812. Hobbes ou la puissance d’agir.
Reprenons à notre compte la différence entre puissance et raison qui a existé au sein des sociétés de souveraineté et qui s’est terminée sous la forme d’une querelle entre le rationalisme révolutionnaire de Jacobi et le rationalisme dogmatique de Kant jusqu’en 1786. Hobbes serait pour Léo Strauss le fondateur de la philosophie politique moderne dont on peut dire qu’après Hannah Arendt et Carl Schmidt, elle a été remise en cause par Foucault, Deleuze et Badiou : il y a toujours plus de possibilités politiques qu’on ne le laisse entendre. Comprenez, il y a d’autres possibilités beaucoup plus immédiates que la politique représentative par laquelle les minorités — groupes, familles, communautés, individus — délèguent à la souveraineté leur puissance et deviennent un peuple.
Hobbes est un penseur de la souveraineté absolue, mais il introduit une nouvelle notion : celle de droit naturel. La définition qu’il en donne n’a rien à voir avec le droit naturel des Anciens comme ordre rationnel du monde. Pour Hobbes, le droit naturel est synonyme de puissance d’agir ou de capacité d’action. Pour l’individu, le droit naturel est avant tout celui de faire usage de sa puissance comme bon lui semble, en vue de la seule fin que la nature lui assigne : se conserver. La politique de Hobbes a pour originalité de déplacer le critère de référence de l’action. Dans la tradition antique le droit naturel se définit comme ce qui est conforme au juste, avec Hobbes, il est assimilé au seul instinct de conservation. Ce que Hobbes nomme peur de la mort devient principe fondamental de la politique moderne. Cette politique « moderne » repose sur la souveraineté propre aux sociétés disciplinaires, la souveraineté est l’instance toute puissante à qui le droit naturel est concédé. C’est elle qui possède le droit de vie et de mort. L’ordre politique n’a de légitimité que pour autant qu’il prémunisse l’individu contre la menace de sa disparition. Hobbes ne peut ignorer qu’il rompt avec la tradition socratique exprimée dans des textes comme le Gorgias, où Platon fait dire à Socrate que, pour craindre la mort, il faut être tout à fait insensé ou tout à fait lâche. Le choix de Socrate qui se laisse condamner et infliger le châtiment suprême est à l’opposé du nouveau principe, qui, au final, est propre aux sociétés disciplinaires (sur le modèle de la prison, de l’armée, de l’école).
Ce n’est pas un hasard si Hobbes distingue la loi naturelle du droit naturel. Par le recensement autour de l’instinct de conservation de l’individu, Hobbes, avec son droit naturel, ne conçoit aucune existence sociale. L’homme n’est plus comme pour les Grecs, un « animal politique », la cité ne relève plus de la nature, elle ne peut être conçue que comme antérieure à l’individu, ainsi que le disait Aristote. Elle devra être désormais déduite du droit naturel, c’est-à-dire légitimée dans son existence a posteriori. C’est pourquoi Hobbes distingue soigneusement la loi naturelle du droit naturel. La loi naturelle contraint l’homme à faire usage des moyens les plus appropriés pour sa conservation. Ce calcul des moyens implique l’usage de sa raison. La loi naturelle est donc rationnelle, mais son statut n’est pas celui d’un principe ou d’un critère mais bien celui d’un moyen. Avec Hobbes, la raison politique se fait instrumentale, elle vise non plus à la vérité, mais à l’efficacité, à la performativité. Si l’état social est plus légitime que l’état de nature, ce n’est pas parce qu’il serait plus juste mais parce qu’il est plus utile.
En effet, si l’homme vit en société c’est parce que la loi naturelle (le calcul intéressé) montre que le droit naturel (la puissance) est incapable d’assurer l’effacement de la conservation. Cette société humaine était qualifiée au xxe siècle d’organique parce que faite de liens sociaux. Mais elle subit précisément une crise de culture, une déliaison* comme les appelait Hannah Arendt avec un certain désemparement* face à la perte des absolus et l’avènement de la dimension de la Terre — l’avènement de la soumission de la Terre entière par l’humanité qui connaîtra plusieurs stades et dont la marchandise est le premier voir le Tratié de la paix perpétuelle de Kant. Àl’état dit « de nature », chacun use de sa puissance, mais nul ne peut être certain de se maintenir en vie. La puissance est par nature dépourvue de toute garantie, elle ne cesse de fluctuer. C’est parce que cette fluctuation met en danger l’individu incapable d’assumer le tragique de l’existence que l’homme en vient à abandonner l’état dit « de nature » et met en place un pacte social. Hobbes comprend le pacte social des sociétés hiérarchisées, comme le renoncement mutuel, par leurs individus, à l’exercice de leur droit naturel (puissance) et leur transfert à une instance extérieure, désormais souveraine. On appelle cela en langage freudien la castration, en langage kantien l’hétéronomie. Cette instance supérieure peut être indifféremment un individu, une assemblée ou la communauté en son entier. Cette instance, pour sa part, ne contracte pas, elle reçoit les transferts de puissance sans participer à leur échange. Dépositaire non liée par un contrat, elle est donc puissance légitime et absolue. « Léviathan moderne, elle concentre un maximum de puissance au service de tous. Hobbes trouve ainsi la solution au problème de sécurité, désormais assurée par le souverain. Le pouvoir ainsi conçu, qui remarquons-le n’est pas la puissance, est absolu au sens où il ne rencontre aucune limite hormis celle de sa puissance, qui tend par nature à s’épuiser. Selon Hobbes le pouvoir n’est pas arbitraire, puisqu’il s’exprime au travers de lois. À ses yeux le rôle du souverain est de dire le droit. Pourtant, comme le montrent Thoreau in La désobéissance civile ou la Boétie in Traité de la servitude volontaire la légalité n’atteint pas toujours cette légitimité qui fait autorité. Sous l’illusion de ne pas être arbitraire, la loi pour Hobbes assure doublement la sécurité : d’une part, elle énonce les limites de l’action individuelle en posant des interdits, d’autre part, elle rend possible cette action en lui assignant un territoire où elle peut s’exercer sans risque. La loi est un pouvoir absolu mais non total. Elle pose les limites infranchissables pour mieux assurer à l’intérieur de celles-ci les limites d’agir de chacun : la loi relève donc de l’arbitraire d’une morale. Ainsi, comme le remarque Kant, la loi morale est une meilleure garantie que l’abri physique contre les aléas de la vie. Mais c’est que l’on demeure dans une certaine affectivité décadente, laquelle nie les multiples mutations des groupes et multitudes qui font le dépassement des paradigmes de l’homme et de la gouvernance : le groupe ne se définira plus par la possession de certains caractères, mais par sa tendance à les accentuer BgEC_107.