La Philosophie à Paris

732. Des sociétés drôlement « genrées » !

21 Février 2013, 23:10pm

Publié par Anthony Le Cazals

« Nos » sociétés se sont d’abord développées à partir de la distinction générique entre homme et femme au sein du foyer avant de devenir des sociétés non plus du genre mais du sujet discipliné. La conscience s’est faite fautive et devait avouer tout écart par rapport à la discipline avant que le corps ne subisse la punition ou la privation : supplices ou emprisonnement. Dans l’avenir, il y aura certainement des sociétés post-capitalistes qui ne fonctionneront ni sur le genre ni sur la performance sexuelle mais sur les énergies ou les forces renouvelées. Nommons-les résilientes. Ce qui est « adapté » dans nos sociétés l’est jusqu’à l’épuisement : sociétés du lien et non de la résilience. Est résilient ce qui rompt avec le lien hérité de la filiation pour le rebond tout en rencontre. Notez qu’il existe encore de nos jours des sociétés « genrées » ou vernaculaires. On en retrouve en Albanie où des femmes acceptent des tâches d’hommes avec le mode de vie célibataire qui l’accompagne illustration A. On peut penser aussi aux rae rae et aux mahus tels qu'ils vivent en Polynésie française, notamment à Tahiti illustration B. Enfin, dernier exemple, si les analyses d’Ivan Illich ont porté au début sur les Portoricains qui savent être chauffeurs de taxi à New York et qui redeviennent pêcheurs une fois rentrés dans leur pays, son étude sur le genre débute par une surprise initiale illustration C.

Illustration A. Dans un jardin verdoyant aux herbes folles, un vieil homme sec attrape une poule et lui tranche le cou. Mais Haki n'aime pas plumer la volaille : "Je n'ai jamais fait aucun travail de femme avant 40 ans. Maintenant je suis seule, il faut que je m'y mette." Sa silhouette longiligne, son éternelle cigarette et sa veste d'homme élimée sont trompeuses : Haki est une femme. Dans les villages du Nord-Est de l'Albanie, autour de Bajram Curri, elles sont quelques-unes, comme elle, à vivre la vie d'un homme. La tradition les y autorise — ou plus précisément le kanun —, loi archaïque qui régit les relations sociales depuis des siècles. Dans les familles qui ont perdu un père ou un fils, une fille peut remplir le rôle de chef de famille. Et les jeunes filles qui refusent de se soumettre à leur dure condition de femme peuvent également adopter ce statut d'homme. À une condition : jurer solennellement de rester vierges. Haki, Sokol, Shkurtan et Samie ont fait ce choix. Par goût, pour aider leurs familles, par soif de liberté — souvent un subtil mélange des trois. Elles ont renoncé au mariage, à la maternité, à l'amour. En échange, elles ont gagné le droit d'aller où bon leur semble, de faire un métier qui leur plaît, de ne pas être soumises à un mari ou un frère. À force d'obstination et de travail, elles ont gagné le respect de tous. Résumé du documentaire d'Agnès Bert : Tu seras un homme mon fils, 2004

 

Illustration B. Les Rae Rae sont des hommes-femmes. En Polynésie, l’homosexualité est traditionnellement beaucoup mieux acceptée qu’en métropole. Même si, de plus en plus imprégnés par la vision occidentale, les jeunes Polynésiens sont moins tolérants envers les Rae Rae. Ces derniers vivent une vie pas toujours rose, où la drogue et la déprime mènent certains au suicide. Les Rae Rae sont apparus avec l’arrivée du CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) et tous les militaires venus en Polynésie pour les essais nucléaires. Alors que peu de femmes étaient “ disponibles ”, ces hommes se sont rendus compte qu’ils pouvaient gagner de l’argent en se prostituant pour ce contingent militaire. En fait, les Rae Rae, souvent travestis et prostitués, sont les successeurs des mahus. L’on confiait autrefois aux mahus, souvent l’aîné d’une famille, des tâches de femme, c’est-à-dire les tâches domestiques. On dit que c’était une manière de préserver des hommes de la guerre dans une société très sanglante où les rivalités entre grandes familles étaient nombreuses. Beaucoup de livres ont été écrits là-dessus et le grand écrivain vénézuélien Mario Vargas Llosa s’est lui-même intéressé au sujet lors de son passage à Tahiti et a écrit des articles là-dessus.


Illustration C : tout part de l’envie. En Espagnol il y a le mot ganas — porqué me da la gana — … Je me souviens du jour où j’ai appris ce que ce mot voulait dire. C’est la petite Maria, la fille d’un professeur de Porto Rico, qui venait de le prononcer. Elle avait quatre ou cinq ans à l’époque. J’étais avec son père un grand ami, lorsqu’il lui a dit : « Mañe, il est temps d’aller au lit. » Mañe a répondu : « no me le da la gana. » Alors j’ai demandé à cet éminent professeur de philosophie ce que signifiait le mot gana. « Ivan m’a-t-il répondu, ce mot a une signification différente pour les hommes et pour les femmes. Quand une femme dit à un cavalier « no me da la gana », ou « je n’ai pas gana », le caballero n’insiste pas. » C’est peut-être là mon point de départ de mon étude sur le genre. Ivan Illich in David Cayley, Entretien avec Ivan Illich IllCayEI_126-127.

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