans son dispositif technique, balaye le temps de manière régulière, sans privilégier aucun instant. Là, la caméra de Michael Snow balaye l’espace sans s’arrêter sur aucun point privilégié. Il n’y a plus de points cardinaux, pas de repères pour s’orienter. Je me suis dit que ce film a complètement à voir avec ce que dit Deleuze, sauf que l’instant quelconque est montré spatialement. Donc on va appeler ça l’espace quelconque, l’espace quelconque étant à la fois un lieu et la manière de filmer ce lieu. L’espace quelconque ne préexiste pas, il est construit par la manière de filmer le lieu. Et Michael Snow a choisi le désert, qui n’est pas un lieu quelconque si je puis dire, pas choisi au hasard ! Il n’a pas choisi la ville, il a choisi un lieu vide, très naturel.

NR : S’il avait installé son dispositif dans une grande ville, par exemple sur le terre-plein au milieu d’un rond-point de New-York, la caméra aurait filmé les buildings, la circulation, les gens… Est-ce qu’il aurait créé aussi un espace quelconque ? Dans la ville, il y aurait eu mille détails sur lesquels on aurait eu envie de s’attarder mais que la caméra aurait filmés indifféremment.

PA : Sans doute que ça aurait été moins bon… Mais te dire pourquoi n’est pas simple.

NR : Est-ce qu’il y a des lieux qui se prêtent mieux que d’autres à faire un espace quelconque ?

PA : Le désert, c’est très bien. Je voyais aussi les espaces quelconques dans les films du néo-réalisme italien, ceux qui se passent dans les terrains vagues, comme après la destruction de Berlin. Ces villes détruites, ces bâtiments effondrés, ou le désert de Michael Snow, ne sont pas par eux-mêmes des espaces quelconques mais ils se prêtent à leur construction.

NR : On parle de « rubble films » : des films de décombres. Ils se passent dans des lieux indifférenciés, devenus inhabitables...

PA : Oui, des lieux d’avant l’homme ou d’après l’homme. Berlin en 1945, c’est une vision « post-apocalyptique ». Rome ville ouverte, Allemagne année zéro. Dans l’espace quelconque, le but, c’est un peu de donner une image-affection, pour reprendre le terme deleuzien. Il y a peut-être un enjeu très fort : donner des images-affection sans la présence de l’homme. Ou une visagéité sans l’homme. La présence humaine rabat sur elle l’affect non humain qu’on essaie de déployer.

NR : Il vaut mieux des espaces deshumanisés, des lieux qui ne soient plus fonctionnels, qui soient désaffectés, abandonnés.

PA : Je crois. Ou des espaces d’avant l’homme, comme le désert canadien de La région centrale.

NR : Chez Céline, dans Nord, il y a cet hôtel éventré, dans lequel ils sont obligés de loger, avec les chambres ouvertes sur la rue, le bâtiment qui ne tient plus que par des pans de murs… Est-ce qu’on ne pourrait pas trouver l’équivalent d’un espace quelconque dans la littérature ?

PA : Oui, pourquoi pas. Je ne suis pas écrivain, je me pose la question pour le cinéma ou la vidéo. Sauf qu’il n’y a pas dans la littérature un mode de fonctionnement selon l’instant quelconque. Ce serait quoi l’équivalent ? La lettre ? Mais les lettres ne sont pas lues selon la vitesse uniforme d’un dispositif technique. Je crois, finalement, qu’un espace quelconque ne peut se construire qu’avec un dispositif qui repose sur l’équidistance de ses unités technologiques (ce qui ne veut pas dire, ça va de soi, que la littérature c’est moins bien, et puis Céline et ses trois points, son rythme, son style, il en a rien à faire de cette histoire d’espace quelconque).

NR : Deleuze parle du film de Rossellini, Europe 51, avec cette femme qui traverse la ville et qui voit des ouvriers en train de travailler. Elle se dit soudain : « j’ai cru voir des condamnés ». Elle qui était habituée à se dire qu’il faut bien que les gens travaillent, elle ne peut soudain plus se détourner de la réalité : cette usine est littéralement une prison. Deleuze dit qu’à ce moment, elle voit vraiment le monde, parce qu’elle ne peut plus le voir comme elle le voyait d’habitude. C’est une situation sonore et optique pure : elle voit pour voir, elle voit « l’être de l’usine ». Pour Deleuze, cette rupture de mouvement est provoquée par l’image-temps. Le temps fait brusquement irruption. Est-ce que l’espace quelconque est un type d’image-temps ?

PA : D’après Deleuze, c’est un type d’image-mouvement, une image-affection. Un espace quelconque, d’une certaine manière, peut délivrer du temps directement, oui. Mais tout cela est très compliqué.

NR : Deleuze a repris cette idée d’espace quelconque (sans jamais oublier de te citer [9]) et a essayé de chercher ces espaces dans d’autres films que La région centrale.

PA : J’insistais sur le cinéma expérimental et lui avait d’autres films en tête. Il pensait aux espaces déconnectés chez Bresson, mais moi pas du tout. Je pensais à Snow… et aussi, humblement et sans le dire, à ce que je faisais.

L’image et le temps

NR : Peux-tu me parler de cet « œil non-humain » dont parle Vertov ?

PA : Vertov parle de kinoglass, l’œil-cinéma. Ce n’est pas un équivalent technologique de l’œil humain. Pour Deleuze, c’est une vision spécifique, mécanique et optique qui n’est pas équivalente à la vision de l’homme. N’importe quel cinéaste s’en rend compte ou même si tu essayes simplement de prendre une photo. Tu vois un espace magnifique, tu le prends en photo, tu regardes : c’est nul. Ça ne rend rien. A partir de là et si tu en as le goût, tu commences à te poser des questions intéressantes sur le cinéma ou la photo. Pour arriver à quelque chose en cinéma ou en vidéo, il faut passer par des procédures parfois étranges, qui sont le travail particulier du cinéaste. L’idée n’est pas de rendre ce que tu vois, c’est de construire quelque chose. Tu te rends compte rapidement que tu ne peux rien rendre. Un espace, aussi magnifique soit-il, tu ne peux pas le rendre. Tu n’y arrives pas. Tu ne rends pas la beauté du lieu telle que la voit tes yeux, sa puissance incommensurable…

NR : Tu ne peux pas reproduire le visible. Comme dit Paul Klee : l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.

PA : Tout le monde a fait cette constatation. Je regardais un très beau documentaire de la série Cinéastes de notre temps, sur quelqu’un que j’aime beaucoup, Jacques Rivette. Il parlait d’un lieu que je connais bien, le chemin de fer de petite ceinture dans le 14e arrondissement. Il dit : « Regardez ce lieu est magnifique… Mais il ne tient pas dans la caméra ». Il faudra trouver des procédés, qui feront que la force de cet espace sera présente et qu’en même temps, le cinéma en fera autre chose, car ce sera forcément autre chose. Par exemple, on racontera une histoire un peu étrange comme les aime Rivette. On aura transformé l’espace pour le rendre par cet oeil non-humain qu’est la caméra. Il n’y a pas de réponse théorique valable pour tout lieu. Un lieu est aussi du temps, le temps impliqué dans ce lieu. Quand je parle d’un espace, du temps est lié à cet espace. Je n’en parle pas beaucoup car c’est extrêmement difficile. Dans un lieu en perspective, très souvent, la profondeur de champ donne aussi la profondeur du temps : le personnage s’enfonce dans l’image et il s’enfonce dans la profondeur du temps. C’est une perspective temporelle. Quelque chose de l’image n’est pas donné au présent.

NR : Comment une image cinématographique pourrait-elle ne pas être au présent ? On a l’impression que le cinéma est par excellence l’art du présent, où l’action défile sous nos yeux.

PA : On disait souvent, dans la critique cinématographique avant Deleuze, que le cinéma est au présent. C’est faux. Tu peux avoir du passé. Il y a une manière assez faible, de faire intervenir le passé, ce sont les flash-backs. Mais c’est du temps donné indirectement par l’histoire racontée. Tu peux cependant avoir des images au passé, ou au futur. Cela va souvent de pair avec la profondeur spatial.

Je ne rejette donc pas l’idée que dans un espace quelconque, du temps soit donné directement, passé, présent, avenir, et pas indirectement par la diégèse du film. Reprenons La région centrale. Dans ce film, la profondeur spatiale prend tous les aspects possibles, le spectateur est chahuté sur son siège, les images s’emballent, le désert file, bref on ne sait plus où on est. Peut-être à ce point, y a-t-il dans ce film un emballement non seulement physique, mais aussi spirituel : le spectateur est placé au coeur de cet espace étrange qui le malmène, alors que son corps réel est dans un fauteuil. On peut voir le dispositif du film comme une sorte de machine à produire un cristal, une image-cristal, dans lequel le spectateur réel et celui, virtuel, embarqué dans des mouvements inédits, se courent après, en tous lieux et en tous temps, rendus indiscernables.

NR : On entend les bruits "robotiques" du moteur de la caméra qui "tourne", comme si on voyait par l’oeil d’un HAL 9000 devenu ivre. Il y aussi quelque chose de cosmique : le ciel devient le sol, la terre tournoie, comme si le réalisateur cherchait une union totale avec le monde. Pour cela, il veut voir le désert de toutes les façons possibles, et pas seulement comme un animal terrestre, ni même seulement comme un oiseau. Il le voit "littéralement et dans tous les sens" (Rimbaud).

PA : Je me pose une question (je ne suis pas le seul) sur le rapport entre image-mouvement et image-temps. Cela paraît simple chez Deleuze : il y a d’abord l’image-mouvement du cinéma, puis vient une saturation. Et on ne peut plus continuer, en l’occurrence à cause d’un événement historique, la seconde guerre mondiale, qui nous montre des choses trop violentes, trop horribles. Bien sûr, tu peux continuer à faire des films comme avant-guerre. Mais si tu as une certaine conception intense du cinéma, tu ne peux plus refaire des images comme avant, il y a quelque chose qui s’est cassé. Voici ce que je me demande : est-ce que le renversement dont parle Deleuze (d’abord, le temps subordonné au mouvement, puis après 1945, le temps qui peut être donné directement dans certains films), le cinéma expérimental ne l’a pas déjà vécu pour sa part auparavant ? Peut-être après la première guerre mondiale, à un moment historique précis, dans les années 1923-24. A ce moment, arrivent en Allemagne des films qui sont du jamais vu : Rythme 21 de Hans Richter, Symphonie diagonale de Viking Eggeling, les premiers Opus de Walther Ruttmann [10].

Dans Rythme 21, ce sont des rectangles blancs et noirs qui semblent s’extraire du fond de l’écran, et ce fond de l’écran devient lui-même un autre rectangle noir. Il n’y a donc plus de fond, il n’y a plus de forme. Le fond devient la forme, et parfois, la forme redevient le fond. Il y a un jeu, une ambiguïté, une circularité entre le fond et la forme, en sorte que Deleuze aurait pu dire, il me semble, que, par ce mouvement, il y a du temps qui est donné directement. C’est du jamais vu dans le cinéma et même dans la peinture. Le fond qui devient la forme, tu vois bien qu’en peinture, ce n’est pas possible, pas comme ça en tout cas. Ce n’était possible qu’avec le cinéma. C’est une question que je peux poser : peut-être que la coupure que Deleuze a vue après 1945 était déjà là en 1924 dans le cinéma qu’on nommait alors d’avant-garde ?

 

Photogramme extrait de la version originale du film de Viking Eggeling, Symphonie Diagonale (1924).

NR : Ces cinéastes d’avant-garde, comme Richter, voulaient-ils que cet art soit révolutionnaire ?

PA : Révolutionnaire oui, mais pas forcément au sens politique. Ils voulaient tout renverser, oui. Eggeling n’a vécu que pour son film, Symphonie diagonale. Il mettait dedans le peu d’argent qu’il avait et il n’en a pas été récompensé. Son film a disparu dans le bombardement de Berlin en 1945. J’ai retrouvé à la cinémathèque un petit bout de ce film. Eggeling se vivait-il comme un révolutionnaire ? Comme tous les artistes de ce niveau-là, il avait une volonté extrême d’aller au plus loin qu’il pouvait aller. Eggeling et Richter étaient dans la mouvance révolutionnaire artistique de l’époque. Ils étaient dans l’esprit du Bauhaus, de la modernité. Ils voulaient inventer la modernité. Pour la revue Cinémathèque, j’ai fait un long entretien avec Ré Soupault, qui avait été l’assistante d’Eggeling sur son film [11]. A 94 ans, elle se souvenait de tout. Cette dame disait qu’Eggeling avait entièrement voué sa vie à son film. Et son film a été détruit à Berlin. Il en reste 1mn30, qui sont des rushes récupérés. Les dessins préparatoires se sont vendus cher, et le film pour trois francs six sous… De plus, je crois l’avoir démontré dans mon article, le film qui est aujourd’hui diffusé est un faux, fait par Hans Richter au début des années 40, en hommage à son ami Viking Eggeling. C’est un des rares exemples, sinon le seul, de faux au cinéma. Dans la Symphonie diagonale recomposée à l’initiative de Hans Richter, les formes se développent comme chez Eggeling mais viennent s’amasser vers le centre. Il y a quelque chose d’un peu raté : chez Eggeling, pour ce qu’on en voit dans les rushes qui ont survécu, les formes se répartissent et se développent sur toute la surface de l’image et sont moins centrées.

NR : Deleuze dit que nous ne vivons pas tant dans une civilisation de l’image que dans une civilisation du cliché. L’image donne tout à voir, alors que le cliché est une image tronquée. Est-ce que l’espace quelconque ne serait pas une telle image, qui montre tout ?

PA : L’espace quelconque donne le tout du cinéma, pourrait-on dire. Il donne en même temps le dispositif cinématographique, en tant que succession d’instants quelconques. Il ne manque rien : dans l’image est donnée le dispositif qui crée l’image, alors que dans un cliché, il y a des éléments cachées.

Les images vidéos

NR : En arrivant à Vincennes, avais-tu le pressentiment de ce que tu as appelé plus tard espace quelconque ?

PA : Pas vraiment. Cette notion ne pouvait venir qu’à la suite des cours de Deleuze sur le cinéma, même si j’en avais une vague idée, une "pré-notion". En fait, j’avais déjà filmé des terrains vagues à Arcueil et essayé de construire des images autour des lieux abandonnés, mais je ne savais pas quoi en faire (la caméra portée au ras des herbes folles, quelques plans à contrejour avec des ombres portées sur le sol, un mur aveugle... Toutes ces images filmées en super8 puis en 16mm entre 1974 et 1976 resteront sans doute à jamais à l’état de rushes). Je n’avais pas non plus un concept tout prêt qui s’y rapporterait. J’aimais aussi les murs blancs. Pourquoi ? Je ne sais pas. Après, tu peux théoriser, te dire que le mur blanc, c’est la toile de projection du cinéma… Le fait est que je m’y intéressais.

NR : C’était le petit pan de mur blanc.

PA : Voilà.

 

Image extraite de la vidéo de Pascal Auger, Octandre (2008)

NR : Tu as filmé dans des villes du sud, des villes très blanches, avec un coin de ciel bleu. Avec tes images, tu bâtis aussi des cités aux architectures impossibles et musicales. Tu m’as dit aussi que tu aimais les vieux murs, avec l’herbe qui pousse au pied, que c’était une image du temps.

PA : Tu vois au fronton d’un temple grec quelques brins d’herbe qui poussent entre deux blocs de pierre, et cela t’évoque le temps qui passe. Ou bien quelques brins d’herbe dans une rue pavée, il y a quelque chose de l’ordre du temps. Dans un lieu démoli aussi. Ce n’est pas du présent. Le cinéma peut donner autre chose que du présent. Mais ce n’est pas parce que tu vas filmer de l’herbe au pied d’un mur que tu vas obtenir une image directe du temps.

NR : Pourquoi t’es-tu orienté vers la vidéo ?

PA : Pour des raisons très concrètes et pratiques : le cinéma coûte de plus en plus cher. A partir du moment où la vidéo est devenue un support de qualité, ça m’a plu. Je me suis converti sans problème. Ca n’a pas été du tout, comme pour d’autres, un renoncement. Je ne mythifiais pas le cinéma. Sincèrement, au bout du compte, je n’aimais pas trop le cinéma en 16mm tel que je le pratiquais alors : ce n’est pas stable, il y a un grain dans l’image qui ne me plait pas. Dans la vidéo, l’image est stable, avec une définition toujours meilleure qui est aujourd’hui quasiment supérieure à celle du 35mm. On ne va pas se gêner…

La vidéo est différente du cinéma. Il y a trois choses : la vidéo, la télé, le cinéma. Pour parler en termes de premiers principes (comme Deleuze n’aime pas trop qu’on parle) : le principe du cinéma est l’instant quelconque. La télé, c’est le direct. Au début, il n’y pas de magnétoscope. Dans les premières années, quand on voulait passer un film, il y avait un opérateur avec une caméra de télévision qui refilmait un écran de cinéma sur lequel passait le film. Si le film de cinéma cassait, on signalait l’incident avec un carton. Il fallait attendre. Les magnétoscopes Ampex sont arrivés dans les années 50. En France, les soldats allemands avaient déjà une télévision à Cognacq-Jay en 1942. Tout était en direct.

La vidéo est un peu la rencontre des deux : c’est le moment où on peut arrêter le flux du direct grâce au magnétoscope. La technologie est différente : ce n’est plus un support argentique mais électronique. C’est une forme de cinéma. J’y trouve tout mon intérêt. A ma petite échelle, c’est comme Picasso qui a pu continuer à peindre pendant la guerre avec du Ripolin, quand les peintures pour artistes étaient introuvables. Le résultat n’était pas plus mal, c’était un autre aspect, une autre brillance.

J’aime la perfection dans l’image de la vidéo, je n’ai jamais été de ces artistes qui jouent du grain et de l’instabilité de l’image. Et puis, sans me lancer là-dedans, on peut quand même remarquer que l’image vidéo est constituée de pixels qui sont répartis par lignes et par colonnes rigoureuses, contrairement à la répartition aléatoire des grains d’argent dans l’émulsion de la pellicule cinématographique. Les pixels sont tous identiques, encore plus quelconques que les grains d’argent.

NR : Est-ce que tu as essayé de recréer des espaces quelconques dans tes vidéos ?

PA : Quand tu te vis comme créateur, tu ne te poses pas ce genre de questions. Tu ne te dis pas : « Tiens, je vais faire un espace quelconque ». Tu te poses des problèmes beaucoup plus concrets : comment juxtaposer une image avec une autre ? Est-ce que tu vas bleuir le ciel ? Filmer un plan plus large ? Aujourd’hui, je m’intéresse à la 3D (bon, trente ans après que mes profs Eizykman et Fihman ont mis au point un procédé de cinéholographie. Je suis lent par certains aspects). Mais te dire ce que j’y cherche… Sans doute des percepts et des affects, mais je ne pourrais pas t’en donner le concept ! Beaucoup de gens disent que c’est nul, que ça fait mal aux yeux. La 3D m’intéresse, du fait de ce que je m’imagine pouvoir en faire. Sauf que les logiciels n’existent pas encore, que les caméras ne sont pas encore au top. Mais je ne vais pas décider de te faire demain un espace quelconque en 3D ! Quand tu es devant ta table de montage ou devant un ordinateur, tu n’as pas envie de te poser ce genre de questions. Tu as simplement envie d’aller plus loin que là où tu es allé jusqu’à présent en te demandant comment tirer le meilleur parti des images que tu as tournées.

Image extraite de la vidéo de Pascal Auger, La céleste (2003)

Dans Cinéastes de notre temps, j’ai vu aussi le numéro sur Otto Preminger. Il est interviewé par Annette Michelson, une théoricienne du cinéma, qui connaissait bien le cinéma expérimental américain. A chaque fois qu’elle lui pose une question théorique, il lui répond : « Vous êtes une femme dangereuse ». Il doit le dire cinq ou six fois pendant l’émission. Il ne veut pas sortir de ses trucs concrets à lui. Quand il est en train de construire quelque chose, il ne veut pas ensuite théoriser sur ce qu’il a fait. Je ne méprise surtout pas la théorie mais quand tu fais un film, tu ne te demandes pas ce que dirait Bazin ou Deleuze. Ça, tu peux éventuellement te le demander, mais après.

Deleuze n’a pas fait école mais il a influencé pas mal de monde : les vrais deleuziens sont peut-être des musiciens, des artistes, pas les agrégés de philosophie qui suivaient son cours. Enfin, c’est ce que disent les gens comme moi, au parcours qui sans doute doit paraître un peu étrange aujourd’hui. Et puis, zut, l’agrèg’ de philo c’était pas mon truc. Deleuze, philosophe pratique : c’est ce qu’il souhaitait.

Notes

[1] Dans Cinéma 1 : L’image-mouvement, Auger a été malencontreusement orthographié Augé, ce qui a entraîné bien des confusions, chez des commentateurs français ou étrangers. A ce sujet, voir le post-scriptum de cet article.

[2] Voir une série d’enregistrements en 15 parties, de cours de l’année universitaire 1975-1976, réalisée par Marielle Burkhalter.

[3] François Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, La Découverte, 2007, page 421.

[4] cf. Henri Bergson, L’évolution créatrice, chapitre IV.

[5] cf. Claude Eizykman, La jouissance-cinéma, Paris, U.G.E. 10/18, 1976

[6] cf. Jean-François Lyotard, « L’acinéma » in Cinéma : Théorie, lectures, Klincksieck, 1973

[7] Une histoire du cinéma, exposition conçue par Peter Kubelka, musée national d’art moderne, 1976.

[8] Voir un extrait du film. Le film est visible dans son intégralité en vingt parties.

[9] cf. Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, Editions de Minuit, 1983, le chapitre « L’image-affection : qualités, puissances, espaces », pages 154-172.

[10] A noter que les versions originales de ces films ne sont pas sonorisées

[11] Revue Cinémathèque, Cinémathèque Française, n°11, printemps 1997, Pascal Auger, « Histoire d’une falsification : La Symphonie diagonale, Viking Eggeling », pages 84-92

 

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