La Philosophie à Paris

L'enjeu mimétique du rituel du 11 septembre

20 Juillet 2006, 09:00am

Publié par Anne Vernet, Docteur es-sciences du langage.

Personne ne contestera que l'impérialisme américain repose et fonctionne d'abord sur l'entreprise mimétique. Sa prodigieuse maîtrise par l'industrie culturelle américaine officielle (exportée, c'est-à-dire aussi désirée) en est l'outil. Lorsque le mimétisme échoue, la machine contraignante, répréssive - des rétorsions économiques à "la guerre contre l'axe du mal" s'ébranle. Le processus est connu depuis la Contre-Réforme du XVIe siècle.

Mais l'ironie de tout système mimétique fermé (modélisant) est au fond d'entendre toujours "l'autre-du-modèle" comme subordonné et/ou réfractaire : il ne peut s'y dire qu'en termes de défaut ou de résistance par rapport au modèle. Or de ce fait le modèle lui-même perd toute autonomie puisque par définition sa fonction le rend dépendant de sa reproduction par son "autre". Autrement dit, toute visée mimétique primaire est le masque d'une domination qui est d'abord auto-aliénation : ce qui s'y dit sous le terme "différence" est un défaut dans l'identité du même : "Arracher la différence à son état de malédiction semble alors le projet d'une philosophie de la différence" (1)

Il n'y a jamais de mimétisme collectif constructif (les cauchemars totalitaires le prouvent). Le mimétisme est toujours individuel et referme l'individu sur sa propre contrainte. Il est le masque d'une domination qui vise à effacer, avec l'altérité, l'auto-détermination.

Le mimétisme individuel est l'élément-racine qui conduit à la modélisation collective. Le résultat collectif d'une opération de "mimesis primaire" est toujours additionnel : or, dans cette addition, est refoulé l'ordre symbolique qui, seul, permet qu'une représentation soit viable en produisant précisémment l'écart différentiel créateur de l'acte représentant.

L'exclusion de la médiation symbolique est aisée à comprendre si l'on considère la manière dont fonctionne la mimesis inférieure sur le plan linguistique, c'est-à-dire l'identification à la langue et par extension à la culture. Ce qu'on appelle "programmation neuro-linguistique" en est un exemple. Il est intéressant aussi de considérer l'identification mimétique d'une classe sociale ou d'un peuple à sa langue et à sa culture lorsque cette classe ou ce peuple et leurs langues se trouvent en position hégémonique.

On peut prendre deux exemples : la noblesse française de l'Ancien Régime et le peuple américain aujourd'hui et la manière dont leurs "cultures" se sont imposées, la première dans l'Europe des Lumières, la seconde dans le monde contemporain. J'entends ici bien évidemment que le terme "peuple américain" n'implique évidemment pas la volonté consciente et éclairée des individus qui le composent, mais désigne une sorte d'agrégat abstrait, fictif, érigé en symbole aux dépens de ce même peuple - et des autres - par l'État.

Dans l'un et l'autre cas, les individus identifiés à la culture dominante s'expriment non en tant que personnes mais en tant que symboles : c'est-à-dire substitués au réel. Or, aucun être humain ne peut se constituer en symbole et se substituer lui-même au réel, c'est-à-dire interdire par là à autrui et à lui-même toute médiation symbolique (sinon l'identification mimétique "vide") sans être aussitôt menacé de destruction.

Ce fut exactement là le lot des noblesses françaises et russes pré-révolutionnaires. C'est aujourd'hui celui "du peuple américain" - lequel, en tant qu'unité véritablement homogène et à ce titre signifiante, n'existe nulle part, sinon dans le discours dominant de ses dirigeants, politiques et économiques - ses chefs, de guerre et de pouvoir.

Aussi, la dénonciation de Baudrillard (Le Monde , 20 Octobre 2001) supposant, à propos du 11 Septembre 2001, la pertinence des terroristes à "avoir compris la capacité qu'a l'ordre médiatique à produire du symbolique et, à ce titre, à avoir accompli un attentat mis médiatiquement en scène en temps réel comme évènement symbolique", et posant donc l'origine de la portée symbolique de l'évènement dans le seul pouvoir de sa symbolisation (c'est-à-dire de sa "sortie du temps historique") par sa médiatisation simultanée au fait, cette analyse, donc, est radicalement fausse.

Ce n'est pas le caractère "hollywoodien", médiatique, de l'attentat qui en fait un symbole, mais le caractère symbolique conféré à ceux qu'il a détruits, et qu'il visait précisément à ce titre. C'est seulement le caractère symbolique de la victime qui confère à l'évènement sa portée de symbole : exactement comme décapiter Louis XVI fonda la république française - dans la terreur. La différence, ici, est que nulle révolution sociale n'était en marche, qu'il s'agissait seulement d'un règlement de comptes comparable à ceux qui se réglèrent et se règlent toujours entre les parrains maffieux (la CIA) et leurs séides ou leurs seconds (Ben Laden). Le symbolique institué par l'attentat du 11 Septembre 2001 est donc de cet ordre-là.

En réalité, c'est au "Septembre noir" de la crise de 29 et à ses bandits qu'il renvoie les USA - plus qu'au 11 Septembre 1973 qui vit l'assassinat d'Allende avec l'appui de la CIA -. Et au-delà, à la loi du "far-West" fondatrice de la colonisation américaine. Son exploitation médiatique, elle, tend à poser la victime symbolique ("l'être" américain) comme le tabou (sacré) sur lequel devrait s'appuyer l'ordre nouveau : telle est bien l'élaboration, mystique, d'un symbolisme de nature religieuse, que semble poursuivre l'administration américaine. Ses agresseurs (les "kamikazes"), eux, auraient fait le pari inverse : détruire le symbole fondera la révolution de l'ordre nouveau - sans préjuger ici de sa nature et de sa forme -. Mais dans les deux cas, le résultat est la terreur primaire de l'ordre maffieux originel - source même de l'attentat. L'ordre du monde, du point de vue symbolique, se trouve donc actuellement déchiré entre ces deux tentations irréconciliables qui se miment mutuellement, d'une fondation pseudo-symbolique : autant dire qu'il se débat dans le diabole et non plus se réfère au symbole .

Nous ne pouvons donc que nous mobiliser et lutter contre l'ordre pseudo-symbolique institué en ces termes, et qui ne veut se dire que dans l'un ou l'autre pôle de l'opposition. Cet ordre, et l'aberrant conflit qu'il institue, doit être dénoncé, analysé, déconstruit et rejeté. Hors de quoi l'institué ne sera que l'institution de la violence et de la régression. Tout référent/modèle, lorsqu'il s'agit d'un être de langage, c'est-à-dire d'un être humain, perd son autonomie et donc sa liberté en se faisant symbole : il ne peut dès lors être autre que mimé ou détruit, condamné à ne désirer reconnaître aucun "Autre" que lui-même - son "bien" - ou se vouer, dans un combat mortel, à son ennemi radical, son adversaire ontologique - son "mal". Ainsi se dévoile l'aliénation du modèle.

La question à approfondir alors, en ce début du XXIe siècle, au vu de l'expérience historique que possède désormais l'humanité et du point de vue psychanalytique individuel et collectif, est celle-ci : est-ce véritablement l'accès au symbolique qui implique la castration (soit, sur le plan collectif, sacrifice, massacre, génocide), ou bien n'est-ce pas simplement la contrainte mimétique elle-même, qui est, dans sa nature même, telle qu'elle s'organise artificiellement aujourd'hui par l'image industrielle, castratrice et meurtrière ? La réponse à cette question déterminerait une évaluation essentielle : à savoir que l'humanité peut avoir, depuis Hiroshima et Auschwitz (et non depuis Septembre 2001 qui au contraire n'en exprimerait en quelque sorte que le "retour du refoulé" au coeur de la réification capitaliste qui la nie), franchi un certain seuil d'intégration quant à la conscience générique d'elle-même. Cela impliquerait une mutation de l'ordre symbolique et de l'accès à celui-ci.

Car l'ordre pseudo-symbolique auquel prétend de part et d'autre le "11 septembre" n'est qu'une perversion radicale du symbole. Elle veut se poser en définition de l'humanité. Or celle-ci ne saurait plus se constituer par l'identification des uns et la soumission des autres à l'abstraction d'un modèle qui s'instituerait en tiers référent et transcendant à la libre relation entre les hommes, dans le "simple appareil" de leur humanité enfin adulte.

(1) Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF 1996, p. 44

L'enjeu mimétique du rituel du 11 septembre
Anne VERNET, Docteur es-sciences du langage.

septembre 2002.

 

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