La Philosophie à Paris

LECTURE / Le capital fictif et la reproduction sociale contractée aujourd’hui, la chine et la révolution permanente.

18 Avril 2019, 10:35am

Publié par Z. S. Garap

Le capital fictif et la reproduction sociale contractée aujourd’hui, la chine et la révolution permanente.

« Le capital est une contradiction en mouvement où, d’un côté, le temps de travail tend à être réduit à son minimum alors que, de l’autre, il est posé comme l’unique mesure et la seule source de la richesse ».
Karl Marx, Grundisse

Cette citation des Grundisse, qui identifie la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste, décrit succinctement la situation à l’échelle mondiale aujourd’hui : une nouvelle fois, comme en 1914, le capital exige, afin de survivre comme capital, une vaste dévalorisation de toutes les valeurs existantes, quelle que soit l’ampleur de la destruction des êtres humains et des moyens de production que cela implique.

Cette situation dure, en fait, depuis 1970/73. Le capital global a reporté le jour de son jugement dernier, celui d’une déflation complète, en utilisant une vaste pyramide de dette – c'est-à-dire de capital fictif- et à l’aide d’une série de “ tendances compensatoires” qui ont supporté cette dette pendant que la reproduction sociale s’est contractée. Avant de se pencher sur les spécificités des quatre décennies depuis 1970/73, esquissons les grands changements qui les ont précédées. Créé au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, le système Bretton Woods de parités fixes ancrées sur le dollar américain venait juste de s’écrouler. A cette époque, l’accumulation mondiale était clairement divisée en trois zones : 1) les pays capitalistes avancés (OCDE, Etats-Unis, Europe, Japon), 2) le bloc “socialiste” (l’Union Soviétique et le Comecon) et 3) le “Tiers-monde” des pays “non-alignés”, où la Chine constituait un cas particulier. Tant le bloc “socialiste” que le Tiers-Monde étaient profondément endettés auprès des banques occidentales et allaient le devenir encore plus au cours des années 1970. La classe ouvrière aux États-Unis et en Europe de l’Ouest était au cœur de l’une de ses plus grandes vagues de grève depuis l’immédiat après guerre. Le nationalisme tiers-mondiste de type “Trikont”, promu par des pays comme l’Algérie et Cuba, était encore une force vigoureuse qui allait culminer au milieu des années 1970 lors de la défaite des USA en Indochine, l’indépendance des colonies portugaises en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau, et l’instauration des régimes pro soviétiques sur la Corne de l’Afrique en Somalie et en Éthiopie. En Afrique du Sud, la lutte anti-apartheid avait atteint une nouvelle dimension avec les émeutes de Soweto de 1976. Une nouvelle indépendance du Tiers-monde résonnait dans l’ascension de l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) au travers de la hausse du prix du pétrole de 1973 (et plus tard en 1979), bien que la plupart des nations de l’OPEP fussent liées en réalité aux Etats-Unis et aux marchés financiers américains . A l’ONU, un “Groupe de 77” pays du Tiers-Monde fustigeait agressivement la domination économique de l’Ouest. L“Euro-communisme” semblait être en marche en France, en Espagne et en Italie . Le Shah d’Iran, pro-américain, aspirait à devenir une puissance régionale au Moyen-Orient. Peu, en Occident, avaient déjà entendu parler du fondamentalisme islamique, dans ses variantes chiite ou sunnite, et peu encore prenaient au sérieux les “Quatre Tigres” d’Asie (Corée du Sud- Taiwan- Hong Kong- Singapour) qui n’en étaient qu’aux balbutiements de leur essor industriel. La Chine, encore largement autarcique et secouée par les derniers soubresauts de la “Révolution Culturelle”, était une “quantité négligeable” dans l’économie mondiale. La France et l’Allemagne, au sortir des années 1970, vivaient les premières étapes de la formation de la monnaie unique européenne visant à stopper leur dépendance aux fluctuations du dollar. Le cône sud de l’Amérique du Sud (Argentine- Chili – Brésil – Uruguay) était sous la férule de vicieuses dictatures militaires soutenues par les Etats-Unis.

Quarante ans plus tard, dont trente cinq sous l’ère “néolibérale”, nous assistons avant tout au déclin (relatif) des États-Unis. L’Union Européenne, conçue comme un contrepoids à l’hégémonie américaine, est sous la menace d’une disparition de sa monnaie unique et, dans la lancée, d’une désintégration pure et simple. Aux États-Unis (ce n’est pas tout à fait le cas en Europe), les grèves ont diminué, jusqu’à devenir récemment presque invisibles . Le bloc soviétique s’est écroulé, et seules la Pologne et la République Tchèque ont regagné, à ce jour, une assise précaire. Le Tiers-Monde s’est fragmenté sous l’effet de l’essor complet des “Quatre Tigres” , suivi par le “vol d’oies sauvages” des tigres en herbe, actuellement emmenés par le Vietnam “socialiste” . Le fondamentalisme islamique a balayé le nationalisme tiers-mondiste dans la grande partie du monde arabe ainsi qu’en Afghanistan et au Pakistan. Les petites populations des riches états pétroliers du Golfe et d’Arabie Saoudite forment une classe à part, mais leur importante main d’œuvre importée d’Asie du Sud est une bombe régionale à retardement. Un tiers de la population mondiale, en Afrique et dans certaines parties de l'Amérique latine a été pris au piège dans la stagnation économique depuis 1980.

La Chine, au même moment, a été totalement en phase avec la restructuration néolibérale globale dont, en fait, elle a été la clef du succès, comme nous le montrerons, et est devenue “l’atelier du monde”, en contre exemple de tant d’autres pays en proie à l’hémorragie industrielle. Nous reviendrons sur ce que cela induit pratiquement pour la révolution mondiale après avoir analysé en détail le “bilan” de l’austérité planétaire visant à préserver les valeurs fictives. Les quatre décennies passées ont été des temps de défaite et de recomposition de la classe ouvrière ; Dans ce qui suit, nous mettrons (un peu artificiellement) entre parenthèses la lutte de classe tout en décortiquant la tendance économique de cette période, puis nous conclurons sur une perspective stratégique mondiale.
A la veille de la Première Guerre Mondiale, le capital avait inauguré un précédent historique comparable à celui que nous traversons, en recourant à une longue période de dévalorisation, puisque le simple effondrement brusque du papier valeur, la banqueroute des capitaux les plus faibles, la déflation générale des prix et le chômage de longue durée de la classe ouvrière qui servait à écraser les salaires, n’étaient plus alors suffisants pour accomplir la nécessaire dévalorisation, comme cela avait été le cas au fil du 19ème siècle. Dès lors, la destruction pure et simple de la force de travail— c’est à dire des travailleurs —et des usines devint une composante du processus par lequel le capital anéantit suffisamment de valeur pour recommencer la production à un taux de profit acceptable Entre 1914 et 1945, deux guerres mondiales, la période de brève reconstruction des années 1920 , la décennie de dépression qui suivit, le fascisme, le stalinisme, furent tous des éléments du processus qui jeta les bases du boom d’après-guerre, de 1945 à 1970/73. La dévalorisation mondiale , à l’instar de toutes les crises qui l’ont précédée (les crises décennales entre 1817 et 1866 que Marx étudia et la “longue déflation” de 1873 à 1896) a rivé l’ensemble de la production et de la reproduction à un nouveau “standard de valeur”, phénomène que Marx évoque dans le Capital sous la formule de “révolution de la valeur”. Chaque phase capitaliste d’expansion et de récession (de “haut et de bas”, en jargon populaire) constitue un saut qualitatif basé sur un nouveau standard, ou s’opère une transformation “de pommes en oranges” dans laquelle une unité de temps de travail socialement nécessaire est sans commune mesure avec celle de la phase précédente, ou avec celle de la période à venir. La “gamme ” des nouveaux modes de transport apparue au milieu du 19ème siècle, des canaux de navigation aux chemins de fer en passant par les bateaux à vapeur, a constitué un tel saut qualitatif ; Les nouvelles technologies électroniques, chimiques et automobiles des années 1920 aux années 1940 en ont formé un autre, et plus près de nous, la révolution des communications et des transports de marchandises (maritime et aérienne) amorcée à partir des années 1970 en a été un autre exemple.

A la fin des années 1960, le boom d’après guerre avait conduit le capital mondial à un nouveau seuil de développement, où le coût moyen de la reproduction de la force de travail ne pouvait plus faire office de “numéraire” systémique, de dénominateur commun, à l’échange marchand. Une fois de plus, comme en 1914 mais de façon plus diffuse, le Capital entra dans une nouvelle période où la destruction physique à l’échelle mondiale devenait un facteur nécessaire du mouvement de dévalorisation et de potentielle revalorisation.

Tout cycle capitaliste d’expansion et de récession produit du capital fictif lorsqu’il est à son apogée : celui-ci est composé de titres à la plus-value qui ne correspondent en rien à la plus value réellement disponible dans le procès de production immédiat ou issue du pillage des ressources par le biais de l’accumulation primitive. Mise à part la spéculation rampante, comme celle qui a particulièrement marqué les deux dernières décennies (ainsi que celle de la période qui précéda la récession mondiale de 1973-1975, la plus importante depuis la Seconde Guerre Mondiale ), la source initiale du capital fictif est le capital fixe dévalorisé au sein même de la sphère de production immédiate . Cette dévalorisation résulte directement de l’un des aspects les plus vitaux du capital : les progrès réguliers de la productivité du travail. Mais le capital n’apparaît pas aux yeux du capitaliste, tel que décrit dans les deux premiers volumes de l’ouvrage de Marx, comme de la “valeur s’autovalorisant” mais plutôt sous la forme de droits à la richesse, comme les d’actions (profit), les obligations (intérêt) et les différents types de rente foncière étudiés dans le vol. III. Ces titres sont des droits à la liquidité future, dont la “valeur” n’est pas immédiatement déterminée par le rapport “prix/valeur”, casse tête dont se gargarisent ad nauseam les lecteurs braqués sur la première section du vol. III, mais par une capitalisation de cette liquidité relative au taux de profit moyen général . A mesure que cette masse d’air chaud s’amplifie – fictivement par rapport à la plus-value réelle capable de la valoriser – elle est soutenue par des mesures anti-déflationnistes de la banque centrale ainsi que par différentes “tendances compensatoires” . La masse d’air chaud circule, comme n’importe quel autre capital, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus être valorisée à travers le mouvement classique M-C-M’ qui définit le capital. La récession qui s’ensuit fait s’effondrer ces titres à la richesse, en les alignant sur le taux de profit réellement disponible, voire même en dessous de celui-ci, et ce, tout en s’inscrivant dans la phase initiale d’une nouvelle expansion. Cette phase est celle dans laquelle nous nous trouvons depuis 2008. Mais ce qui se passa en 2008 correspondit à la l’ultime moment, la phase aigüe, comme déjà évoquée, d’une longue formation de dette pyramidale dissimulant (ou pas, pour ainsi dire) une longue période de contraction de la reproduction sociale à l’échelle mondiale depuis les années 1970, contrastant avec la reprise capitaliste de 1945-1970/73.

Regardons de plus près comment ces titres fictifs à la richesse ont pris l’énorme dimension qu’ils atteignirent en 2007-8 et qu’ils continuent de revêtir aujourd’hui, cinq ans après le krach. Le lecteur contemporain peut facilement reconnaitre de tels titres dans les activités des fonds souverains, tout comme dans les produits dérivés, la “finance sécurisée”, l’“inflation des actifs” mondiale sur les marchés boursiers, ainsi que dans les valeurs des propriétés privées et commerciales, les “credit default swaps” (obligations structurées adossées à des prêts bancaires, ndt), les “collateral loan obligations” (obligations structurées adossées à des emprunts, ndt), le gonflement du secteur “FIA” (FIRE en anglais, qui signifie « feu », ndt) (Finance-Immobilier-Assurance), sans oublier l’augmentation de la dette du gouvernement américain, qui est passée de 10 billions de dollars à 15 billions de dollars en 4 ans, et les hausses similaires des bilans de la Banque Centrale Européenne, de la Banque du Japon, et de la Banque de Chine. Sous le poids de ces droits à la richesse, la reproduction sociale en rétrécissement est plus immédiatement visible dans les rues de Grèce, d’Italie et d’Espagne, tout comme derrière l’actuel taux mondial du chômage des moins de 25 ans, qui s’élève à 50%. Peu aujourd’hui se souviennent de la crise de liquidité qui frappa les grandes entreprises U.S en 1969-70 , ou la chute de 35% de la bourse américaine la même année, laquelle succédait à la “crise du dollar” de mars 1968 qui aboutit finalement sur une récession brutale aux Etats-Unis. Mais ces événements peuvent sans doute être considérés comme marquant la fin du boom d’après Guerre et, en dépit des apparences parfois contraires, le système mondial a bel et bien été hanté, depuis, par le spectre de la déflation qui sévit aujourd’hui. Ce resserrement du crédit et la récession qui s’en suivit débouchèrent sur la suspension, par Richard Nixon en août 1971, de la convertibilité en or du dollar américain ainsi que sur une série de mesures visant à redresser l’économie U.S au travers d’une super expansion inflationniste et garantir la réélection de celui-ci en 1972 .

La rupture du lien entre le dollar, qui était à cette époque, comme aujourd’hui, la principale monnaie de réserve mondiale, et l’étalon or instauré à la conférence de Bretton Woods en 1944, a déclenché le processus de gonflement de la bulle de capital fictif jusqu‘aux proportions colossales qui sont les siennes de nos jours.
Simultanément à (et en relation à) ces événements sur les marchés financiers mondiaux, le prix du pétrole mondial quadrupla en 1972-1973 .

En 1973-74, tout comme en 2008, les principaux gouvernements capitalistes ont opéré une reflation de l’économie sur le mode keynésien classique, engendrant (dans le meilleur des cas) la “stagflation”, c'est-à-dire la croissance faible couplée de l’inflation, laquelle, en 1979, était de 15% aux Etats-Unis et encore plus élevée au Royaume-Uni. En cette période où les taux d’intérêt étaient effectivement négatifs, les créanciers et toutes les personnes à revenu fixe furent punis alors que les débiteurs étaient récompensés . Les pays européens et le Japon furent contraints d’importer l’inflation américaine en raison de l’excédent chronique de leur balance des paiements dans leurs échanges avec les Etats-Unis. Cette période s’est achevée en 1979 avec la seconde “crise pétrolière”, associée immédiatement à la Révolution Iranienne, et l’accession au pouvoir de Thatcher en Grande-Bretagne suivie, un an plus tard, par la victoire de Reagan aux USA, tandis que la Réserve Fédérale Américaine, sous la direction de Paul Volcker, propulsait les taux d’intérêt à 20% afin de stopper la ruée sur le dollar et (le vrai but de cette mesure) réduire l’inflation aux Etats-Unis, ce qui se traduisit par une récession (1980-82) encore plus profonde que celle du milieu des années 1970. Le capital mondial entra dans l’ère “néolibérale” et, aux environs de 1985, Reagan, Thatcher, Mitterrand, Gorbatchev et Deng s’accordaient pour tourner le dos aux dimensions sociales de l’Etat, qui avaient caractérisé jusque là la période ouverte dès après-guerre.

“Néolibéralisme” (terme inventé pour détourner l’attention du mot “capitalisme”) est un mot dont l’origine se situe dans la pensée d’après-guerre des théoriciens “autrichiens” Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises, et qui s’est répandu dans le monde anglo-saxon sous l’une des ses variantes, le “monétarisme”. Bien que la plupart des lecteurs de ce texte ne soient que trop familiers de ce terme et de ce qu’il implique, revenir sur celui-ci est toujours utile pour comprendre le sens de l’impact global du néolibéralisme, qui perdure aujourd’hui. Quoique marginal dans les premières années de la décennie 1970, sauf en Amérique latine (Chili, Argentine) , le néolibéralisme a dominé le monde pendant 30 ans et sa course n’est pas encore terminée. On pourrait nettement le définir comme la somme des moyens de destruction de V (capital variable) et de C (capital constant) mis en œuvre afin de maintenir en suspension la croissante bulle fictive d’air chaud à l’aide de suffisamment de S (plus-value). La toile de fond de son essor est l’inversion, post-1968, de la tendance à l’égalité des revenus en Occident ; Il a dominé idéologiquement une période durant laquelle l’inégalité des revenus aux Etats-Unis, pour ne prendre que ce cas, a dépassé celle de 1929 et l’écart entre les pays “riches” et les pays “pauvres” est devenu bien plus grand qu’il ne l’était en 1973 . Le néolibéralisme suppose une guerre contre le social, c’est à dire contre l’Etat Providence d’après-guerre et, sur un autre terrain, le “communisme”; la privatisation des services publics , principalement à des fins de pillage sur court-terme ; la précarisation et la “flexibilisation” du travail , souvent à l’aide de techniques de flux-tendues originaires du Japon ; la grave désindustrialisation à la fois des Etats-Unis et du Royaume-Uni ; l’importante réduction des impôts sur la fortune au nom des retombées positives sur l’ensemble de l’économie ; l’éloge de l’esprit d’entreprise par la petite entreprise (qui consiste, dans la plupart des cas, à ce que l’ancien employé s’auto exploite) et la montée en puissance de la “haute technologie” ; la réduction, voire carrément, le démantèlement de la régulation étatique, aussi bien des échanges banquiers et boursiers que des conditions de travail, de la santé et de la protection sociale des salariés ; l’externalisation sans entraves de la production vers des marchés de main d’œuvre à bas-prix ; le démantèlement de (certains) droits de douane et la promotion d’accords commerciaux régionaux, supranationaux, au détriment des travailleurs et des paysans. Aux États-Unis, le néolibéralisme a été accompagné et encouragé par la “guerre des cultures”, qui mit en avant les questions telles que l’avortement, l’éducation sexuelle, la contraception, la religion et le rejet de Darwin, pour mieux masquer au plus grand nombre, surtout aux plus défavorisés, les “questions économiques”, et ce, dans un climat de réaction violente généralisée contre les décennies 1960 et 1970. Une attaque décisive marquant l’ouverture de cette période fut la révolte fiscale populiste, intervenue en Californie sous le nom de Proposition 13, qui plafonna les taxes foncières et qui fit chuter de la première à la 48ème place du classement national les écoles publiques californiennes dans les trente ans qui suivirent. Cela fut le signe avant coureur du désengagement des couches aisées grâce à l’accès à des niches fiscales, aux entrées visibles ou invisibles, phénomène renforcé par la nouvelle industrie de masse de la “sécurité” privée. Les mêmes couches aisées ont poussé la population des travailleurs ordinaires vers la périphérie des centres urbains, et ce, dans un processus de gentrification mondiale. Le néolibéralisme du “libre marché” fut rapidement mis à l’épreuve sur le plan international lors de la crise de la dette latino-américaine de 1982 (avant tout au Brésil et au Mexique), nécessitant l’intervention massive et la restructuration de la dette par le gouvernement U.S, et conduisant à des programmes d’austérité du FMI dans des dizaines de pays écrasés, depuis 1973, par la montée du coût des importations de pétrole . En 1980, les plus gros employeurs au Brésil étaient les usines sidérurgiques et automobiles ; en l’an 2000, c’était des sociétés de sécurité privée et McDonalds . Le néolibéralisme a reposé sur l’escalade de la Seconde Guerre Froide et sur l’augmentation des dépenses militaires . Il a conduit à l’accord du Plaza de 1985, par lequel les Etats-Unis ont obligé le Japon et l’Allemagne à une forte réévaluation de leurs monnaies (en dévaluant les importantes réserves de dollars que ces pays avaient constituées depuis qu’ils avaient supporté, après 1979, le dollar et les taux d’intérêt élevés de Volcker). Il a poursuivi et intensifié l’incarcération de l’“excédent relatif de population” (racialement étiqueté) aux États-Unis, lequel s’élève aujourd’hui à 7 millions de personnes, c'est-à-dire 2% de la population . Il a provoqué le krach boursier mondial de 1987. Quelques mois auparavant, Alan Greenspan avait succédé à Volcker à la tête de la Banque Fédérale de Réserve (“ Fed ”), pour, durant et après le krach, mettre en application deux décennies de “Greenspan put”, c'est-à-dire la garantie que l’injection massive de crédit par la Fed créerait un filet de sécurité amortissant tout repli du marché boursier. Le néolibéralisme du “marché libre”, de “l’Etat minimal” n’eut aucun scrupule à utiliser l’Etat pour renflouer ses folies, attitude qui se répéta à une bien plus grande échelle après 2007 . Il a imposé (aux USA) “une réforme”, contraignant les bénéficiaires de prestations sociales à prendre des petits boulots mal payés au lieu de recevoir un chèque de l’Etat. Il lança les obligations pourries (“junk-bond” en anglais, ndt), l’ère de “l’acquisition avec effet de levier” (“Leverage bayout”, LBO, en anglais, ndt) des Ivan Boeskys et autres Michael Milkens, durant laquelle la dette était entassée dans les entreprises pour des motifs fiscaux, forçant celles-ci à être récupérées à prix soldé sous peine de faillite et à être réduites à l’état de simples “vaches à lait”, après quoi les artistes de LBO revendait la société, remboursait la dette et encaissait au passage un énorme profit pendant plusieurs années. Il a favorisé l’idéologie de “la valeur actionnariale”, où le prix des actions à court terme l’a emporté sur toutes autres considérations dans la gestion de l’entreprise, et il a mis à la porte la “vieille économie” des stratégies d’investissement à long terme et de R+D (“Recherche et Développement”, ndt). Il a déréglementé l’épargne et le crédit des banques aux Etats-Unis, conduisant à une frénésie de prêts immobiliers qui s’acheva vers la fin des années 1980 dans une perte de 500 milliards de dollar prise en charge par le gouvernement américain qui l’ajouta à sa dette . L’ère des “obligations pourries” prit fin au même moment (bien qu’elle réapparût sous forme de “fonds propres privés”, bien réels et bien portants aujourd’hui). Entre 1990 et 1993, durant la “douce” récession américaine, le prix de l’immobilier chuta dramatiquement et les principales institutions financières, telles que Citicorp, qui détenaient des milliards dans la dette non recouvrable du Tiers-monde chancelèrent, jusqu’à ce que leurs propres dettes, comme celles accumulées par la fraude sur l’épargne et le crédit, fussent nationalisées, sans clairons ni trompettes.

Au début des années 1990 aux États-Unis, l’ancienne idéologie New Deal associée à un (très modeste) Etat Providence keynésien avait été converti au nouveau mantra, et se hissa au pouvoir avec Bill Clinton, dans le sillage de la récession de 1990-1993. Tony Blair, Gordon Brown et Anthony Giddens lui emboîtèrent le pas en 1997 en Grande-Bretagne, après que ce trio eût lavé le Labour Party de son image syndicaliste prolétarienne fruste, grâce à leur “Troisième Voie” qui conduisait vers l’effondrement du marché. Clinton fut immédiatement informé par son cabinet, dirigé par le Secrétaire au Trésor, Robert Rubin (un ancien banquier de la Goldman Sachs), de l’impérieuse nécessité d’apaiser les marchés obligataires en s’abstenant de tout déficit à teneur sociale. Clinton mit en application l’ALENA, l’Accord de libre-échange nord-américain avec le Canada et le Mexique . Sa réforme du système de santé, si vantée et si alambiquée, à l’instar du projet de réforme d’Obama 15 ans plus tard, fut conçue pour réduire les coûts des soins de santé tout en conservant les prérogatives des assureurs privés . Elle était mort-née avant même son arrivée au Congrès. Clinton introduisit une légère augmentation de l’impôt sur le revenu qui trancha à peine avec les exonérations fiscales des 12 années précédentes . Il fit adopter la législation “sévir contre le crime” pour mettre un million de flics supplémentaires dans les rues, ce qui fut sa contribution la plus directe en faveur de l’emploi. A la veille de son élection de 1992, alors qu’il était encore gouverneur de l’Arkansas, il supervisa l’exécution d’un condamné à mort souffrant de retard mental et, plus tard, il dénonça Jesse Jackson pour montrer qu’il n’était pas un libéral de l’ancienne école “doux avec le crime” ou avec la peine de mort. En 1996, juste avant sa réélection, il abolit “ l’assistance sociale telle que nous l’avons connue ” en établissant la couverture sociale conditionnée par l’emploi (workfare) et des incitations au retour à l’emploi, stratagème facile et payant sur le plan électoral qui faisait économiser au gouvernement quelques milliards mais qui expédiait des mères célibataires aux emplois à bas salaires et aux longs trajets, et transformaient des millions d’écoliers en enfants négligés. A partir de 1995, la bulle spéculative sur la “haute technologie” produite à la Silicon Valley décolla, parallèlement à une inflation générale des actifs financiers. 1995 fut aussi l’année du “reverse Plaza”, où le dollar s’envola contre le mark allemand et le yen japonais, pour atteindre un pic dix ans plus tard . Les recettes de l’état fédéral et local dû à l’inflation des actifs dégagèrent un excédent fédéral en 1996 et on prévoyait des “excédents aussi loin que l’œil pouvait en voir” pour le 21ème siècle. Le marché du travail s’était rétréci à des niveaux inédits depuis les années 1960. Dans ces années-là, le FMI et la Banque Mondiale étaient les exécuteurs directs la politique néolibérale américaine, au travers des programmes d’“ajustements structurels” dans une centaine de pays.

Il est nécessaire, toutefois, d’appréhender brièvement la conjoncture précise de l’ère Clinton dans son contexte international. Tout d’abord, le “miracle” japonais avait pris fin avec le krach boursier de 1989-1990, où l’indice Nikkei chuta de 38,000 à 10,000 points pour ne jamais vraiment se redresser et entamer une croissance beaucoup plus lente sur les 20 années suivantes. Ce fut le résultat de l’accord du Plaza, qui avait radicalement réévalué le yen. Le capital japonais se lança dans une fièvre d’achats dont les Etats-Unis mais aussi l’Asie du Sud furent les cibles privilégiées . Cependant, le haut niveau du yen impacta durement les exportations japonaises, et le manque de débouchés poussa les fonds dans la spéculation immobilière et vers d’autres types d’inflation boursière, le tout conduisant au krach de 1990, dont le Japon ne s’est jamais entièrement remis. La plupart des investissements japonais aux Etats-Unis ont mal tourné. Dans une atmosphère de constante fièvre antijaponaise orchestrée par les politiciens, les industriels et quelques syndicats américains, les japonais se virent interdits de poursuivre leurs investissements. Cela fut accompagné de batailles au sujet du commerce et des droits de douane, et les Etats-Unis contraignirent le Japon à augmenter ses dépenses militaires. Dans l’ensemble, les flux de capitaux japonais aux Etats-Unis y constituèrent un facteur d’assouplissement du crédit dans les années 1990.

Les années Clinton ont également vu la crise du marché obligataire de 1994, durant laquelle la belliciste Fed prit à contre-pied les courtiers d’obligations en élevant rapidement les taux d’intérêt, ce qui causa des milliards de pertes . Cette année là, est aussi survenue la seconde crise de la dette latino-américaine, qui débuta au Mexique et qui ricocha sur les marchés financiers du reste de l’Amérique latine . Alors que l’administration Clinton avait clamé que le libre marché de l’ALENA apporterait 50 milliards de dollars supplémentaires par an au secteur exportateur US, il fallut plutôt recourir à un plan de sauvetage de 50 milliards de dollars pour secourir les détenteurs américains de la dette mexicaine face à la chute du peso.

La crise mexicaine de 1994-1995, cependant, n’était rien en comparaison de la crise asiatique de 1997-1998. Alors que quelques mois auparavant, les nouveaux “tigres” d’Asie avaient été présentés comme la success story des années 1980 et 1990 (notamment par des idéologues américains qui, avant d’être pris au dépourvu, imaginaient que des économies hautement étatisées incarneraient le modèle triomphant du “libre marché”), ce qui démarra en juillet 1997 comme une ruée sur la devise thaïlandaise se changea en une fuite paniquée des capitaux à court terme de ces pays qui précisément avaient cédé au chant des sirènes néolibéral en libéralisant leur échanges, et épargna les pays (Chine, Malaisie, Inde) qui y avaient résisté. Au début de 1998, la Corée du sud, l’Indonésie et la Thaïlande se retrouvaient ventre à terre et sous contrôle du FMI. Pour obtenir les prêts du FMI et d’ailleurs, des pays comme la Corée du Sud devaient s’engager à des licenciements massifs de fonctionnaires, abandonner le contrôle sur les acquisitions étrangères des industries clefs, pendant que les vautours capitalistes occidentaux se précipitaient pour acheter celles-ci à prix d’aubaine, réalisant ainsi une énorme acquisition avec effet de levier (LBO, ndt) globale . L’idéologue de Clinton, Lawrence Summers, alors Sous-secrétaire au Trésor américain, accourut en Asie pour superviser ce processus, et déjouer une tentative japonaise de création d’un Fonds Monétaire Asiatique visant à stopper la crise dans son élan. Les capitaux fuyant l’effondrement des économies asiatiques retournèrent aux Etats-Unis, y renforçant une fois de plus les marchés de capitaux.

Dans le bloc de l’est, qui s’était écroulé en 1989/1991, l’administration Clinton a soutenu une austérité draconienne. Il n’y eut pas de “nouveau Plan Marshall” (ni de capital disponible pour un tel plan) . Les Etats-Unis appuyèrent le “démocrate” Yeltsin jusqu’au bout, après qu’il eut bombardé (en 1993) un parlement élu. Les Etats-Unis encouragèrent les oligarques à faire main basse sur l’économie russe, lesquels s’emparaient de l’argent américain et de celui du FMI pour les planquer à l’étranger. Les plus hauts conseillers américains ont supervisé la privatisation de l’économie russe, qui a aboutit à sa prise en main par des éléments criminels, dont beaucoup étaient d’anciens officiers du KGB soviétique.

Ce pillage de l’industrie et des ressources naturelles russes a momentanément été interrompu par l’effondrement du rouble de 1998. Au long de ces années, plus de la moitié de la population russe a été jetée dans la pauvreté. A la fin des années 1990, le niveau de vie, dans certaines anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale, était à 30% de leur niveau antérieur .

1998 vit aussi, à l’automne, la crise de Long Term Capital Management (LTCM). LTCM était un important fond spéculatif (ou fond de couverture, “hedge fund ”, en anglais, ndt), créé et dirigé par des stars de Wall Street et comprenant deux Prix Nobel d’économie dans son conseil d’administration. Aussi, LTCM fut-il pris à contrepied par le défaut de la Russie. L’impact potentiel de sa faillite sur les marchés financiers mondiaux était estimé à 1.4 billions de dollars. En fin de semaine, la Réserve Fédérale de New York convoqua une réunion d’urgence des banques de Wall Street concernées, lesquelles élaborèrent conjointement un plan de sauvetage financier de 13 milliards de dollars pour limiter les dégâts, ce qui apparaît rétrospectivement comme une petite répétition générale des événements de 2007-2008 et au-delà .

Les crises latino-américaines, asiatique et russe ont fini par se répercuter sur l’économie américaine, qui était encore en pleine frénésie boursière des années 1995-2000, suscitée par la “dot.com”, la “Nouvelle Economie” assise sur les hautes technologies. Les capitaux qui fuyaient les effondrements des marchés étrangers trouvèrent refuge dans la hausse du dollar américain (conséquemment à l’accord “reverse Plaza” de 1995) et dans l’ascension du marché boursier vers la stratosphère, deux phénomènes en total déconnection avec les profits réellement sous-jacents . Le gouvernement fédéral, les Etats et les administrations locales ont été soutenus par les recettes fiscales tirées de cette inflation de capitaux fictifs, et Clinton quitta ses fonctions, juste à temps, en étant plus populaire qu’à son élection. Au printemps 2000, la “Nouvelle Economie” sombra dans l’effondrement de la dot.com. Le NASDAQ (le marché boursier des entreprises de haute technologie) chuta de 5000 à 2000 points d’indice pour ne jamais se rétablir.

Ce fut l’époque où Wal-Mart remplaça General Motors en tant que plus grand employeur américain. L’économie “Boucle d’Or” qui s’activait alors aux Etats-Unis, pendant qu’à l’étranger une crise après l’autre éclatait, était inconcevable sans le “China price” , c’est à dire ces exportations à prix toujours plus réduits, effectuées d’abord par les entreprises étrangères qui opéraient en Chine , qui maintinrent à bas niveau l’inflation des prix à la consommation pendant que le marché du travail se resserrait et que l’inflation des actions boursières et de l’immobilier était galopante .

Depuis les années 1970, des dizaines d’économies du Tiers-monde ont été dévastées par les politiques néolibérales imposées par le FMI et la Banque Mondiale qui les ont contraintes à accepter des importations à bas prix, telles que celles impactant la campagne mexicaine dans le cadre de l’ALENA et qui ont forcé des millions de paysans mexicains à s’exiler aux Etats-Unis, pour y travailler en contrepartie du salaire minimum (ou moins), et ce, jusqu’au krach de 2008. L’ALENA est aussi la toile de fond peu remarquée de l’émergence des cartels mexicains de la drogue, qui ont enrôlé des millions de ces réfugiés ruraux appauvris dans des guerres qui, jusqu’à présent, ont fait plus de 50 000 victimes.

L’évolution de l’ancien bloc soviétique après 1989/1991, elle aussi, alimenta les brefs jours heureux de la “Nouvelle Economie”. L’aspect le plus important de ce phénomène fut la toute nouvelle dimension d’investissement qui s’ouvrait alors aux capitaux occidentaux, offrant une main d’œuvre instruite bon marché et un attrayant parc immobilier urbain (Prague, Budapest, Cracovie, Riga) à embourgeoiser. La population, particulièrement la plus âgée, d’Europe de l’Est et de Russie, subit une extraordinaire austérité, voire pire . Il y eut une émigration massive de la jeunesse éduquée vers l’Ouest, parallèlement à l’apparition de tous nouveaux réseaux de criminalité. Des régions industrielles entières disparurent où virent leur taille diminuer tandis que les oligarques s’emparaient des bijoux de famille. Il y eut le coût de l’unification de l’Allemagne, qui fut accueillie comme la nécessaire contrepartie de son intégration dans l’Union Européenne. Les billions de marks consacrés à la réunification poussèrent les taux d’intérêt allemands vers le haut, ce qui aggrava la récession dans le reste de l’Europe de l’Ouest . Le capital allemand bondit aussitôt sur l’Europe de l’Est, et des entreprises françaises et allemandes délocalisèrent en Pologne. Dans ce pays, les vieilles zones urbaines industrialisées de la province polonaise furent sinistrées.

Les conséquences du krach du dot.com de l’an 2000 furent localisées, dans une certaine mesure, bien que l’“allocation rationnelle des ressources par le “libre marché” conduisit à l’effacement de 3 billions de dollars de titres, et 98% de tous les câbles de fibres optique posés durant l’euphorie n’allaient jamais être utilisés. Au moment même où George Bush Jr. s’empara du pouvoir à la fin de l’an 2000, tout était entrain de péricliter. La première Guerre d’Irak avait détourné l’attention de l’aggravation de la récession sous Bush père ; le 11 septembre 2001 fit de même sous Bush Jr. Les Etats-Unis furent en récession entre 2000 et 2003. Ce fut l’époque d’Enron et de World.com, les plus grandes faillites de la “Nouvelle Economie”. Le “dividende” du boom des hautes technologies n’avait plus cour.
C’est à ce moment que la bulle immobilière, promue par la FED comme une nouvelle source de dépense de consommation, prit le relai de la bulle des hautes technologies. Les travailleurs américains aux salaires insuffisants s’enfoncèrent dans l’endettement et commencèrent à hypothéquer leurs maisons afin d’obtenir plus de crédit. Le “financement titrisé” – assemblage de flux de revenus, à partir d’hypothèques et autres actifs, vendu sans susciter la moindre suspicion grâce aux AAA des agences de notations complices—s’épanouit et aboutit à la fièvre des subprimes hypothécaires qui surfait sur la vente de constructions et de logements apparus lors des dernières années du boom . Jusqu’en 2008, ce fut l’ère du “consommateur américain saturé” achetant des produits d’Asie (de plus en plus en provenance de Chine). La montée en flèche des exportations chinoises qui en résulta provoqua des booms chez tous les fournisseurs de matières premières (Australie, Amérique latine, Afrique). Des millions de mexicains, qui échappaient aux dévastations de l’économie mexicaine post-1982 et post-ALENA, comme déjà indiqué, travaillèrent dans la construction et l’industrie de la viande pour des salaires minimes, durant les années d’essor. Comme ce fut toujours le cas pendant les expansions américaines depuis les années 1950, les dollars détenus à l’étranger commencèrent à s’accumuler en raison du déficit chronique de la balance des paiements américaine . Le dollar chuta à partir de 2005, passant de 1$ = 1.50€ à 1$ = 0.75€ en 2008.

Ce triangle de base des importations asiatiques aux Etats-Unis, aspirant les matières premières du monde entier, reposant sur un croissant effet de levier domestique (comme illustré par le boom sur les logements) aux Etats-Unis et rendu possible par des prêts étrangers a commencé à se dégrader en 2007 . Les Etats-Unis vivaient leur dernier moment en tant que “consommateur de dernier recours” supportant le reste l’économie mondiale, en échange de son croissant endettement extérieur , qui datait au moins des années 1970. Ceci ne devrait pas, cependant, occulter le problème plus profond de la crise structurelle, à savoir la nécessité d’une dévalorisation massive du type de celle de 1914-1945 (néanmoins différente dans les détails, que toute l’histoire exposée ici a tenté d’esquisser). L’époque “néolibérale”, comme indiqué au début de ce texte, a correspondu à quatre décennies de pulvérisation des niveaux de vie réels (V) et des capitaux fixes réels (C) à l’échelle mondiale, et ce, pour transférer la valeur vers la plus-value (S), le tout afin d’éviter l’énorme “désendettement” dont l’éventualité hante les états depuis le début des années 1970.

Le précédent aperçu serait incomplet, et c’est un euphémisme, sans quelques réflexions au sujet de l’essor de la Chine.

Au moment où ces lignes sont écrites, (Septembre 2012) toutes les principales zones de l’économie mondiale sont engagées dans un “ralentissement”, que certains interprètent comme une possible récession en “double creux” ; La Chine n’échappera pas à ce phénomène, et pourrait même être la première touchée. Certains analystes sceptiques, revenus de leur euphorie autour de l’émergence indiscutable de la Chine, ont pointé les parallèles avec l’euphorie analogue qui portait sur “ le Japon No. 1”, “le Japon dépassant les Etats-Unis” des années 1980. Il y a effectivement d’importants parallèles : l’accumulation par la Chine de 1.4 billions de dollars tirés du commerce avec les États-Unis et recyclés en bon du Trésor américain ; Les attaques constantes des politiciens américains contre la devise chinoise soi-disant surévaluée; L’inondation du marché américain par des produits chinois (comme mentionné plus haut); une accumulation énorme de bien immobiliers invendus, rappelant l’inflation des actifs immobiliers an Japon dans les années 1980 ; les “banques zombies”, conservant des milliards sous la forme de prêts non productifs au secteur des entreprises publiques ; La sérieuse dépendance de la Chine aux importations d’alimentation, de pétrole et de matières premières; le vieillissement progressif de la population. Même s’il n’a pas connu une chute aussi dramatique que celle du marché Japonais et ses 75% de baisse en 1990, le marché boursier chinois a peu à peu décliné ces quatre dernières années.

En 1960, l’Asie de l’Est représentait 5% du PIB mondial ; sa part y est aujourd’hui de 35%. La plupart de cette croissance s’est effectuée durant la période qui a suivi la crise de 1970-1973. Comment cet indéniable déplacement du dynamisme économique mondial peut-il coller avec l’analyse générale, présentée ici, de quarante ans de crise et de dévalorisation ? Bien que la Corée du Sud et Taïwan, deux des premiers “tigres” qui ont émergé, continuent d’exister sous le parapluie militaire américain, la Chine a depuis longtemps supplanté les États-Unis en tant que principal partenaire commercial de ces deux pays, et a dépassé le Japon, en tant que pays cible des investissements. Il y a quarante ans, la plupart des pays de l’Amérique latine étaient sous la tutelle des États-Unis ; de nos jours, ils regardent de plus en plus vers la Chine, tout comme certains pays du Tiers-monde attisaient la rivalité entre l’Est et l’Ouest durant la Guerre Froide. La Chine subit la pression des productions vietnamienne et bangladaise encore meilleur marché que la sienne, mais ses investissements à l’étranger et ses “prêts bonifiés” sont entrain d’offrir à quelques pays du Tiers-monde, particulièrement en Afrique, une certaine alternative aux plans de rigueur du FMI et de la banque Mondiale . Au milieu de cela, et parallèlement à ses relations avec les Etats-Unis dans le cadre du “G-2”, la Chine a établi un partenariat privilégié avec l’Allemagne, qu’elle voit comme une porte ouverte sur l’Union Européenne . Ceci concorde avec une certaine (classique) orientation géopolitique de l’Allemagne envers la Russie et de la Chine, servant de contrepoids à l’influence américaine en Europe . Les ingénieurs et les techniciens allemands sont embauchés, à une grande échelle, par des sociétés chinoises . Des syndicalistes allemands s’envolent vers Pékin pour aller y conseiller le gouvernement chinois quant à la modernisation de sa Fédération des Syndicats de Toute la Chine, appareil répressif et sous contrôle de l’Etat. Après que son modèle de croissance se trouva dans l’impasse en 2008, la Chine a opéré une relance, en cherchant un modèle de substitution basé sur la consommation domestique. Le modèle corporatiste allemand et une nouvelle intégration de la classe ouvrière pourraient très bien faire l’affaire. Les clubs de pensée chinois étudient l’ascension de l’Allemagne comme trajectoire singulière dans la balance des pouvoirs européenne d’avant 1914, supposant ainsi que la Chine occupe une position similaire dans l’actuel système mondial dominé par les États-Unis .

Mais l’analogie est fausse. L’essor de l’Allemagne eut lieu durant la période ascendante du capitalisme et, déjà, ce pays était en passe d’être absorbé par une “bourgeoisie de l’Atlantique Nord” via deux guerres mondiales. Nous reviendrons sur cette problématique après avoir abordé la crise de 2007-2008.

La place ne serait pas suffisante pour un bilan complet de la crise, mais nous tenterons ici d’en relever les grandes lignes. La première salve fut lancée au travers de la liquidation, en mars 2007, de l’organisme prêteur de subprimes, New Century. Elle fut suivie, en juin, par la faillite de deux fonds appartenant à Bear Stearns. Cet été là, le total des produits dérivés et des contrat d’échanges sur défaillance de la dette furent estimés à près de 400 000 milliards de dollars. En mars 2008, Bear Stearns dut être secouru par J.P. Morgan. Les “véhicules d’investissement structurés” (SIVs) par lesquels les banques conservent les dettes “hors bilan” étaient entrain d’imploser. La déflation s’accélérant, le baril de pétrole plongea de 147 dollars à 107 dollars. Le 7 septembre, le gouvernement américain dut prendre le contrôle de Fannie Mae et Freddy Mac, les deux géants quasi-gouvernementaux détenteurs de la dette hypothécaire, dont 5.4 billions de dollars figuraient sous forme d’en-cours . Le 14 septembre, l’“incident de crédit” fut la nouvelle signature de la crise avec la faillite de Lehman Brothers, une banque vieille de 158 ans. Un événement du même type se déroula au Royaume-Uni avec le quasi effondrement de la banque Northern Rock. Merrill Lynch, vénérable banque d’investissement, dut être vendue au géant Bank of America. AIG, la colossale compagnie d’assurance, qui s’était aventurée dans le nouveau monde des produits dérivés, dut également être secourue. Les 28 et 29 septembre, le Congrès américain, sous intense pression des cercles gouvernementaux dirigés par le Secrétaire au Trésor du moment, Hank Paulson, convint d’un renflouement à hauteur de 700 milliards de dollars des actifs “toxiques” de Wall Street. J.P. Morgan accepta de prendre en charge la Washington Mutual bank, après que 46 milliards aient été liquidés sur le bilan de celle-ci. Les marchés monétaires étaient quasiment paralysés. Les fonds de pension, lourdement investis dans Wall Street avaient perdu 2000 milliards de dollars sur les quinze mois qui venaient de s’écouler.

Ce furent simplement les faits saillants des 18 mois qui précédèrent l’élection de Barack Obama à la Présidence des États-Unis, début novembre 2008. Son gouvernement qui prit ses fonctions en janvier 2009, mettait en avant, dans son équipe économique, d’anciennes crapules de l’ère Clinton, notamment l’économiste de Harvard Larry Summers et le dirigeant de la Réserve Fédérale de New York, Tim Geithner . Obama fit venir les CEO (“Chief Executive Officer”, l’équivalent du Président Directeur Général en français, ndt) à Washington et leur dit “Je suis la seule chose entre vous et les fourches !”. Il s’empressait ainsi de montrer le rôle qu’il allait précisément jouer en restaurant, dans toute son intégralité virtuelle, l’agenda néolibérale, et ce, par une réglementation “avec doigté” de ces mêmes institutions qui (apparemment) avaient causé la crise, après une relance de billions de dollars supplémentaires conformément au schéma futile du poncif keynésien “tirer sur la bride”.

Les événements de 2007-2008, jusqu’à ce jour, ont été l’aboutissement de la vraie trajectoire de l’agenda “néolibéral” qui avait pris forme vers la fin des années 1970 de la façon la plus singulière. Et pourtant, quatre ans plus tard, ils demeurent intacts, à peine dissimulés sous le plus léger des liftings idéologiques. Les mêmes politiques gouvernementales et des banques centrales, à une colossale échelle dépassant de loin les premières actions datant de la fin des années 1950, visant à empêcher une déflation de la bulle fictive générée par la réelle dynamique de S/(C+V), sont toujours en place.

Nous revenons, pour conclure avec celle-ci, sur une brève analyse de la confrontation géopolitique du 21ème siècle : celle des États-Unis, et secondairement de l’Occident, avec la Chine et le nouveau capitalisme asiatique, une confrontation qui est susceptible de déclencher la même révolution permanente “en traînée de poudre” que celles de 1848 et de 1917 telle que théorisées par Marx pour 1848 et par Parvus - Trotsky pour 1905-1917 : une révolution ouvrière dans le cœur “mature” (en fait, pourri) du capitalisme tissant des liens avec la classe ouvrière émergente au sein de la puissance “périphérique”, “le maillon faible”, elle-même en ascension : l’Allemagne en 1848, la Russie en 1917, la Chine dans un futur (espérons-le) pas trop lointain. L’imbroglio Etats-Unis-Chine en Asie de l’Est est de ceux dans lesquels on passe de l’ “économique” à la politique dans la critique de l’économie politique.

Les analyses teintées de rose sur la “montée de l’Asie” et sur le “déplacement du pouvoir de l’Ouest vers l’est”, se détournent de quelques encombrantes réalités. Tout d’abord, et peut-être avant tout, le Japon a réussi à s’imposer comme une puissance industrielle (et impérialiste) avant la période de dévalorisation massive de 1914-1945, autrement qualifiée de phase “décadente” du capitalisme à large échelle. Son modèle de développement étatiste d’après 1868 a été le modèle pour tous les autres “tigres”, et l’est désormais pour la Chine . Bien qu’il fut une puissance impérialiste de son propre droit suite à sa victoire militaire sur la Chine en 1895, il ne s’est jamais libéré de la tutelle des Etats-Unis depuis 1945 et, avec le récent essor de la Chine, il l’est encore moins. La Corée du Sud et Taïwan sont les seuls anciens pays du Tiers-monde à avoir franchi le seuil de maturité du capitalisme industriel depuis 1914. Ils l’ont fait d’abord, avant 1945, en tant que colonies japonaises, où s’opérait une certaine industrialisation, et ensuite, sous les auspices des Etats-Unis depuis 1945, où la réforme agraire, essentielle au “décollage” industriel, était encouragée et permise par les Etats-Unis, qui cherchaient à établir une “vitrine” en contrepoids à la Corée du Nord et la Chine après la révolution de 1949 (Les Etats-Unis se sont opposés virtuellement à toute autre réforme agraire sérieuse dans le Tiers-Monde). Cependant, aujourd’hui impliqués dans l’économie chinoise, ni Taiwan, ni la Corée du sud ne sont en position d’échapper à la domination politique et militaire des Etats-Unis ; En effet, La Corée du Sud vient juste de finalisé (Septembre 2012) un Traité de Libre Echange avec les Etats-Unis qui aura les mêmes répercussions sur l’agriculture coréenne que celle de l’ALENA au Mexique. Le cas de la “monarchie héréditaire rouge” en Corée du Nord, qui implique directement la Corée du sud, les USA, le Japon, la Russie et la Chine, en menaçant les 5 pays précités d’une réunification qu’aucun d’entre eux (pour différentes raisons) ne souhaitent, ainsi que le statut non résolu de Taïwan, constituent deux leviers par lesquels les Etats-Unis peuvent maintenir l’Asie de l’Est hors d’équilibre. Enfin, la profondeur du nationalisme en Asie de l’est, un problème que l’Europe a surmonté, provisoirement, à travers deux guerres mondiales, à ce jour interdit tout intégration économique régionale qui pourrait poser une menace plus unifiée à la domination américaine.

C’est le rythme de la crise en Occident dans les années 1970 parallèlement au décollage des “tigres” et ensuite, après 1978, de la Chine, qui montre la formidable croissance en Asie de l’Est comme une expression d’une seule et même crise mondiale. L’inondation de bien de consommation bon marché en provenance d’Asie, d’abord de la Corée du Sud et de Taïwan, puis de la Chine, ont atténué le déclin de V (capital variable) aux Etats-Unis et en Europe : l’austérité sur les salaires chez ces derniers a été partiellement compensée par la production à meilleur marché chez les premiers . Les besoins de la bureaucratie d’Etat chinoise, épuisée par une décennie “Révolution Culturelle”, ont parfaitement coïncidé avec les besoins d’un capitalisme occidental ayant épuisé le modèle d’accumulation, basé sur la plus-value relative, du boom d’après guerre.

L’essor de la Chine a été et continue d’être un alibi utile au capital occidental, et avant tout américain, alors qu’il s’enfonce dans la prochaine phase de la crise de 2008. Différentes éruptions de xénophobie et les appels au protectionnisme à la fois de la part des gouvernements et des représentants syndicaux apparaissent lors de chaque cycle électoral aux États-Unis. Le Japon a revendiqué les îles Ryuku, déclenchant une vague d’émeutes antijaponaises en Chine ; neuf puissances prétendent à de potentielles découvertes de pétrole en mer de Chine du Sud , et le Vietnam a cédé à la marine américaine l’utilisation du port de Da Nang, construit par les USA durant la guerre du Vietnam. Même si le budget de la défense américain est huit fois plus important que ceux des 10 autres plus grandes puissances combinés, le Pentagone dénonce tout signe d’une amélioration des prouesses militaires chinoises, telles que le récent lancement de son premier porte-avions. La récente annonce américaine du “pivot vers l’Asie” constitue un nouveau réalignement des priorités.

Pourtant la Chine, et ses plus de 100 0000 “incidents” par an, sous la forme d’émeutes, de conflits sur la terre entre les paysans et les officiels du parti, sans évoquer les grèves impressionnantes de 2011 à l’énorme usine de Foxxconn et ailleurs, est une poudrière. La légitimité du régime depuis 1978 a reposé sur la réalisation d’une croissance économique de 8 à 10% par an, les emplois et la croissance des revenus qui lui sont subséquents. Ce régime pourrait être tenté de se rénover, en instaurant un modèle corporatiste “allemand” de syndicats et de comités d’entreprise libres, combiné à une consommation domestique accrue qui se substituerait au déclin des exportations. Mais les obstacles et les risques sont grands.

Pendant ce temps, la profondeur de la crise en Occident, après des décennies de réaction, force de plus en plus le prolétariat en Grèce, Italie, Espagne, Portugal, France et même aux États-Unis, à faire ce qu’ “il est contraint de faire” (Marx) dans des conditions de crise.

Quand ce ferment grandissant en Occident rencontre un ferment analogue en Chine, les liaisons qui ont échoué en 1848 et en 1917 (cette dernière étant le tournant de l’Histoire où l’Histoire n’a pas tourné, comme CLR James l’a affirmé) pourraient “mettre le monde sans dessus dessous” beaucoup plus que la “révolution bourgeoise avec des drapeaux rouges” de 1949 ne l’a jamais fait.

 

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