La Philosophie à Paris

LECTURE / Sur les pirates somaliens

17 Avril 2019, 09:33am

Publié par Z. S. Garap

Frères de la côte du collectif ISKASHATO
Mémoire en défense des pirates somaliens, traqués par toutes les puissances du monde

Auteur : ISKASHATO, qui est un collectif autonome temporaire dont le nom signifie en somalien « des gens qui mettent en commun effort savoir-faire et moyens de production dans le but de créer ou transformer et de partager égalitairement... »
Édition : L'insomniaque en juin 2013, 92 pages.

Le mémoire dont il est ici question s'attache à mettre en lumière les raisons sous-jacentes du regain d'actes de piraterie maritime au large des côtes de ce pays africain de la « périphérie délaissée » qu'est la Somalie. Les auteurs ont assisté à certaines audiences relativement confidentielles de deux procès de « présumés pirates » qui ont eu lieu sur le territoire français, celui du Ponant en première instance, et celui en appel du Carré d'As, deux navires battant pavillon français. Bien entendu, il ne s'agit pas d'être dupe à l’égard d'une certaine dérive vers le banditisme de certains des « pirates », mais de constater qu'à la base beaucoup ont pris les armes pour se défendre et réclamer un droit de passage dans les eaux territoriales somaliennes. Aussi, il est évident que passer à l'action armée dans un pays en état de guerre civile et où circulent (d’après les estimations) 20 millions d'armes pour 9 millions d'habitants est facilité, pour ne pas dire logique, la violence étant devenue presque banale.

Décembre 2004 : la côte somalienne est dévastée par l'énorme vague du tsunami ; ceci dans l’indifférence quasi générale de la « communauté internationale » qui préfère porter le regard sur les régions touristiques comme l'Asie du Sud-Est, notamment la Thaïlande. Une fois les eaux dévastatrices retirées, c'est avec effroi que les somaliens ont découvert d'énormes conteneurs mystérieux échoués sur la plage, stigmates d'un jeu crapuleux s'étant déroulé dans les coulisses d'une triste pièce de théâtre au cours de laquelle les somaliens furent les « bouffons », tandis que le gangstérisme de l'industrie chimico-nucléaire en fut le héros, blanc comme neige. Issus de fait réel, « les méchants » gagnent presque toujours à la fin. En effet, des réseaux affairistes mafieux, peu scrupuleux, profitèrent de la dislocation de l'état postcolonial somalien, au début des années 1990, pour sous-traiter le « stockage » de rejets hautement toxiques de l'industrie en les immergeant en pleine mer à très bas prix. Ils profitèrent de l'absence de garde-côtes au large de la Corne de l'Afrique, ce qui à nouveau n’émut guère les occidentaux. Des milliers de poissons morts, des enfants naissant avec des malformations urogénitales, caractéristiques d'une exposition à des produits chimiques,ont été les conséquences de ces pollutions et, bien entendu, les nappes phréatiques n'ont pas échappé à ces contaminations sournoises. Évidemment, ces produits chimiques inquiètent au plus haut point les somaliens[1]. Quant à parler de rejets toxiques en pleine mer, il va sans dire que la situation géographique du Golf d'Aden n'aide pas, étant donné que celui-ci se trouve à l'entrée du canal du Suez, le trafic maritime y est donc très  important. En effet, une grosse partie du transport mondiale des hydrocarbures y transite, les supertankers y effectuent des dégazages réguliers. Parallèlement, les thoniers, chalutiers et autres flottes de pèches utilisent fréquemment des méthodes industrielles interdites dans d'autres régions du monde pour prendre du poisson dans leurs rets. Ce faisant, ces charognards ont largement contribué à détruire les ressources halieutiques des habitants de la côte somalienne, spoliant ainsi une de leur seule source de survie, ceci dans un pays déjà ravagé par la famine. D'ailleurs qui n'a pas cette vision de corps faméliques souffrant de malnutrition en pensant à la Somalie ? Les pécheurs autochtones munis de moyens dérisoires ne font pas le poids face à cette rapine impérialiste. C'est donc en toute logique que certains d'entre eux, dégoutés d'être ainsi piétinés, sont devenus pirates et ont repris ainsi une partie minime des vols du Capital. Par contre, ce regain d'actes de piraterie au large de la Corne d'Afrique dans la 2ème moitié des années 2000 a beaucoup ému les occidentaux[2]. Il faut dire que les « sanguinaires pirates » perturbaient un rien l'importation de pétrole, et gênaient quelque peu le passage des marchandises produites par une main d’œuvre surexploité et donc à très bas salaire. Prenant prétexte de la piraterie, la coalition internationale, c'est-à-dire « l'empire du Bien », en a profité pour effectuer un repositionnement stratégique dans cette région du monde afin de maximiser les potentiels profits à réaliser dans les eaux internationales. Il a militarisé à tout va et transformant ainsi l'Océan Indien en une immense zone de test pour toute sorte de gadgets destinés à la répression et à la surveillance, le tout alimentant largement une économie lucrative de la contre-piraterie : drones sous-marins, drones aériens, canons à son, rayon laser éblouissant, système de géolocalisation, radars haute-résolution, milices privées. Des policiers et des magistrats furent mêmes spécialement formés et les lois furet calibrées dans le sens des besoins de la lutte anti-piraterie. La planification et la construction d'infrastructures comme des tribunaux ou encore des prisons complétèrent cet arsenal répressif. Tout ceci a été mis au point pour juger plus efficacement les pirates et pallier le fait qu’en Somalie il n'existe actuellement pas vraiment d'Etat doté de pouvoirs régaliens. Ce qui n'empêche pas qu'une partie des inculpés a été envoyée au Puntland ou au Somaliland. Mais c'est aussi sur les Etats voisins, comme par exemple les Seychelles ou le Kenya, que l'on fait reposer cette charge. Toutefois, il va de soi que ces Etats ont accepté cette tâche selon des modalités qui diffèrent pour chacun d’eux et que leurs sont alloués certains moyens dans la gestion du flux d'écumeurs des mers faits prisonniers. En parallèle, a aussi été renforcé tout un arsenal juridique qui, par exemple, permet de légaliser après coup les incursions sur le sol somalien des forces anti-piraterie. En sus,sont apparues des milices privées pilonnant assez fréquemment de simples bateaux de pêche suspectés d'être pirates. Certaines embarcations de pèche somaliennes ne sont en fait jamais revenues à terre, sans doute détruites par cette répression tous azimuts et ceci même en zone territoriale somalienne. Les pirates (eux souvent préfèrent se dire « gardes-côte ») travaillent pour le compte de commanditaires, c'est-à-dire des gens qui financent les opérations pour arraisonner les bateaux en mer et qui empochent la plus grosse part du butin. Alors même si aujourd'hui en 2015, les actes de piraterie ont presque disparu au large de la Corne de l'Afrique, gageons qu'ils recommenceront dès que la surveillance des eaux diminuera à nouveau, tant il est vrai que surveiller constamment une zone immense de l'océan est dispendieux, tandis qu’arraisonner un bateau requiert peu de moyen, mais demande par contre énormément de courage. Ce dont les pirates ne semblent pas manquer.

 
Sources :

[1] Pour plus d'information à ce sujet, nous vous conseillons de visionner le documentaire Toxic Somalia : https://www.youtube.com/watch?v=ebdErftdDbA
Ce reportage diffusé en 2011 sur Arte a été projeté lors du procès du Carré d'As qui s'est déroulé en novembre 2011. Le journaliste Paul Moreira a d'ailleurs aussi été entendu lors de ce procès.

[2] Au point d'en faire le film Captain Philips inspiré de faits réels.

 

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